Le 18 juillet dernier, Aude Lancelin s'entretenait, avec Juan Branco, extraits :
« (...) Selon vous, les réseaux sociaux peuvent-ils à un moment donné être davantage encadrés qu’ils ne le sont aujourd’hui, littéralement repris en main par le même type de puissance financière ? Y a-t-il des risques nouveaux qui pèsent sur ce type de réseau ?
Ils le sont déjà. L’algorithmisation des feeds (en gros, ce qui fait apparaître l’information sur Twitter ou Facebook). Il faut se rappeler que Facebook au départ montrait de façon chronologique tout ce qui était fait par tous vos amis sans filtre aucun. Twitter également. Là, il y a une algorithimisation progressive qui fait que de plus en plus vous avez un contenu filtré au préalable sur un certain nombre de critères qui n’ont évidemment qu’un objectif : accroître votre présence sur le site et vous faire aller vers les contenus les plus rentables pour le site en question. Votre accès à l’information est donc progressivement filtré par des acteurs qui n’ont qu’une intention : rentabiliser votre présence. Ce sont ces plateformes qui aujourd’hui déterminent à quelle information vous allez avoir accès, qu’elle soit vraie fausse, orientée ou pas. (...)
Mais la question qui est posée à travers tout cela, c’est tout simplement le fait qu’il y a des groupes privés – qui par ailleurs n’appartiennent pas à notre espace politique, qui sont aux Etats-Unis, qui décident de ce qui doit être montré ou pas – qui ont la capacité de tuer une information et de mettre telle autre. Avant même la question de la manipulation de l’information de façon intentionnelle, le simple fait que ça existe et que ce qui est affiché le soit sur critère de rentabilité et non pas sur critère de pertinence politique pose un vrai problème démocratique. C’est en fait pour moi la question fondamentale aujourd’hui.
De la même façon, quand on parle de l’appartenance des groupes traditionnels à des oligarques. Je tiens beaucoup à ce terme d’ « oligarque ». Xavier Niel, aujourd’hui, quand on parle de lui, je pense qu’il faut vraiment insister sur ce fait que sa fortune s’est construite non pas sur le dos, mais en tous cas en dépendance de l’Etat et du bien public. C’est quelqu’un qui, si demain l’Etat prend une décision en sa défaveur, perd complètement sa fortune du jour au lendemain. S’il perd ses licences d’exploitation, qu’elles soient téléphoniques ou Internet, son groupe disparaît. Et cela, c’est un pouvoir que l’Etat, c’est-à-dire les Français, a à tout moment de le lui retirer. Il décide d’investir dans les médias, il le dit de façon très claire pour qu’on ne l’ « emmerde plus », pour reprendre ses termes. Dans ces médias, il joue un rôle très indirect mais marqué (vous le savez beaucoup mieux que moi), celui de placer quelqu’un qui a un rôle plus ou moins invisible pour le public, qui va être le directeur général des médias en question (en l’occurrence Louis Dreyfus), qui ne va pas avoir de rôle immédiat dans la sélection de ce qui doit être publié ou non. Ce n’est pas quelqu’un qui va pouvoir dire (vous me contredirez si je me trompe) : cet article ne peut pas sortir. Il n’a pas de rôle dans le rédactionnel immédiat. Sauf que c’est quelqu’un qui, sur le long terme, va décider de qui va être recruté ou non, qui voit ses contrats renouvelés ou non, sous quelles conditions, qui va être nommé aux postes de responsabilité – la rédaction en chef, la direction de la rédaction, etc. Qui donc va influencer de façon beaucoup plus pernicieuse, sur le long terme, la production de l’information et qui va faire qu’on ne va pas avoir besoin d’intervenir directement dans la production de l’information. (...)
C’est-à-dire qu’il est très difficile de créer un nouveau média, il faut des capitaux importants. Les fortunes sont concentrées, c’est très difficile de se lancer. Du coup, ils savent très bien qu’ils ne vont pas se faire remplacer, ils vont en fait abaisser le seuil progressivement, et tout ira bien jusqu’à ce que ça explose. Outre cela, sur l’espace traditionnel, on a un problème très similaire de concentration du pouvoir politique – parce que c’est ça au final, la capacité de décider quelle information doit être lue, comment elle doit être produite et mise en œuvre, placée dans les mains de personnes qui ont, derrière leurs discours éthiques, une seule intention : faire rentabiliser l’investissement de leurs actionnaires, parce que sinon ils sont sortis de leurs entreprises. On se trouve face à un assèchement de l’espace politique très dangereux pour la démocratie, et même pour la santé mentale de nos concitoyens. On est très appauvris et on n’arrive pas à avoir prise sur ce qui nous affecte.
