L'hommage de la Russie aux gazoducs Nord Stream

L'hommage de la Russie aux gazoducs Nord Stream, M. K. Bhadrakumar, 22 oct. 2022

A propos de l'auteur : « Diplomate de carrière pendant 30 ans dans les services indiens des affaires étrangères, M.K. Bhadrakumar a été affecté pendant une grande partie de sa carrière au département consacré au Pakistan, à l'Afghanistan et à l'Iran. Dans ses affectations à l'étranger il a été assigné sur le territoire de l'ancienne Union Soviétique. Il parle couramment russe et a servi à deux reprise dans l'ambassade indienne à Moscou. Il a également été ambassadeur auprès de la Turquie et le l'Ouzbékistan, ainsi de Haut-commissaire délégué par intérim à Islamabad. Ses autres missions: Bonn (RFA), Colombo (Sri Lanka) et Séoul (Corée du Sud). Enfin, il a fait des passages brefs dans les ambassades indiennes à Kaboul et au Koweït. Depuis qu'il a quitté les services diplomatiques indiens, il est devenu écrivain et publie des articles sur The Asia Times, The Hindu et le Deccan Herald. Il vit à New Delhi. »

 Passages entre crochets rajoutés.

David Brinkley, le légendaire présentateur de journaux télévisés américain dont la carrière s'est étendue sur une période étonnante de cinquante-quatre ans depuis la Seconde Guerre mondiale, a dit un jour qu'un homme qui réussit est celui qui peut poser des fondations solides avec les briques que les autres lui ont jetées. On peut se demander combien d'hommes d'État américains ont mis en pratique cette noble pensée héritée de Jésus-Christ.

La proposition étonnante du président russe Vladimir Poutine au président turc Recep Erdogan de construire un gazoduc vers la Turquie afin de créer un carrefour international à partir duquel le gaz russe pourra être fourni à l'Europe donne un nouveau souffle à cette pensée très “gandhienne”.

M.Poutine a discuté de cette idée avec M. Erdogan lors de leur rencontre à Astana le 13 octobre et en a parlé depuis lors au forum russe de la Semaine de l'énergie la semaine dernière. Il a proposé de créer le plus grand carrefour gazier d'Europe en Turquie et de rediriger vers ce carrefour le volume de gaz dont le transit n'est plus possible par le gazoduc Nord Stream.

M.Poutine a déclaré que cela pourrait impliquer la construction d'un autre système de gazoducs pour alimenter le hub en Turquie, par lequel le gaz sera fourni à des pays tiers, principalement européens, “s'ils sont intéressés.”

Crise sécuritaire au Sahel & au Mali, revue de web

Les forces armées françaises ont quitté le Mali le 15 août 2022 après y être entrées en janvier 2013 soit plus de 9 ans de présence. L’occasion pour moi de vous proposer cette revue de web, car au-delà de la menace terroriste islamiste, je n’avais pas compris grand chose aux problèmes du Sahel. Aviez-vous, par exemple, assimilé que la chute du régime de Kadhafi orchestrée par les états français et britanniques fut un des déclencheurs de la violence armée au nord du Mali ? Ou encore, saviez-vous qu’une bonne part des conflits dans le centre du pays (delta central du Niger) ont pour origine le partage et la répartition des ressources agricoles ? Cette revue est ordonnée de manière chronologique. Les passages en gras sont de mon fait.

[L']ignorance du tissu social local est le talon d’Achille des interventions militaires en terre étrangère (comme d’ailleurs plus largement des interventions policières dans les ghettos, les cités ou les favelas). Ce n’est pas un constat nouveau. C’est pour cela que, à une époque lointaine, Napoléon (puisqu’il en est tant question aujourd’hui) a perdu la guerre en Espagne (c’est un aspect oublié de son règne), et que, plus près de nous, les États-Unis ont perdu la guerre du Vietnam, et maintenant la guerre d’Afghanistan (qu’auparavant les Russes avaient d’ailleurs perdue eux aussi pour la même raison). (Jean-Pierre Olivier de Sardan anthropologue franco-nigérien, De Barkhane au développement : la revanche des contextes, AOC media, 14 juin 2021)
 

Comment le monde fonctionne réellement — revue de web

Un florilège sur Vaclav Smil, scientifique quasi inconnu du monde francophone

En mangeant 2 tomates (hors-saison), une part de poulet et une baguette, nous avalons ½ litre de pétrole ! (NetZeroWatch). Pour autant, afin de ralentir le réchauffement climatique nous sommes censés nous passer de pétrole (et d’énergies fossiles). Nous sommes donc mondialement devant un choix cornélien (ou pas) : soit des famines et des pénuries alimentaires soit de la sécheresse et des inondations comme au Pakistan par exemple ou... Tout à la fois !

En même temps, nous vivons tous comme des enfants gâtés et n'en avons pas conscience, du smicard français qui “swipe” sur Insta à l’aide de son téléphone “intelligent” à son patron pourtant 10 à 100 fois plus aisé que lui… Dans les pays riches dits développés, en moyenne, chaque personne dispose grâce aux énergies fossiles de l’équivalent du travail physique de 240 ouvriers travaillant h24. Entre 1950 et 2010, la consommation d’énergie par personne a doublé aux États-Unis et a été multipliée par 15 au Japon et par 120 en Chine. Pourtant 3,1 milliards de personnes ne bénéficient encore que d’un approvisionnement énergétique par habitant équivalent à celui de l’Allemagne et de la France de 1860 ! « Pour s’approcher du seuil d’un niveau de vie digne, ces 3,1 milliards de personnes devront au moins doubler — mais de préférence tripler — leur consommation d’énergie par habitant. » « Si les pays pauvres de la planète visent à reproduire l’expérience de la Chine post-1990 au cours des trois prochaines décennies, cela impliquerait de multiplier par 15 la production d’acier, par 10 la production de ciment, par deux la synthèse d’ammoniac et par 30 la fabrication de plastique. » Ces quatre piliers de la civilisation humaine n’existent que grâce aux énergies fossiles.

Je remercie donc Vladimir, Joe, Ursula, Olaf, Emmanuel et Volodymyr. Ils nous font prendre conscience de l’essentiel : l’énergie ! Mieux vaut tard que jamais. Le reste n’est que littérature…

Il y a un homme qui depuis 49 livres et plus de 45 ans de carrière, l’explique de long en large, un scientifique, géographe de formation, devenu polymathe généraliste : Vaclav Smil.  Il a publié, le 10 mai dernier, ce qu'il considère comme une synthèse de ses travaux : « Comment le monde fonctionne réellement : la science qui explique comment nous sommes arrivés là et vers quoi nous nous dirigeons. »  Malheureusement, aucun de ces livres n’a été traduit en français. Alors comme sa pensée et il faut bien le dire sa comptabilité, sont fondamentaux pour la compréhension du monde, je vous propose une revue de web en français sur Vaclav Smil — extraits et comptes-rendus de livres, entretiens et articles de sa main.

« Vaclav Smil mène des recherches interdisciplinaires dans les domaines de l'énergie, des changements environnementaux et démographiques, de la production alimentaire, de l'histoire de l'innovation technique, de l'évaluation des risques et des politiques publiques. Il a publié plus de 40 livres et environ 500 articles sur ces sujets. Il est professeur émérite à l'université du Manitoba, membre de la Société royale du Canada (Académie des sciences) et membre de l'Ordre du Canada. »

Quelques citations comme mises en bouche :

« Il n’y a aucun auteur dont j’attends les livres avec plus d’impatience que Vaclav Smil. » Bill Gates

De Vaclav Smil :

« Parce que « l’énergie est la seule monnaie universelle : l’une ou l’autre de ses innombrables formes doit être transformée pour réaliser quoi que ce soit » (Lundi Matin)

« Je ne parle pas de ce qui pourrait être fait, je regarde le monde tel qu’il est. » (KCP group)

« Les gens me demandent si je suis optimiste ou pessimiste, je réponds ni l’un ni l’autre. » (page Facebook de J-M Jancovici)

« Le fossé entre les vœux pieux et la réalité est vaste, mais dans une société démocratique, aucun débat d’idées ou de propositions ne peut se dérouler de manière rationnelle si toutes les parties ne partagent pas au moins un minimum d’informations pertinentes sur le monde réel, au lieu de ressortir leurs préjugés et d’avancer des affirmations déconnectées des possibilités physiques. » (NetZeroWatch)

« La croissance doit s’arrêter. Nos amis économistes ne semblent pas le réaliser. » (The Conversation)

« La seule certitude est que les chances de réussir dans la question sans précédent de créer un nouveau système énergétique compatible avec la survie à long terme de la civilisation de la haute énergie restent incertaines. » (Chaire économie du climat)

 

 

Revue de web 

en gras les incontournables

Sur captainshortman

Sur le web

Cerise

Un moteur à eau ? Pas vraiment !

J’ai reçu récemment un lien vers une société bretonne (eco-leau) qui commercialise un kit à installer sur un moteur thermique et permet d’économiser du carburant ; c’est essentiellement un système de vaporisation d’eau injectée dans l’admission d’air du moteur.

Je n’ai aucune formation scientifique, mais je sais que l’eau en tant que telle — la molécule H2O — n’est pas une source d’énergie. Les physiciens ne savent pas très bien définir l’énergie : ce qu’ils sont capables d’en dire c’est qu’elle permet un travail, c’est-à-dire une transformation physique. L’eau peut être un vecteur d’énergie c’est-à-dire un support pour le transport et la transformation de l’énergie comme dans une machine à vapeur ou une centrale thermique (fuel, charbon, gaz, nucléaire).

Sur le blog de l’entreprise on peut lire la phrase suivante : « Si l’eau n’est pas un carburant et que le moteur à eau relève de la chimère, l’injection d’eau a déjà été expérimentée par le passé. Les Allemands et les Américains y ont eu recours durant la Seconde Guerre mondiale sur les moteurs de leurs avions. »

Fonctionnement

Le système est en quelque sorte un boost pour le turbo.

D’après le schéma et les explications de l’entreprise, l’eau se gazéifie au contact de la chaleur de l’air à l’échappement. La vapeur d’eau crée est injectée à l’admission en amont de l’intercooler qui lui sert à refroidir l’air réchauffé par le turbo. Le rajout de vapeur d’eau dans le circuit refroidit l’air encore plus et donc le densifie encore plus : à volume équivalent, il y a plus d’oxygène (le comburant), qui rentre dans le moteur. Comme l’air est plus froid avec ce système, la combustion a lieu à une température plus faible. Pour un couple moteur donné, il y a moins besoin d’appuyer sur la pédale de l’accélérateur donc une moindre consommation de combustible/carburant. Également comme la combustion est plus efficace, il y a moins d’imbrûlés donc moins de pollution.

Le turbo transforme l’énergie cinétique (de mouvement) des gaz d’échappement alors que le système “eco-leau” utilise leur énergie calorifique. Les deux récupèrent une partie de l’énergie dissipée (perdue) dans la transformation effectuée par le moteur thermique — l’essence est un réservoir d’énergie chimique transformée en énergie thermique dans les cylindres par la combustion, qui elle déplace les pistons une énergie cinétique —, le rendement du moteur s’en trouve amélioré.

France Info a fait un point sur le sujet en novembre 2018 :

« L'eau n'est pas un carburant

Il faut d'emblée écarter l'éventualité d'un moteur qui ne tournerait qu'à l'eau. “C'est un non-sens scientifique. Là-dessus, il n'y a pas débat”, tranche Xavier Tauzia, ingénieur et maître de conférences à l'Ecole centrale de Nantes au sein du département Mécanique des fluides et énergétique, contacté par franceinfo. “L'eau est une molécule extrêmement stable. Si on veut la décomposer [pour créer de l'hydrogène, qui est un carburant], il faut lui apporter de l'énergie. Sauf qu'il faut beaucoup d'énergie et pas mal d'électricité”, confirme Laurent Castaignède, ingénieur Conseil Climat-Air-Energie, à France Culture.

Ainsi, si on cherche à se servir uniquement d'eau comme seul carburant, “le bilan global est catastrophique”. Car cela nécessite plus d'énergie en amont que la quantité d'énergie produite par le moteur à eau au final.

“Le moteur à eau est une chimère ou un palliatif qui ressort à chaque pic d'agitation autour des combustibles fossiles.” Gérald Pourcelly, enseignant-chercheur à l'Ecole nationale supérieure de chimie de Montpellier »

Du côté des clients

France Info :

« Un Lorientais qui a installé un équipement semblable sur sa voiture a assuré, début 2018, au quotidien régional Le Télégramme être ravi de son achat. Selon lui, la conduite est plus souple, l'accélération est la même et la voiture consomme moins.

« On était un peu sceptiques mais on a fait le test et il s'avère qu'on économise entre 10% à 15% de gazole par mois », racontait à France 3 Languedoc-Roussillon, en 2012, une chauffeuse dont le poids lourd est équipé d'un système Econokit, un autre acteur du milieu.

Mais tous les clients des systèmes Pantone ne sont pas aussi enthousiastes. En 2008, l'entreprise Ecopra a installé des systèmes sur des véhicules dans plusieurs villes. “Il s'avère que l'expérience fut un flop”, explique à franceinfo la mairie de Neuilly-Plaisance, qui n'a pas prolongé l'aventure.

“Cette technique a encrassé et endommagé les moteurs.” La mairie de Neuilly-Plaisance »

La lecture de la page Wikipédia sur le moteur Pantone ou du compte-rendu d’un essai du système Pantone sur le portail des chambres d’agriculture de Bretagne laisse sceptique :

« Dans le cadre notre essai, le système Pantone de type « Spad » n’a apporté aucun gain de consommation ou de puissance. Un autre essai, réalisé avec le même protocole dans la Sarthe, sur un tracteur dont le propriétaire était persuadé d’économiser, a abouti à la même conclusion. »

Pourtant, ça bouge un peu du côté des industriels

France Info :

« BMW a sorti, en 2016, un modèle à 700 exemplaires avec un moteur Bosch équipé d'un système d'injection d'eau. Une technologie qui permet de réduire la consommation de 13% et les rejets de CO2 de 4%, selon le constructeur allemand. »

En 2015, le système était installé sur la voiture de sécurité du MotoGP, une BMW M4 :

« Sur son modèle M4 MotoGP Safety Car, BMW innove en injectant de l’eau dans le tuyau d’admission et dans la chambre de combustion. L’injection directe d’eau confère au moteur plus d’efficience, avec un gain de puissance de 10 % et une baisse de la consommation de 8 %. « L’injection directe d’eau permet d’exploiter encore mieux le potentiel inhérent à la suralimentation par turbocompresseur. L’eau injectée dans le collecteur du module d’admission, sous forme de fine brume, abaisse la température de combustion d’environ 25 °C » explique le constructeur.

Pour alimenter le système d’injection d’eau, la BMW M4 MotoGP Safety Car dispose d’un réservoir de 5 litres logé dans le coffre à bagages. Dans le cadre d’une application série, BMW envisage de récupérer l’eau produite à bord, par la climatisation par exemple. Chaque fois que le moteur est coupé, l’eau est refoulée des conduites dans le réservoir pour éviter le givrage des composants. Le réservoir d’eau est logé dans un compartiment protégé contre le gel. »

 

Transcription/traduction de la vidéo :

« BMW a toujours été synonyme d’innovations technologiques et cette année, BMW est en mesure de présenter un autre nouveau produit phare. Dans un avenir proche, la division BMW M commencera la production d’un modèle à injection d’eau. L’injection d’eau est un système conçu pour augmenter les performances et réduire la consommation des moteurs à combustion. L’injection d’un fin jet d’eau dans le collecteur réduit considérablement la température de l’air de combustion. L’air suralimenté plus froid réduit la tendance du moteur à cogner, ce qui permet d’avancer le point d’allumage et de le rapprocher de la valeur optimale. Cela rend le processus de combustion plus efficace tout en réduisant la température de combustion. D’autre part, l’air frais a une densité plus élevée, ce qui augmente la teneur en oxygène dans la chambre de combustion. Il en résulte une pression moyenne plus élevée pendant le processus de combustion, ce qui optimise les performances et le couple. Enfin, le refroidissement interne efficace de la chambre de combustion réduit la contrainte thermique sur de nombreux composants liés aux performances. Cela permet non seulement d’éviter d’endommager les pistons, les tuyaux d’échappement et les convertisseurs catalytiques, mais aussi de réduire les contraintes sur le turbocompresseur qui est soumis à des températures d’échappement plus basses. Grâce à un taux de compression élevé, ce moteur est très efficace et affiche des chiffres de consommation faibles, notamment dans la plage de charge partielle. Le taux de compression maximal est limité par la tendance au cognement à pleine charge. L’injection d’eau est également très utile dans ce cas, car elle réduit la tendance au cognement du moteur tout en augmentant le taux de compression. De cette façon, le moteur turbo peut atteindre des performances optimales sur une large gamme de points de fonctionnement. BMW utilisera pour la première fois cette technologie dans la voiture de sécurité BMW M4 du moto GP pour la saison 2015.

Toujours sur France Info :

« Si les industriels montrent des signes d'intérêt pour le dopage à l'eau, l'application à grande échelle est encore un mirage. (…)

“Si le système à injection d'eau n'est pas plus investi, c'est que les gains ne sont pas assez importants pour justifier l'emploi de cette technologie”, répond Xavier Tauzia, ingénieur et maître de conférences à l'Ecole centrale de Nantes.

De son côté, le ministère de l'Ecologie pointe le manque de données sur le dopage à l'eau. “Les services du ministère n'ont à ce jour jamais eu connaissance de preuves formelles, d'études ou d'essais réglementaires prouvant les gains en termes de consommation de carburant et de réduction des émissions de gaz polluants”, écrit-il à France Info. L'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) affirme avoir expérimenté le dispositif. Mais les tests réalisés à l'Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux “n'étaient pas assez probants en termes d'économie de carburant pour poursuivre les investigations”. »

Comment le monde fonctionne réellement

Comment le monde fonctionne réellement, Éric Leser, Transitions & Energies, 28 juin 2022

« Le monde moderne fonctionne avec 80 % de son énergie provenant de carburants fossiles et avec quatre matériaux indispensables fabriqués exclusivement avec du pétrole, du charbon et du gaz naturel. Il s’agit de ciment, d’acier, de plastique et d’ammoniac (indispensable pour produire les engrais azotés). Si l’un de ces matériaux venait à manquer, l’économie mondiale risquerait de s’effondrer. Voilà pourquoi la transition ne peut se faire en quelques années et pourquoi la lecture du dernier livre de Vaclav Smil est indispensable.

Vaclav Smil est sans doute l’universitaire le plus influent sur les grandes questions relatives à l’énergie. Depuis son bureau dans sa maison toute proche de l’université du Manitoba à Winnipeg au Canada, ce professeur de 78 ans a écrit des dizaines de livres qui ont changé la compréhension des problématiques planétaires de l’énergie. Vaclav Smil a abordé des sujets extrêmement variés allant des problèmes d’environnement de la Chine, à la modification des habitudes alimentaires au Japon en passant par l’histoire de l’énergie et des civilisations, celle des transitions énergétiques et la question majeure de la croissance sans limites dans un monde fini.

Il fait partie de cette espèce en voie de disparition des universitaires et scientifiques ayant une approche générale des problèmes et ne se limitant pas à un domaine étroit d’expertise. Il a même été surnommé le “penseur” de l’énergie. “Je suis juste un scientifique essayant d’expliquer comment le monde fonctionne réellement”, explique-t-il. Il amène un peu de réalisme scientifique dans le flot quotidien de prévisions et d’études douteuses, d’incantations faciles et de solutions miracles qui font le brouhaha quotidien de la transition énergétique vue par les médias, les militants, les idéologues et les lobbys de tous poils.