(...) Vous avez écrit récemment à ce sujet un texte montrant qu’il y avait quelque chose de particulièrement dangereux dans le type de pouvoir en train de se mettre en place. Vous parlez d’ « inspiration poutinienne », de « gestion oligarchique des médias », de « pulsion autoritaire », de « contrôle absolu de l’espace public ». Est-ce que vous avez le sentiment que ce message-là peut passer en ce moment auprès de la population ?
C’est le danger de ce genre de pouvoir qui se met en place au départ de façon démocratique, ou d’apparence démocratique, et qui du coup va s’imposer par des schémas très indirects. De la même façon, il est très difficile aujourd’hui de percevoir Xavier Niel comme un oligarque, et de faire installer cette idée que c’est quelqu’un qui investit dans les médias pour s’assurer de garder sa fortune personnelle, créer des réseaux d’influence au sein de l’Etat qui vont faire que, dans l’ensemble, il va constituer du pouvoir. Du coup, derrière, il va appuyer ses affidés, en l’occurrence Emmanuel Macron qu’il connaît depuis longtemps. Il avait été l’un des premiers à qui Macron avait annoncé qu’il comptait se présenter à la présidence de la République alors qu’il était encore secrétaire général adjoint à l’Elysée, donc même pas encore ministre. (...)
Ce qui est intéressant bien qu’étant un autre sujet, c’est la dépendance à l’argent de qui veut faire quelque chose aujourd’hui en France, et cette sorte de rite initiatique qu’il est obligé de passer, et de passer en quelque sorte par les milliardaires pour faire quelque chose. Parce que l’accès aux capitaux pour lancer des projets intéressants est devenu très difficile. Donc on me présente à cette personne et à la fin il nous dit : – Ah, j’ai reçu un texto d’Emmanuel Macron. Je dis : c’est un être méprisable ? – Non, non, il est très bien, je m’entends bien avec lui, d’ailleurs il veut devenir président de la République. Il dit cela un peu en rigolant, mais il fait part de cette complicité invisible qu’Emmanuel Macron construit, grâce à son accès au pouvoir que lui a donné le fait d’avoir fait l’ENA, d’être devenu Inspecteur général des Finances, puis d’avoir été nommé secrétaire général de l’Elysée (la banque Rothschild au milieu, je ne suis pas sûr que c’est à ce moment-là qu’il le rencontre). En tout cas, il s’est constitué son carnet d’adresses via la puissance publique, via l’Etat, via la République, et il va ensuite s’appuyer sur cette personne et sur un certain nombre d’autres pour construire sa base de lancement qui derrière va lui permettre de devenir effectivement président de la République. Evidemment, il y a des liens de dépendance qui se créent à ce moment-là. Quand vous vous êtes appuyé sur la mansuétude voire les réseaux de cette personne, notamment pour les levées de fonds, pour arriver à la présidence de la République, au-delà de l’affinité idéologique qui peut exister et qui est réelle, qui est une affinité de classe en fait, il va y avoir toute série de service contre service, de don contre don, qui ne sont pas perçus comme étant de l’ordre de la corruption ou du conflit d’intérêt par ces individus. Ils pensent vraiment mutuellement qu’il va y avoir en face d’eux quelqu’un de grande valeur et qu’il s’agit de défendre pour sa valeur et non pas parce qu’en fait il va défendre des intérêts mutuels. Rien que ça, rien que l’existence d’un système oligarchique est très difficile à montrer. C’est très difficile d’aller au-delà de l’image de Macron, l’homme qui partait de rien et qui est devenu quelqu’un. Parce qu’il faut une connaissance très fine du système de l’intérieur.