Certains de ses livres ont marqué des générations de scientifiques, dirigeants et investisseurs. L’un des fans les plus convaincus de Vaclav Smil est Bill Gates, le cofondateur de Microsoft. Il explique “attendre la sortie du nouveau livre de Smil comme certaines personnes attendent le prochain film de La Guerre des étoiles”. Mais aucun des ouvrages de Vaclav Smil n’est traduit en français…

Son dernier livre, How the World really Works (Comment le monde fonctionne réellement), publié il y a quelques semaines, est un tour de force. Il a fait un effort exceptionnel de pédagogie et de synthèse pour transmettre le savoir acquis depuis cinquante ans. “Ce livre est le produit du travail de ma vie et écrit pour le profane. C’est une continuation de ma quête de longue date pour comprendre les réalités fondamentales de la biosphère, de l’histoire et du monde que nous avons créé”, écrit-il dans l’introduction... »

Au-delà de la pensée magique, il est temps d’être réaliste

Opinion : Au-delà de la pensée magique : il est temps d’être réaliste sur le changement climatique, Vaclav Smil, 19 mai 2022

Traduction avec DeepL. Passages en gras rajoutés.

« Malgré des décennies d’études et de sommets sur le climat, les émissions de gaz à effet de serre continuent de grimper en flèche. Vaclav Smil, spécialiste de l’énergie, estime qu’il est temps d’arrêter de ricocher entre les prévisions apocalyptiques et les modèles optimistes de réduction rapide des émissions de CO2, et de se concentrer sur la difficile tâche de remodeler notre système énergétique.

La première conférence des Nations unies sur le climat s’est tenue en 1992 à Rio de Janeiro et, au cours des décennies qui ont suivi, nous avons assisté à une série de réunions mondiales et à d’innombrables évaluations et études. Les conférences annuelles sur le changement climatique ont débuté en 1995 (à Berlin) et ont donné lieu à des rassemblements très médiatisés à Kyoto (1997, avec un accord totalement inefficace), Marrakech (2001), Bali (2007), Cancun (2010), Lima (2014) et Paris (2015).

À Paris, environ 50 000 personnes se sont envolées vers la capitale française pour assister à une énième conférence au cours de laquelle elles devaient conclure, nous a-t-on assuré, un accord “historique” — et aussi “ambitieux” et “sans précédent”. Pourtant, l’accord de Paris n’a codifié aucun objectif de réduction spécifique de la part des plus grands émetteurs mondiaux. Et même si toutes les promesses volontaires non contraignantes étaient honorées (ce qui est tout à fait improbable), l’accord de Paris entraînerait toujours une augmentation de 50 % des émissions d’ici à 2030.

Quelques points de repère.

Qu’avons-nous donc fait pour éviter ou inverser le réchauffement climatique au cours des trois décennies qui ont suivi Rio ?

Les données sont claires : entre 1989 et 2019, nous avons augmenté les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’origine anthropique d’environ 67 %. Les pays riches comme les États-Unis, le Canada, le Japon, l’Australie et les pays de l’Union européenne — dont la consommation d’énergie par habitant était très élevée il y a trente ans — ont certes réduit leurs émissions, mais seulement d’environ 4 %. Pendant ce temps, les émissions de gaz à effet de serre de l’Inde ont été multipliées par 4,3, et celles de la Chine par 4,8. Les niveaux de CO2 atmosphérique, qui ont fluctué étroitement pendant des siècles à près de 270 parties par million (ppm), ont augmenté au cours de l’été 2020 pour dépasser 420 ppm, soit une augmentation de plus de 50 % par rapport au niveau de la fin du XVIIIe siècle.

Clairement, conclure que nous serons en mesure de réaliser la décarbonation très bientôt, efficacement et à l’échelle requise va à l’encontre de toutes les preuves passées.

Le problème est qu’au lieu d’avoir un regard lucide sur les énormes défis que représente l’élimination progressive des combustibles fossiles qui constituent la base des économies industrielles modernes, nous avons ricoché entre le catastrophisme d’une part et la pensée magique du “techno-optimisme” d’autre part.

Au cours des dernières décennies, nous avons multiplié notre recours à la combustion des carburants fossiles, ce qui a entraîné une dépendance dont il ne sera pas facile ou peu coûteux de se défaire. La rapidité avec laquelle nous pouvons changer cette situation reste incertaine. Si l’on ajoute à cela toutes les autres préoccupations environnementales, on doit conclure que la question existentielle essentielle — l’humanité peut-elle réaliser ses aspirations dans les limites sûres de notre biosphère ? — n’a pas de réponse facile. Mais il est impératif que nous comprenions les faits. Ce n’est qu’alors que nous pourrons nous attaquer efficacement au problème.

Malheureusement, nous avons largement ignoré les mesures qui auraient pu limiter les effets à long terme du changement climatique et qui auraient dû être prises même en l’absence de toute préoccupation concernant le réchauffement de la planète, car elles permettent de réaliser des économies à long terme et offrent plus de confort. Et comme si cela ne suffisait pas, nous avons délibérément introduit et favorisé la diffusion de nouveaux produits et de conversions énergétiques qui ont dopé la consommation d’énergies fossiles et donc intensifié les émissions de CO2.

Émissions annuelles de CO2 par région du monde,  Our World In Data

Les meilleurs exemples de ces omissions sont les normes de construction incontestablement inadéquates dans les pays au climat froid, qui entraînent un gaspillage exorbitant d’énergie, et l’adoption mondiale des véhicules utilitaires sportifs (SUV). La possession de SUV a commencé à augmenter aux États-Unis à la fin des années 1980 et s’est finalement répandue dans le monde entier. En 2020, le SUV moyen émettait annuellement environ 25 % de CO2 de plus qu’une voiture standard. Si l’on multiplie ce chiffre par les 250 millions de SUV qui circulent dans le monde en 2020, on comprendra que l’engouement mondial pour ces engins a annulé, à plusieurs reprises, les gains de décarbonation résultant de la lente diffusion de la possession de véhicules électriques (seulement 10 millions dans le monde en 2020).

Au cours des années 2010, les SUV sont devenus la deuxième cause d’augmentation des émissions de CO2, derrière la production d’électricité. S’ils continuent à être adoptés massivement par le public, ils pourraient annuler les économies de carbone réalisées grâce aux plus de 100 millions de véhicules électriques qui pourraient être en circulation d’ici 2040.

La liste de ce que nous n’avons pas fait — mais aurions pu faire — est longue. Mais pour aller de l’avant, la première chose à faire est d’être réaliste sur la suprématie des combustibles fossiles et les défis à relever.

La dépendance croissante à l’égard des combustibles fossiles est le facteur le plus important pour expliquer les progrès de la civilisation moderne. Un habitant moyen de la Terre dispose aujourd’hui de 700 fois plus d’énergie utile que ses ancêtres n’en avaient au début du XIXe siècle. L’abondance de cette énergie sous-tend et explique les progrès — de l’amélioration de l’alimentation aux voyages à grande échelle, de la mécanisation de la production et des transports à la communication électronique personnelle instantanée — qui sont devenus la norme dans les pays riches.

Pour ceux qui ignorent les impératifs énergétiques et matériels de notre monde, ceux qui préfèrent les mantras des solutions vertes à la compréhension de la façon dont nous en sommes arrivés là, la solution est simple : il suffit de décarboner, passer de la combustion du carbone fossile à la conversion des flux inépuisables d’énergies renouvelables. Mais nous sommes une civilisation alimentée par des combustibles fossiles dont les progrès techniques et scientifiques, la qualité de vie et la prospérité reposent sur la combustion d’énormes quantités de carbone fossile, et nous ne pouvons pas simplement abandonner ce facteur déterminant pour notre avenir en quelques décennies, encore moins en quelques années.

La décarbonation complète de l’économie mondiale d’ici 2050 n’est désormais concevable qu’au prix d’un repli économique mondial inconcevable, ou à la suite de transformations extraordinairement rapides reposant sur des avancées techniques quasi miraculeuses. Pour ne donner qu’une seule comparaison clé, en 2020, l’approvisionnement énergétique annuel moyen par habitant d’environ 40 % de la population mondiale (3,1 milliards de personnes, ce qui inclut la quasi-totalité des habitants de l’Afrique subsaharienne) n’était pas supérieur au taux atteint en Allemagne et en France en 1860. Pour s’approcher du seuil d’un niveau de vie digne, ces 3,1 milliards de personnes devront au moins doubler — mais de préférence tripler — leur consommation d’énergie par habitant et, ce faisant, multiplier leur approvisionnement en électricité, stimuler leur production alimentaire et construire des infrastructures essentielles. Inévitablement, ces demandes soumettront la biosphère à une nouvelle dégradation.

Que pouvons-nous faire au cours des prochaines décennies ? Nous devons commencer par reconnaître les réalités fondamentales. Nous avions l’habitude de considérer une augmentation de 2 degrés C (3,6 F) de la température moyenne mondiale comme un maximum relativement tolérable. En 2018, toutefois, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a abaissé ce chiffre à 1,5 C.

Mais la dernière analyse des effets combinés du réchauffement a conclu que nous sommes déjà engagés dans un réchauffement global de 2,3 C. Il semble très probable que toute chance de maintenir le réchauffement à 1,5 degré soit déjà perdue. Malgré cela, de nombreuses institutions, organisations et gouvernements continuent de théoriser sur la possibilité de le maintenir à ce niveau.

Le rapport du GIEC sur le réchauffement de 1,5 degré C propose un scénario basé sur un renversement si soudain et persistant de notre dépendance aux combustibles fossiles que les émissions de CO2 seraient réduites de moitié d’ici 2030 et éliminées d’ici 2050. Les ordinateurs facilitent l’élaboration de scénarios d’élimination du carbone, mais ceux qui établissent leurs trajectoires préférées vers un avenir sans carbone nous doivent des explications réalistes, et pas seulement des séries d’hypothèses plus ou moins arbitraires et hautement improbables, détachées des réalités techniques et économiques et ignorant la nature intégrée, l’échelle massive et l’énorme complexité de nos systèmes énergétiques et matériels.

Un scénario optimiste, élaboré pour l’essentiel par des chercheurs de l’Union européenne et ne tenant pas compte des réalités du monde réel, prévoit que la demande énergétique moyenne mondiale par habitant en 2050 sera inférieure de 52 % à ce qu’elle était en 2020. Une telle baisse permettrait de maintenir facilement l’augmentation de la température mondiale en dessous de 1,5 °C. Mais réduire de moitié la demande énergétique par habitant en trois décennies serait un exploit étonnant, étant donné qu’au cours des 30 années précédentes, la demande énergétique mondiale par habitant a augmenté de 20 %.

Les partisans de ce scénario irréaliste ne prévoient qu’une augmentation d’un facteur deux de tous les modes de mobilité au cours des trois prochaines décennies dans ce qu’ils appellent le Sud, et une augmentation d’un facteur trois de la possession de biens de consommation. Mais dans la Chine de la dernière génération, la croissance a été d’une toute autre ampleur : en 1999, le pays ne comptait que 0,34 voiture pour 100 ménages urbains ; en 2019, ce nombre a dépassé les 40, soit une multiplication par plus de cents en seulement deux décennies. En 1990, un ménage urbain sur 300 en Chine disposait d’une installation de climatisation ; en 2018, on comptait 142,2 unités pour 100 ménages, une multiplication par plus de 400 en moins de trois décennies.

Dans un deuxième scénario visant à une décarbonation complète d’ici 2050, un groupe de chercheurs en énergie de l’université de Princeton a établi les évolutions nécessaires aux États-Unis. Les auteurs du scénario de Princeton reconnaissent qu’il sera impossible d’éliminer toute consommation de combustibles fossiles et que la seule façon d’atteindre des émissions nettes nulles est de recourir à ce qu’ils appellent le “quatrième pilier” de leur stratégie globale, à savoir le captage et le stockage à grande échelle du CO2 émis. Selon leurs calculs, il faudrait éliminer de 0,9 à 1,7 milliard de tonnes de ce gaz par an. Cela nécessiterait la création d’une toute nouvelle industrie de captage, de transport et de stockage du CO2 qui devrait traiter chaque année l’équivalent de 1,3 à 2,4 fois le volume de la production actuelle de pétrole brut aux États-Unis, une industrie dont la construction a pris plus de 160 ans et des billions [mille milliards] de dollars. 

Réductions des émissions de CO2 nécessaires pour conserver la hausse de la température mondiale sous 1,5°C, Our World In Data

 Qui pourrait s’opposer à des solutions à la fois bon marché et d’une efficacité quasi instantanée, qui créeront d’innombrables emplois bien rémunérés et assureront un avenir sans souci aux générations futures ? Contentons-nous de chanter ces hymnes verts, de suivre des prescriptions entièrement renouvelables, et un nouveau nirvana mondial arrivera dans une dizaine d’années seulement ou si les choses prennent un peu de retard, en 2035.

Hélas, une lecture attentive révèle que ces prescriptions magiques n’expliquent pas comment les quatre piliers matériels de la civilisation moderne (ciment, acier, plastique et ammoniac) seront produits uniquement à partir d’électricité renouvelable. Elles n’expliquent pas non plus de manière convaincante comment l’aviation, le transport maritime et le transport routier (auxquels nous devons notre mondialisation économique moderne) pourraient devenir exempts de carbone à 80 % d’ici à 2030 ; elles se contentent d’affirmer qu’il pourrait en être ainsi.

Quelles options miraculeuses s’offriront aux nations africaines qui dépendent aujourd’hui des combustibles fossiles pour fournir 90 % de leur énergie primaire, afin de réduire leur dépendance à 20 % en une décennie ? Et comment la Chine et l’Inde (ces deux pays continuent de développer leurs activités d’extraction et de production d’électricité à partir du charbon) pourront-elles soudainement se passer du charbon ?

Il ne sert à rien de discuter des détails de ce qui est essentiellement l’équivalent universitaire de la science-fiction. Ils partent d’objectifs fixés arbitrairement (zéro émission en 2030 ou en 2050) et travaillent à rebours pour intégrer des actions supposées correspondre à ces réalisations, les besoins socio-économiques réels et les impératifs techniques étant peu, voire pas du tout, pris en compte.

La réalité s’impose donc des deux côtés. L’ampleur, le coût et l’inertie technique des activités dépendantes du carbone font qu’il est impossible d’éliminer toutes ces utilisations en quelques décennies seulement. Nous ne pouvons pas modifier instantanément le cours d’un système complexe simplement parce que quelqu’un décide que la courbe de consommation mondiale va soudainement inverser son ascension séculaire et entamer immédiatement un déclin soutenu et relativement rapide.

Nous sommes de plus en plus soumis à des tendances opposées, soit à embrasser le catastrophisme (ceux qui disent qu’il ne reste que quelques années avant que le rideau final ne tombe sur la civilisation moderne) soit le techno-optimisme (ceux qui prédisent que les pouvoirs de l’invention ouvriront des horizons illimités au-delà des limites de la Terre, transformant tous les défis terrestres en histoires sans importance). Je ne vois guère d’utilité pour l’une ou l’autre de ces positions. Je ne vois pas d’issues déjà prédéterminées, mais plutôt une trajectoire compliquée qui dépend de nos choix qui sont loin d’être verrouillés.

Les catastrophistes ont toujours eu du mal à imaginer que l’ingéniosité humaine puisse répondre aux futurs besoins alimentaires, énergétiques et matériels, mais au cours des trois dernières générations, nous y sommes parvenus malgré le triplement de la population mondiale depuis 1950. Et les techno-optimistes, qui promettent des solutions infinies et quasi miraculeuses, doivent compter avec un bilan tout aussi médiocre. L’un des échecs les plus connus est celui de la croyance dans le pouvoir absolu de la fission nucléaire comme solution à nos besoins énergétiques.

Dans la dernière poussée de catastrophisme exacerbé, certains journalistes et activistes écrivent sur une apocalypse climatique immédiate et lancent des avertissements définitifs : à l’avenir, les zones les mieux adaptées à l’habitation humaine se réduiront, de vastes régions de la Terre deviendront bientôt inhabitables, les migrations climatiques remodèleront l’Amérique et le monde, le revenu moyen mondial diminuera considérablement. Certaines prophéties affirment qu’il ne nous reste qu’une décennie environ pour éviter une catastrophe mondiale.

Je suis convaincu que nous pourrions nous passer de ce flot continu de prédictions toujours plus inquiétantes et trop souvent effrayantes. Quelle utilité y a-t-il à s’entendre dire chaque jour que la fin du monde est pour 2050 ou même 2030 ? Et si ces affirmations sont vraies, pourquoi devrions-nous même nous inquiéter du réchauffement climatique ?

D’un autre côté, pourquoi certains scientifiques continuent-ils à tracer des courbes arbitrairement incurvées et descendantes menant à une décarbonation quasi instantanée ? Et pourquoi d’autres promettent-ils l’arrivée rapide de super-solutions techniques qui permettront à l’humanité entière de bénéficier d’un niveau de vie élevé ? Il n’y a pas de limites à l’assemblage de tels modèles, laissant les pronostiqueurs poser l’hypothèse d’une électricité thermonucléaire ou d’une fusion froide 100 % bon marché d’ici 2050. Seule l’imagination limite ces hypothèses : elles vont du plus plausible au plus délirant.

Ces prophéties prévisiblement répétitives (aussi bien intentionnées et passionnées soient-elles) n’offrent aucun conseil pratique sur le déploiement des meilleures solutions techniques possibles, sur les moyens les plus efficaces de mettre en place une coopération mondiale juridiquement contraignante, ou sur la manière de relever le difficile défi de convaincre les populations de la nécessité de dépenses importantes dont les bénéfices ne seront pas visibles avant des décennies.

Le fait est que nous pouvons bel et bien faire la différence, mais pas en prétendant suivre des objectifs irréalistes et arbitraires. L’histoire ne se déroule pas comme un exercice académique informatisé avec des réalisations majeures tombant sur des années se terminant par zéro ou cinq ; elle est pleine de discontinuités, de revirements et de départs imprévisibles.

Nous pouvons procéder assez rapidement au remplacement de l’électricité produite par le charbon par de l’électricité produite par le gaz naturel (lorsqu’il est produit et transporté sans fuite importante de méthane, il a une intensité carbone nettement inférieure à celle du charbon) et à un développement de la production d’électricité solaire et éolienne. Nous pouvons abandonner les SUV et accélérer le déploiement à grande échelle des voitures électriques. Et nous avons encore d’importantes inefficacités dans la construction, la consommation d’énergie des ménages et des entreprises qui peuvent être réduites ou éliminées de manière rentable.

C’est la décarbonation de la production d’électricité qui peut progresser le plus rapidement, car les coûts d’installation par unité de capacité solaire ou éolienne peuvent désormais concurrencer les choix les moins coûteux en matière de combustibles fossiles. Et certains pays ont déjà transformé leur production à un degré considérable.

Des réductions importantes des émissions de carbone — résultant de la combinaison de gains d’efficacité continus, de meilleures conceptions de systèmes et d’une consommation modérée — sont possibles, et une poursuite déterminée de ces objectifs permettrait de limiter le rythme potentiel du réchauffement de la planète., Mais nous ne pouvons pas savoir dans quelle mesure nous y parviendrons d’ici à 2050, et penser à 2100 nous dépasse vraiment. Par exemple, y a-t-il un seul modélisateur climatique qui ait prédit en 1980 le plus important facteur anthropique à l’origine du réchauffement climatique de ces 30 dernières années : l’essor économique de la Chine ?

Ce qui reste en suspens c’est notre détermination collective — en l’occurrence mondiale — à relever efficacement au moins certains défis critiques. Les pays riches pourraient réduire leur consommation moyenne d’énergie par habitant dans des proportions importantes tout en conservant une qualité de vie confortable. La diffusion à grande échelle de solutions techniques simples, allant des triples fenêtres obligatoires à la conception de véhicules plus durables, aurait des effets cumulatifs importants.

La réalité est que toute mesure suffisamment efficace sera résolument non magique, progressive et coûteuse. Nous transformons l’environnement à des échelles de plus en plus grandes et avec une intensité croissante depuis des millénaires, et nous avons tiré de nombreux avantages de ces changements, mais inévitablement, la biosphère en a souffert. Il existe des moyens de réduire ces impacts, mais la volonté de les déployer aux échelles requises a fait défaut, et si nous commençons à agir de manière suffisamment efficace à l’échelle mondiale, nous devrons payer un prix économique et social considérable. Agirons-nous délibérément, avec prévoyance, ou seulement lorsque nous serons contraints par la détérioration des conditions ?