Le jeune homme très doué, qui a eu le courage de la solitude, de partir…
Alors que n’importe quelle personne qui est passée par ces étapes (comme moi par exemple, Normale, etc.) sait très bien à quel point ce parcours est parfaitement classique et offre à tous les moments les moyens de l’opportunisme le plus crasse, qui vont permettre de monter, en deçà de tout engagement idéologique ou autre, pour prendre une position de pouvoir. Il n’y a rien de plus facile quand on a fait Henri IV. On a raté Normale, d’accord, mais on a réussi l’ENA derrière. On se débrouille bien, grâce à son capital culturel qui permet d’avoir accès à tout ça, parce qu’on est fils d’un médecin chef d’un service urgentiste. Par ailleurs, on a une relation avec quelqu’un qui a une connaissance très fine de comment se constituent les élites politiques, quelles sont les priorités sur lesquelles il faut investir en termes éducationnels, quels livres il faut lire, qu’est-ce qui plaît en gros au système ; et comment on se déploie facilement une fois qu’on fait ce choix d’être sans foi ni loi et de ne vouloir que le pouvoir pour le pouvoir. Donc montrer que c’est une mise en scène complète est très compliqué, parce qu’il n’y a pas d’espace médiatique notamment pour déployer ce décryptage.
D’autre part, il est difficile de faire le lien entre cela et la constitution de cette image à travers ces médias-là, qui sont détenus par les Xavier Niel, et de montrer que ce n’est pas un complot immédiat. Ce n’est pas Xavier Niel qui dit : « vous mettez en Une Emmanuel Macron ». C’est beaucoup plus fin que ça. Tout ça prend du temps, c’est une élaboration très compliquée à comprendre. Donc soit on entre dans le discours simple : ah oui, c’est un oligarque, Macron c’est un vendu, c’est un complot, vous vous faîtes manipuler. Du coup, les gens sentent qu’il n’y a pas de finesse dans l’analyse, il est difficile de convaincre au-delà de ceux qui sont déjà convaincus. Soit vous entrez dans l’élaboration complexe, et là il faut demander aux personnes un temps qu’elles n’ont pas, les amener à faire des plateformes comme celle-ci vers lesquelles elles ne vont pas naturellement. Je ne suis pas sûr qu’on puisse résister à ce genre de déferlante qui est si bien huilée, qui mobilise à la fois des pouvoirs financiers, médiatiques, étatiques, la haute fonction publique – pas n’importe laquelle, le corps le plus puissant de France avec M. Jouyet qui était au cœur de ce corps, qui était directeur de l’Inspection générale des Finances : et que M. Macron a remplacé par intérim pendant deux ans, ce qui lui a permis de placer des inspecteurs généraux des Finances dans l’appareil d’Etat avant même qu’il soit parti chez Rothschild… Tout cela, ce sont des petites choses qui ne sont pas connues, qui ne sont pas décryptées, sur lesquelles on n’enquête pas. Et qui pourtant sont les seules explications à l’ascension fulgurante de cet individu et à la constitution, depuis, d’un pouvoir oligarchique de façon transversale – qui allie haute fonction publique, investisseurs qui défendent les intérêts de classe, ses hommes à lui qu’il est en train de faire monter – qui vise à écraser complètement l’espace démocratique.
Ça ne sert à rien d’avoir un discours alarmiste a priori, mais pour moi c’est structurel. Il n’y a pas d’intention autoritaire particulière chez Macron. Bon, il se prend pour Jupiter, c’est un enfant-roi… On pourrait faire de la psychologie de bazar, mais structurellement son pouvoir se constitue de façon à devenir autoritaire. Parce que pour le maintenir, pour maintenir les intérêts de ceux qui l’ont porté jusque-là, il est obligé de passer par une forme autoritaire d’exercice du pouvoir qui s’auto-entretient. De la même façon, je ne suis pas sûr que Poutine ne se soit pas pris pour un tsar dès le premier jour où il est arrivé au pouvoir, alors que c’est tout le contraire : il avait été placé là de la même façon que Macron. Il y avait une opportunité qui était vue à travers cet être et plusieurs personnes s’y sont engouffrées. Je ne pense pas qu’aujourd’hui Macron se voie comme quelqu’un qui voudrait exercer un pouvoir autoritaire. Je pense qu’il est convaincu de sa bonne foi, mais qu’à terme on se rendra compte de la grande violence en fait du dispositif qu’il est en train de mettre en œuvre. (...) »
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