Les nouveaux départs, les nouvelles solutions et les nouvelles réalisations ne cessent de nous accompagner. Nous sommes une espèce très curieuse, avec une remarquable capacité d’adaptation à long terme et des réalisations récentes encore plus remarquables, qui ont permis de rendre la vie de la plupart des habitants de la planète plus saine, plus riche, plus sûre et plus longue. Pourtant, des contraintes fondamentales persistent : nous avons modifié certaines d’entre elles grâce à notre ingéniosité, mais ces ajustements ont leurs propres limites.

Et dans une civilisation où la production de produits essentiels sert désormais près de 8 milliards de personnes, toute dérogation aux pratiques établies se heurte également aux contraintes d’échelle. Même si l’offre de nouvelles énergies renouvelables (éolienne, solaire, nouveaux biocarburants) a augmenté de manière impressionnante — environ 50 fois au cours des 20 premières années du 21e siècle — la dépendance mondiale à l’égard du carbone fossile n’a que très peu diminué, passant de 87 % à 85 % de l’offre totale.

En outre, tout engagement efficace sera coûteux et devra durer au moins deux générations afin d’obtenir le résultat souhaité (une forte réduction, voire une élimination totale, des émissions de gaz à effet de serre). Et même des réductions drastiques allant bien au-delà de tout ce qui pourrait être envisagé de manière réaliste ne présenteront aucun avantage convaincant avant des décennies. Cela soulève le problème extraordinairement difficile de la justice intergénérationnelle, c’est-à-dire notre propension, jamais démentie, à ne pas tenir compte de l’avenir.

Nous accordons plus de valeur au présent qu’à l’avenir, et nous leur donnons un prix en conséquence. Si l’espérance de vie moyenne mondiale (environ 72 ans en 2020) reste inchangée, la génération née vers le milieu du XXIe siècle sera la première à bénéficier d’un avantage économique net cumulé grâce aux politiques d’atténuation du changement climatique. Les jeunes citoyens des pays riches sont-ils prêts à faire passer ces avantages lointains avant leurs gains plus immédiats ? Sont-ils prêts à maintenir ce cap pendant plus d’un demi-siècle ?

En 1945, personne n’aurait pu prédire que le monde compterait plus de 5 milliards de personnes supplémentaires et qu’elles seraient mieux nourries qu’à aucun autre moment de l’histoire. Une génération plus tard, il n’y a aucune raison de croire que nous sommes mieux placés pour prévoir l’ampleur des innovations techniques à venir, les événements qui façonneront le destin des nations et les décisions (ou leur regrettable absence) qui détermineront le sort de notre civilisation au cours des 75 prochaines années.

Je ne suis ni pessimiste ni optimiste. Je suis un scientifique qui tente d’expliquer comment le monde fonctionne réellement. Une compréhension réaliste de notre passé, de notre présent et de notre avenir incertain est la meilleure base pour aborder l’étendue inconnue du temps qui nous attend. Bien que nous ne puissions être précis, nous savons que la perspective la plus probable est un mélange de progrès et de reculs, de difficultés apparemment insurmontables et d’avancées quasi miraculeuses. L’avenir, comme toujours, n’est pas prédéterminé. Son issue dépend de nos actions. »

Les quatre piliers de la civilisation

Pour l’instant, la civilisation fonctionne à l’ammoniac, au plastique, à l’acier et au ciment, Ronald Baley, Reason, 25 mai 2022.

Traduction avec DeepL. Passages en gras rajoutés. Liens supplémentaires dans l’article originel.

« “Comment le monde fonctionne vraiment” de Vaclav Smil offre espoir et désillusion aux techno-optimistes.

Pour les techno-optimistes comme moi, “Comment le monde fonctionne vraiment” de Vaclav Smil est un peu déprimant. Mais il est également brutal pour les catastrophistes.

Smil a mené des recherches interdisciplinaires sur l’alimentation, l’énergie et l’environnement à l’université du Manitoba, et son livre est une présentation claire et concise des bases matérielles qui soutiennent la vie humaine et la prospérité croissante. Il commence par analyser les sources d’énergie qui alimentent le monde moderne.

Comme le souligne Smil, la prospérité dont jouissent les pays développés modernes aurait été impensable sans les énormes quantités d’énergie qui ont été fournies par la combustion du charbon, du pétrole et du gaz naturel. Jusqu’au 19e siècle, presque toute l’énergie utile dont disposait l’humanité provenait des plantes : elles alimentaient notre chaleur, notre lumière, nos muscles et ceux de nos animaux de trait. Smil calcule que l’utilisation de plus en plus efficace des réserves croissantes de combustibles fossiles au cours des 220 dernières années a permis de multiplier par 3 500 la disponibilité de l’énergie utile.

En termes de travail physique, cet accès accru à l’énergie équivaut à faire travailler 60 adultes sans interruption, jour et nuit, pour chaque personne sur terre. Pour les personnes vivant dans les pays riches développés, cela équivaut à 240 travailleurs par personne. “L’abondance d’énergie utile sous-tend et explique tous les avantages — de l’amélioration de l’alimentation aux voyages de masse, de la mécanisation de la production et des transports à la communication électronique personnelle instantanée — qui sont devenus des normes plutôt que des exceptions dans tous les pays riches”, écrit Smil.

Smil reconnaît que le changement climatique est susceptible de poser des problèmes importants à mesure que le siècle progresse. S’il reconnaît que l’humanité doit “poursuivre une réduction constante de sa dépendance à l’égard des énergies qui ont fait le monde moderne”, il affirme de manière convaincante que la transition à venir “ne sera pas (elle ne peut pas être) un abandon soudain du carbone fossile, ni même sa disparition rapide, mais plutôt son déclin progressif”.

Pour montrer la difficulté de la transition vers l’abandon des combustibles fossiles, M. Smil cite l’Energiewende, le vaste programme allemand de développement de l’énergie solaire et éolienne. Cette initiative a coûté aux Allemands environ 400 milliards de dollars jusqu’à présent, mais la part des combustibles fossiles dans l’approvisionnement en énergie primaire du pays n’a que légèrement diminué, passant de 84 à 78 %. Dans le scénario de développement durable 2020 de l’Agence internationale de l’énergie, note-t-il, même une décarbonation agressive laisse les combustibles fossiles représenter 56 % de la demande d’énergie primaire en 2040. Le rapport 2021 de l’U.S. Energy Information Administration sur les perspectives énergétiques internationales prévoit qu’en 2050, le monde consommera plus de pétrole, de gaz naturel et de charbon qu’aujourd’hui.

Smil aborde ensuite les réalités de la production alimentaire pour près de 8 milliards de personnes. Il observe que les prédictions du milieu du 20e siècle concernant l’imminence de famines à l’échelle mondiale ne se sont pas réalisées. En fait, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 65 % de la population mondiale, soit 2,5 milliards de personnes, était sous-alimentée en 1950. En 2019, le taux de sous-alimentation était tombé à 8,9 % d’une population de 7,7 milliards de personnes. En d’autres termes, en 1950, le monde pouvait fournir une alimentation adéquate à 890 millions de personnes, et ce chiffre a été multiplié par près de 8 pour atteindre plus de 7 milliards en 2019.

Ces augmentations de la production agricole sont dues en grande partie au fait que nous avons substitué les combustibles fossiles au travail humain et aux engrais. Smil calcule que l’agriculture et la pêche consomment environ 4 % de l’énergie mondiale annuelle récente. En réduisant le gaspillage d’un tiers de la nourriture, en diminuant un peu la consommation de viande (de 220 livres par personne par an aux États-Unis à 85 livres par personne en France) et en mettant fin à l’utilisation des biocarburants, on contribuerait grandement à fournir une alimentation adéquate à la population mondiale croissante tout en réduisant les effets délétères de l’humanité sur la biosphère.

Smil s’intéresse ensuite à ce qu’il appelle les “quatre piliers de la civilisation moderne” : l’ammoniac, le ciment, l’acier et le plastique.

L’ammoniac est utilisé comme source d’azote pour fertiliser les cultures. Le monde produit actuellement 150 millions de tonnes d’engrais azotés, en utilisant principalement le gaz naturel comme matière première. Smil calcule que “près de 4 milliards de personnes n’auraient pas été en vie sans l’ammoniac synthétique”, faisant ainsi de la “synthèse de l’ammoniac peut-être l’avancée technique la plus importante de l’histoire”. Si les pays riches peuvent réduire leur utilisation d’engrais azotés, la productivité des cultures africaines reste faible, car les agriculteurs du continent n’ont actuellement accès qu’à 5 % de l’offre mondiale.

Les plastiques, le pilier suivant, sont produits à partir de matières premières fossiles. La production mondiale de plastiques est passée de 20 000 tonnes en 1925 à 2 millions de tonnes en 1950, 150 millions de tonnes en 2000 et 370 millions de tonnes en 2019. Smil dénonce le “gaspillage irresponsable” de “ces matériaux synthétiques divers et souvent vraiment indispensables.”

Le troisième pilier est l’acier, que l’on trouve partout, des armatures de nos ponts et bâtiments aux turbines qui produisent de l’électricité. Le monde utilise 1,8 milliard de tonnes de ce métal chaque année, dont 1,3 milliard de tonnes sont produites à partir de matériaux non recyclés. La fabrication de l’acier utilise environ 6 % de l’approvisionnement mondial en énergie primaire.

Et puis il y a le quatrième pilier : le ciment. L’humanité en consomme 4,5 milliards de tonnes chaque année. De leurs tours d’habitation à leurs routes et à leurs égouts, de leurs ponts à leurs métros et à leurs pistes d’aéroport, les villes modernes sont, selon les termes de Smil, des “incarnations du béton”. Et le ciment constitue 10 à 15 % de la masse finale du béton. En 2018 et 2019, note Smil, la Chine a produit presque autant de ciment (4,4 milliards de tonnes) que les États-Unis pendant tout le XXe siècle (4,56 milliards de tonnes).

Si les pays pauvres de la planète visent à reproduire l’expérience de la Chine post-1990 au cours des trois prochaines décennies, calcule Smil, cela impliquerait de multiplier par 15 la production d’acier, par 10 la production de ciment, par deux la synthèse d’ammoniac et par 30 la fabrication de plastique. “Les économies modernes seront toujours liées à des flux massifs de matières”, écrit Smil. “Et tant que toutes les énergies utilisées pour extraire et traiter ces matériaux ne proviendront pas de conversions renouvelables, la civilisation moderne restera fondamentalement dépendante des combustibles fossiles utilisés dans la production de ces matériaux indispensables.”

Smil expose ensuite l’histoire de la mondialisation. Il note ses avantages considérables, mais s’interroge sur la fragilité de nos chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale. Il consacre également un excellent chapitre à la compréhension des risques naturels et technologiques. Il souligne que, grâce aux progrès technologiques et à l’augmentation des richesses, l’espérance de vie mondiale s’est considérablement allongée au cours du siècle dernier et que le risque de mourir d’une catastrophe naturelle a massivement diminué.

Les plus grands impacts de l’humanité sur le monde naturel, note Smil, sont l’agriculture et le changement climatique. Il est convaincu qu’il est possible d’intensifier la production alimentaire et de réduire le gaspillage alimentaire, ce qui laisserait davantage de terres et de mers à la nature. Mais étant donné la dépendance de l’humanité à l’égard des combustibles fossiles, il sera difficile de résoudre le problème du changement climatique. M. Smil rejette avec dédain les “fables quantitatives” selon lesquelles la décarbonation peut être rapide, bon marché et facile. Il est convaincu que diverses mesures raisonnables — augmentation de l’efficacité énergétique, isolation des bâtiments, réduction du gaspillage alimentaire, promotion du transport par véhicule électrique — peuvent ralentir le rythme du réchauffement futur. Néanmoins, il note que “même en triplant ou en quadruplant le rythme récent de la décarbonation, le carbone fossile resterait dominant en 2050”.

Permettez-moi de faire un bref détour par un plaidoyer spécial techno-optimiste. Les coûts de l’énergie solaire ont chuté de 80 % au cours des dix dernières années, même si l’intermittence reste un problème. Et si les autorités réglementaires s’écartent du chemin, de nouveaux réacteurs nucléaires sûrs pourraient être des sources d’électricité bon marché et régulière. Selon des recherches récentes, les scénarios les plus pessimistes en matière de changement climatique sont peu plausibles et la température moyenne de la planète devrait augmenter d’environ 2,2 degrés Celsius par rapport à la moyenne préindustrielle d’ici la fin du siècle.

Le pic des terres agricoles est proche, tandis que les progrès de la biotechnologie permettent de fabriquer des produits économes en ressources tels que le lait fermenté par des microbes et la production de viande cellulaire dans des cuves. Un nombre croissant de jeunes entreprises affirment être en mesure de fabriquer de l’ammoniac à un coût bien moindre que les procédés actuels, qui consomment beaucoup d’énergie. Par exemple, l’entreprise canadienne Hydrofuels affirme pouvoir produire de l’ammoniac sans carbone pour un dixième du coût de l’ammoniac conventionnel.

La jeune entreprise Brimstone Energy affirme pouvoir fabriquer du ciment au même coût en utilisant du silicate de calcium largement disponible, qui ne contient pas de carbone, au lieu du calcaire carbonaté. Plusieurs innovateurs ont récemment mis au point des plastiques infiniment recyclables et de nouvelles enzymes à haut rendement énergétique qui décomposent les plastiques actuels en molécules réutilisables.

En revanche, en ce qui concerne la consommation d’énergie et les émissions de carbone, la production d’acier reste un casse-tête.

Quoi qu’il en soit, Smil a apporté aux techno-optimistes et aux pessimistes malthusiens une dose de réalisme qui donne à réfléchir sur l’échelle, la masse et l’inertie des fondements matériels de la civilisation moderne. “Une compréhension réaliste de notre passé, de notre présent et de notre avenir incertain est la meilleure base pour aborder l’étendue inconnue du temps qui nous attend”, conclut Smil. “Comment le monde fonctionne vraiment” fournit amplement cette base. »

Tout ce que vous pensiez savoir, et pourquoi vous vous trompez

Tout ce que vous pensiez savoir, et pourquoi vous vous trompez, Nathaniel Rich, New York Times, 11 mai 2022

Traduction avec DeepL. Liens et passages en gras rajoutés.

Compte-rendu du livre « Comment le monde fonctionne vraiment : La science derrière la façon dont nous sommes arrivés ici et où nous allons » de Vaclav Smil.

« Le quatrième mot du titre [vraiment] — un pléonasme — est le révélateur. Il annonce le ton du 49e livre de Vaclav Smil : un mépris acerbe pour les déclarations irresponsables des experts autoproclamés, en particulier ceux qui se rendent coupables d’innumérisme, de non historicisme et d’autres formes de vœux pieux auxquels Vaclav Smil ne se laisserait jamais prendre. Vous avez entendu beaucoup de pronostics sur l’état du monde. Ce sont des foutaises. Voici, enfin, comment le monde fonctionne vraiment.

Smil, qui enseigne à l’Université du Manitoba depuis un demi-siècle, fonde son expertise sur la force d’un pedigree polymathe presque inégalé dans la vie universitaire nord-américaine. Contrairement à Noam Chomsky — dont Smil ridiculise au passage l’étendue de l’expertise — Smil ne souffre pas de polémiques. Il n’est pas non plus un prévisionniste, comme il le souligne à plusieurs reprises (avec une exaspération croissante). Il est plutôt un anti-prévisionniste, méprisant toute prédiction faite sur des systèmes complexes. Smil est un compilateur de données, un quantificateur infatigable (jusqu’à la dixième décimale), un synthétiseur, un pragmatique et un utilitariste. Ou, comme il le dit lui-même, “je suis un scientifique qui essaie d’expliquer comment le monde fonctionne réellement”.

Pour ce faire, cependant, il faut trier et hiérarchiser, il faut filtrer les informations du monde à travers des critères subjectifs. Même l’utilitarisme est dans l’œil de celui qui observe. Les politiques conçues pour favoriser le plus grand nombre de personnes doivent-elles, par exemple, tenir compte des personnes qui ne sont pas encore nées ? Si oui, combien de générations de ces personnes ? Sur de telles questions, aussi cruciales soient-elles pour la politique climatique, les calculs mathématiques cèdent inexorablement le pas aux calculs éthiques.

Mais avant de s’aventurer dans un tel marécage non scientifique, il faut d’abord bien connaître les chiffres, et c’est là que Smil excelle. Il adresse son livre à des lecteurs profanes qui n’ont peut-être aucune idée de la manière dont les aliments arrivent dans leur assiette, de l’énergie qui anime leur réfrigérateur ou de la probabilité qu’ils soient renversés sur le chemin du supermarché. Bien sûr, la plupart d’entre nous pourraient offrir des explications raisonnables, nous pourrions répondre aux questions d’un élève de CP. Mais la plupart d’entre nous dépériraient sous le contre-interrogatoire de Smil.

En peu de temps, Smil résume l’histoire de la production mondiale d’énergie, de nourriture, de matières premières et du commerce. (Smil a consacré des livres à chacun de ces sujets.) Des détails significatifs en ressortent. Le Canada, qui dispose d’une superficie forestière plus importante que n’importe quelle nation riche, économise de l’argent en important des cure-dents de Chine. Aucun pays ne possède suffisamment de métaux de terres rares pour soutenir son économie. Le monde jette un tiers de sa nourriture. Les êtres humains bénéficient aujourd’hui, en moyenne, de 34 gigajoules d’énergie par an. Exprimé en unités de travail humain, c’est “comme si 60 adultes travaillaient non-stop, jour et nuit” pour chaque habitant. Les habitants des pays riches sont mieux lotis : une famille américaine de quatre personnes a plus d’employés que le Roi Soleil à Versailles.

Au cours de ces chapitres de présentation, une cloche ne cesse de sonner, et son vacarme a tôt fait d’étouffer les litanies de carburant diesel par kilogramme et les ratios de masse d’énergie incorporée sur masse alimentaire. Il annonce avec force que tous les aspects fondamentaux de la civilisation moderne reposent en grande partie sur la combustion de combustibles fossiles. Prenez notre système alimentaire. Les lecteurs de Michael Pollan ou d’Amanda Little comprennent qu’il est moralement indéfendable d’acheter des myrtilles du Chili ou, Dieu nous en préserve, de l’agneau de Nouvelle-Zélande. Mais même un humble pain au levain nécessite l’équivalent d’environ 5,5 cuillères à soupe de diesel, et une tomate de supermarché, que Smil décrit comme n’étant rien de plus qu’"un récipient d’eau à la forme attrayante" (toutes mes excuses à Marcella Hazan), est le produit d’environ six cuillères à soupe de diesel. “Combien de végétariens appréciant la salade, écrit-il, sont conscients de son empreinte substantielle en combustible fossile ?”

Il est préférable de manger local, mais nous n’avons pas assez de terres arables pour soutenir notre population, même sur notre vaste continent, du moins pas sans l’application de quantités obscènes d’engrais dérivés du gaz naturel. Il faut également tenir compte des plus de trois milliards d’habitants des pays en développement qui devront doubler ou tripler leur production alimentaire pour atteindre un niveau de vie décent. Il faut ensuite ajouter les deux milliards supplémentaires qui nous rejoindront bientôt. “Dans un avenir prévisible”, écrit Smil, “nous ne pouvons pas nourrir le monde sans compter sur les combustibles fossiles.” Il effectue des calculs similaires pour la production mondiale d’énergie, de ciment, d’ammoniac, d’acier et de plastique, et arrive toujours au même résultat : “Un retrait rapide et à grande échelle de l’état actuel est impossible.”

L’image de scientifique impartial de Smil s’effrite à chaque fois qu’il ricane contre les “partisans d’un nouveau monde vert” ou “ceux qui préfèrent les mantras des solutions vertes à la compréhension de la façon dont nous en sommes arrivés là”. Il n’en reste pas moins que son point de vue général est valable : Nous sommes esclaves des combustibles fossiles. La transition mondiale que nous avons à peine entamée, de manière inégale, n’est pas l’œuvre d’années, mais de décennies, voire de siècles.

Le livre de Smil peut être compris comme un document critique. Il trouve une cible digne de ce nom dans la bataille rhétorique inepte, menée par les militants du climat (et relayée par les journalistes spécialisés dans le domaine), entre l’optimisme béat et le pessimisme apocalyptique. Il réserve son plus grand vitriol aux écrivains populaires qui soit “soutiennent qu’un avenir durable est à notre portée”, soit avertissent que “de vastes régions de la Terre deviendront bientôt inhabitables, que la migration climatique remodèlera l’Amérique et le monde, que le revenu moyen mondial diminuera considérablement.”

Smil laisse planer le mystère sur l’identité de ces auteurs “de plus en plus véhéments ou de plus en plus écervelés”, car à quelques exceptions près (Jeremy Rifkin, Amory Lovins et Yuval Noah Harari sont brièvement mentionnés), il refuse de les nommer. Au lieu de cela, nous sommes invités à nous joindre à ses moqueries à l’égard des “informations des médias de masse”, des “partisans des nouvelles technologies”, des “armées d’experts instantanés” et de ceux qui font des déclarations telles que : “chantons tous ces hymnes verts, suivons les prescriptions du tout renouvelable et un nouveau nirvana mondial arrivera….” Cela semble en effet être une chose naïve à dire. Espérons qu’un jour, qui que ce soit qui l’ai dit, lira Smil.

Il est néanmoins rassurant de lire un auteur aussi peu enclin aux modes rhétoriques et aussi désireux de défendre l’incertitude. Il est possible, nous rappelle Smil, de consacrer d’énormes ressources à la lutte contre le changement climatique sans faire de vaines promesses quant aux conséquences que ces efforts auront sur nos propres vies. Le livre de Smil est essentiellement un plaidoyer pour l’agnosticisme et, croyez-le ou non, pour l’humilité, le métal terrestre le plus rare de tous. Ses déclarations les plus précieuses concernent l’impossibilité d’agir avec une prévoyance parfaite. Vivre dans l’incertitude, après tout, “reste l’essence de la condition humaine”. Même dans le scénario le plus optimiste, l’avenir ne ressemblera pas au passé. Nous devrons naviguer dans des conditions apparemment impossibles, en nous fiant à notre instinct, à des hypothèses imparfaites et à nos vieux défauts familiers (principalement “notre propension jamais démentie à ne pas tenir compte de l’avenir”). Ce n’est peut-être pas une conclusion particulièrement galvanisante, mais c’est bien ainsi que le monde fonctionne. »

Les militants du climat doivent être réalistes

Cet éminent scientifique affirme que les militants du climat doivent être réalistes

Traduction avec DeepL. Passages en gras, entre crochets, notes et liens rajoutés.

Présentation de l’auteur par Steve Hanley de CleanTechnica, 27 avril 2022 :

« Vaclav Smil est l'auteur de plus de 40 livres, dont la plupart traitent de la manière dont les humains peuvent vivre durablement sur la Terre. Son livre le plus récent, “How the World Really Works : The Science Behind How We Got Here and Where We’re Going” (Comment le monde fonctionne vraiment : la science qui explique comment nous sommes arrivés ici et où nous allons), sera publié en mai. Dans une longue interview publiée récemment dans le New York Times Magazine, il affirme que les militants du climat doivent être réalistes et se baser sur la science s'ils veulent être efficaces.

Qui est Vaclav Smil ?

Beaucoup d'entre nous ne connaissent pas Vaclav [prononcé Va:tslaf] Smil. Voici donc un résumé de qui il est et de ce qu'il représente, tiré de Wikipedia. Smil est né dans une région reculée de ce qui est aujourd'hui la République tchèque. Dans sa jeunesse, son rôle principal dans la vie du foyer familial était de couper du bois pour chauffer la maison, ce qui lui a permis de comprendre les concepts de densité énergétique et d'efficacité énergétique.

Sa femme Eva et lui ont émigré aux États-Unis puis au Canada en 1969, peu après que la Russie ait fait à la Tchécoslovaquie ce qu'elle fait aujourd'hui à l'Ukraine. (Certaines choses ne changent jamais.) En 1972, il a commencé à donner des cours d'introduction aux sciences de l'environnement à l'Université du Manitoba et à écrire des livres sur l'énergie, le changement atmosphérique, la Chine, la population et le développement économique.

Il est sceptique quant à la possibilité d'une transition rapide vers une énergie propre, et pense que cela prendra beaucoup plus de temps que ce que beaucoup prédisent. Il affirme : “Je ne me suis jamais trompé sur ces grandes questions énergétiques et environnementales parce que je n'ai rien à vendre”, contrairement à de nombreuses entreprises énergétiques et à des politiciens. En 2018, il déclara que le charbon, le pétrole et le gaz naturel fournissent encore 90% de l'énergie primaire mondiale. Malgré des décennies de croissance des nouvelles technologies d'énergie renouvelable, la proportion mondiale d'énergie fournie par les combustibles fossiles a augmenté depuis 2000.

Il souligne que “le plus grand défi à long terme dans le secteur industriel sera de remplacer le carbone fossile utilisé dans la production de fer brut, de ciment, d'ammoniac et de plastique”, qui représente 15 % de la consommation totale de combustibles fossiles dans le monde. Il est favorable à la réduction de la demande de combustibles fossiles par les économies d'énergie et estime que le prix de l'énergie devrait refléter ses coûts réels, y compris les émissions de gaz à effet de serre.

[Rien ne pourrait être plus proche de la vérité. Le véritable crime contre l'humanité perpétré par l'industrie des combustibles fossiles a été de convaincre les dirigeants politiques qu'elle devait être exemptée de l'un des principes les plus fondamentaux du capitalisme, à savoir que tous les coûts de production doivent être comptabilisés]. Smil pense que la croissance économique incontrôlée doit prendre fin et que les humains devraient consommer beaucoup moins de matériaux et d'énergie. »

 

Vaclav Smil affirme que les militants du climat doivent être réalistes, David Marchese, New York Times, 22 avril 2022

« Le “vraiment” du titre du dernier livre de Vaclav Smil, “How the World Really Works : The Science Behind How We Got Here and Where We’re Going” (Comment le monde fonctionne vraiment : la science qui explique comment nous sommes arrivés ici et où nous allons) est un gros morceau. Le célèbre spécialiste de l’énergie part de l’idée que la plupart d’entre nous sont mal informés ou tout simplement dans l’erreur sur les principes fondamentaux de l’économie mondiale. Il souhaite corriger cela — replacer les matériaux plutôt que les flux de données électroniques comme fondement de la vie moderne — en examinant principalement ce qu’il appelle les quatre piliers de la civilisation moderne : le ciment, l’acier, les plastiques et l’ammoniac. (La production et l’utilisation de ces quatre produits nécessitent actuellement la combustion d’énormes quantités de carbone fossile). Ce qui nous ramène à ce “vraiment”. Dans le contexte du livre de Smil, qui sera publié le 10 mai, ce mot est aussi un reproche à ceux qui appellent à une décarbonation rapide afin de lutter contre le réchauffement climatique. “Je ne parle pas de ce qui pourrait être fait”, déclare Smil, qui a 78 ans et qui compte Bill Gates parmi ses nombreux fidèles. “Je regarde le monde tel qu’il est”.

David Marchese (DM) : L’un des arguments fondamentaux de votre nouveau livre est que pour avoir une discussion sérieuse sur une transition énergétique qui nous éloigne de la combustion du carbone fossile, nous devons reconnaître ensemble les réalités matérielles du monde. En d’autres termes, il faut reconnaître que notre mode de vie actuel dépend de la combustion de ce carbone fossile. Mais croyez-vous que la décarbonation devrait être l’objectif ? Et si une décarbonation rapide n’est pas possible, quel est le meilleur moyen d’arrêter de réchauffer la planète ?

Vaclav Smil (VS) : La chose la plus importante à comprendre est la question de la taille. Une transition énergétique touchant un pays d’un million d’habitants est très différente d’une transition touchant une nation de plus d’un milliard d’habitants. C’est une chose d’investir quelques milliards de dollars, une autre de trouver un trillion [mille milliards]. C’est là où nous en sommes en termes de civilisation mondiale : cette transition doit se faire à l’échelle du milliard et du trillion. Maintenant, selon la COP26, nous devrions réduire nos émissions de dioxyde de carbone de 45 % d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 2010. C’est irréalisable, car il ne reste que huit ans et les émissions continuent d’augmenter. Les gens ne mesurent pas l’ampleur de la tâche et se fixent des échéances artificielles qui ne sont pas réalistes. Maintenant, pour répondre à votre question. Si vous partez du principe que le dioxyde de carbone est notre problème le plus mortel, alors il est évident que nous devons totalement décarboner. Mais les gens disent d’ici 2050 — ils appellent cela des émissions de carbone “nettes”. Le GIEC, ils ne disent pas zéro, ils disent “net zéro”. En laissant ce coussin — un milliard, cinq milliards, 10 milliards de tonnes de CO2 que nous émettrons encore, mais dont nous nous occuperons par la séquestration du carbone. Est-il réaliste de penser que nous allons séquestrer le carbone aussi rapidement et à une telle échelle ? Surtout si l’on considère que nous n’avons pas encore mis au point une méthode de séquestration du carbone généralisée et largement acceptée ? Les gens brandissent ces échéances sans aucune réflexion sur l’ampleur et la complexité du problème. La décarbonation d’ici 2030 ? Vraiment ?

DM : Je comprends le problème de se fixer des objectifs difficiles, mais les objectifs ne sont-ils pas nécessaires pour orienter nos actions ?

VS : Quel est l’intérêt de se fixer des objectifs qui ne peuvent être atteints ? Les gens appellent ça de l’ambition. J’appelle ça du délire. Nous avançons avec plus de SUV [Sport Utility Vehicule, véhicules utilitaires sportifs]. En moyenne, aux États-Unis, les SUV émettent 14 % de dioxyde de carbone de plus que les petites voitures particulières. De plus, l’Agence internationale de l’énergie a publié en 2019 une étude selon laquelle les SUV ont été plus responsables de l’augmentation des émissions de carbone au cours de la décennie précédente que l’industrie lourde, les camions, l’aviation et le transport maritime. Nous construisons des maisons plus grandes, nous voulons inventer de nouvelles techniques pour fabriquer plus d’acier. Mais avons-nous besoin de tout cela en plus grand ? Je ne suis pas contre le fait de fixer un objectif. Je suis pour des objectifs réalistes. Je ne céderai pas sur ce point. C’est trompeur et cela ne sert à rien, car nous ne l’atteindrons pas, et les gens diront alors : “À quoi bon ? » Je suis pour les objectifs, mais pour un strict réalisme dans leur fixation.

DM :Lorsque vous parlez des SUV et de la construction de maisons plus grandes, vous parlez en fait des choix de consommation des gens. Pensez-vous que changer ces choix soit un objectif plus facile à atteindre que la décarbonation ?

VS : Eh bien, nous avons changé la consommation des gens en leur permettant d’avoir leurs SUV. Nous pouvons changer les gens dans l’autre sens. Nous pourrions dire : “Pour sauver la planète, les gens devraient conduire des voitures plus petites. Si vous conduisez une petite voiture, vous bénéficiez d’un rabais. Si vous conduisez un SUV, vous payez une surtaxe. Il existe de nombreuses façons d’atteindre des objectifs rationnels. Vous n’avez pas besoin d’inventer de nouvelles choses pour résoudre ces problèmes. Cette promesse d’inventions — l’impression 3D ! Les maisons seront imprimées ! Les voitures seront imprimées ! Avez-vous vu des maisons et des voitures imprimées ? Nous vivons dans ce monde de promesses exagérées et de science pop délirante. J’essaie d’amener sur une modeste voie de réalité et de bon sens. L’objectif officiel aux États-Unis est la décarbonation complète de la production d’électricité d’ici 2035. C’est le programme de Biden : électricité zéro carbone en 2035. Le pays n’a pas de réseau national ! Comment décarboner et faire fonctionner le pays grâce à l’éolien et au solaire sans réseau national ? Et que faudra-t-il pour construire un réseau national dans une société NIMBY [not in my backyard, pas dans mon jardin] [1] comme les États-Unis ?

DM : Je ne le sais pas, mais n’existe-t-il pas des trajectoires crédibles pour décarboner le réseau électrique ? Mark Jacobson, de Stanford, a déclaré que nous disposions de la plupart des technologies nécessaires pour produire l’électricité des États-Unis de manière renouvelable et maintenir la sécurité et la stabilité du réseau d’ici 2035. Et que dire de l’exemple de pays comme la Norvège ou la Namibie qui produisent une grande majorité de leur énergie à partir de sources renouvelables ?

VS : Vérifiez les statistiques de la Chine. Ce pays ajoute, chaque année, des gigawatts de nouvelles centrales au charbon. Avez-vous remarqué que le monde entier essaie maintenant de mettre la main sur autant de gaz naturel que possible ? Ce monde n’en a pas encore fini avec les combustibles fossiles. L’Allemagne, après avoir dépensé près de 500 milliards de dollars, est passée en 20 ans de 84 % de son énergie primaire provenant des combustibles fossiles à 76 %. Pouvez-vous me dire comment passer de 76 % de combustibles fossiles à zéro d’ici 2030, 2035 ? Je suis désolé, la réalité est ce qu’elle est.

Steve Hanley de CleanTechnica :

« Nous avons contacté Mark Jacobson de l'Université de Stanford au sujet des remarques de Vaclav Smil et il nous a envoyé ces réflexions :

Tout d'abord, entre début 2021 et début 2022, la Chine a installé 49 GW d'énergie éolienne et 59 GW d'énergie solaire photovoltaïque, soit un total de 108 GW. Cette construction - 108 GW en un an - c'est probablement l'installation d'énergie la plus rapide de l'histoire. C'est 27 fois plus que le taux de déploiement de 4 GW par an pendant les 15 années de développement du nucléaire en France. En comparaison, en 2021, la Chine n'a installé que 25 GW de charbon, ce qui représente moins d'un quart de la production des énergies renouvelables en termes de puissance de crête.

Deuxièmement, l'énergie primaire n'est pas une mesure pertinente. Ce qui est pertinent, c'est l'énergie d'utilisation finale, c'est-à-dire ce que les gens utilisent réellement. L'énergie finale requise pour un véhicule électrique, par exemple, représente un quart de celle requise pour un véhicule à essence ou diesel. L'énergie d'utilisation finale d'une pompe à chaleur électrique représente un quart de celle d'un chauffage au gaz naturel.

Ainsi, lorsque l'Allemagne et d'autres pays passeront des combustibles fossiles aux véhicules et au chauffage électriques, l'énergie finale (et primaire) chutera. En fait, l'électrification de toutes les utilisations finales en Allemagne réduira la demande d'énergie finale de 57 % sans que les gens changent leurs habitudes. C'est dire l'efficacité d'un système entièrement électrique.

Une telle transition permettra également de sauver plus de 19 000 vies par an en raison de la pollution atmosphérique, de réduire les coûts énergétiques annuels de l'Allemagne de 64 %, de réduire ses coûts énergétiques, sanitaires et climatiques annuels (coûts sociaux) de 89 %, tout en créant 550 000 emplois à long terme et à temps plein de plus que ceux qui ont été perdus. Il n'y a que des avantages à une transition rapide". »

 

[Retour à l’interview de Vaclav Smil dans le New York Times]

« DM : Vous connaissez le pari de Pascal ?

VS : Oui, bien sûr.

DM : Ne pourrions-nous pas envisager le problème de la décarbonation en des termes similaires ? Par exemple, oui, peut-être que tous les efforts de transition vers les énergies renouvelables ne fonctionneront pas, mais le potentiel de gains est énorme. Pourquoi ne pas agir selon cette logique ?

VS : C’est le malentendu que les gens ont : nous avons été paresseux et négligents et nous n’avons rien fait. Il est vrai que nous avons trop de SUV, que nous construisons trop de grandes maisons et que nous gaspillons trop de nourriture. Mais en même temps, nous sommes constamment en transition et innovons. Nous sommes passés du charbon au pétrole, puis au gaz naturel, et en même temps que le gaz naturel, nous sommes passés à l’électricité nucléaire, et nous avons commencé à construire beaucoup de grandes centrales hydroélectriques, qui n’émettent pas directement de dioxyde de carbone. Nous avons donc opéré une transition vers des sources à faible teneur en carbone ou des sources sans carbone depuis des décennies. En outre, nous avons rendu notre combustion du carbone beaucoup plus efficace. Nous sommes constamment en train de passer à des produits plus efficaces, plus performants et moins nocifs pour l’environnement. Donc, oui, nous avons été gaspilleurs, mais nos ingénieurs ne dorment pas. Même ces SUV, aussi voraces soient-ils, sont meilleurs qu’il y a 10 ans. Le monde s’améliore constamment.

DM : Même si nous nous améliorons constamment, nous sommes aussi confrontés à une catastrophe imminente, le changement climatique. Je me demande si cela ne rend pas difficile pour les gens d’intérioriser l’amélioration. Cela me fait également penser à un article que vous avez écrit sur l’avenir du gaz naturel, dans lequel vous avez qualifié Bill McKibben de “principal catastrophiste climatique américain”. A-t-il tort ?

VS : Que signifie “imminent” ? En science, il faut faire attention à ses mots. Nous avons ces problèmes depuis que nous avons commencé à brûler des combustibles fossiles à grande échelle. Nous n’avons pas pris la peine de faire quoi que ce soit à ce sujet. Il n’y a aucune excuse à cela. Nous aurions pu choisir une autre voie. Mais ce n’est pas notre seul problème imminent et mondial. Environ un milliard de personnes sont soit sous-alimentées, soit mal nourries. Le fait d’une guerre nucléaire est une possibilité aujourd’hui. Vous vous souvenez de ce qu’ils disaient de Gerald Ford ? Il ne peut pas marcher et mâcher un chewing-gum en même temps. C’est le problème de la société actuelle. Nous ne pouvons pas faire trois choses en même temps. Alors qui décide de ce qui est imminent ?

DM : Ce n’est pas tout à fait une réponse à la question. J’ai peut-être utilisé le mot “imminent” de manière grossière, mais qu’en est-il du mot “catastrophe” ?

VS : Depuis plus de 30 ans, le réchauffement climatique fait la une des journaux. Nous en sommes conscients depuis 30 ans, à l’échelle planétaire — toutes ces réunions du GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat]. Nos émissions [de CO2] n’ont cessé d’augmenter chaque année. Alors voilà la question : pourquoi n’avons-nous rien fait ? Je pourrais vous donner une liste de choses que nous pourrions faire, mais que nous n’avons pas faites. Pourquoi continuons-nous à dire que c’est un problème catastrophique, mais ne faisons rien ?

DM : A cause de l’inertie systémique et institutionnelle combinée à des intérêts particuliers qui s’opposent au changement., mais vous ne suggérez pas que parce que nous n’avons pas fait assez dans le passé, alors nous n’avons pas besoin de faire quelque chose à l’avenir ?

VS : Non. Je vous dis simplement qu’il s’agit d’un problème totalement inédit, et que les gens ne réalisent pas à quel point il sera difficile d’y faire face. Il n’est pas nécessaire que 200 pays signent le même document pour réduire les émissions. Mais il faut au moins que tous les grands émetteurs soient présents : la Chine, les États-Unis, l’Inde, la Russie. Quelles sont aujourd’hui les chances que la Russie, la Chine et les États-Unis signent l’accord sur la réduction effective des émissions d’ici à 2030 ? Veuillez également noter que l’accord de Paris n’est pas juridiquement contraignant. Dans un monde idéal, nous pourrions réduire nos émissions si nous y mettions du nôtre. Mais le fait est que cela doit être fait par tous ces acteurs de concert. Allons-nous nous rassembler et établir ce pacte mondial pour que cela fonctionne ? Telle est la question.

DM : Alors comment comprenez-vous le risque du changement climatique ? Sommes-nous simplement foutus ?

VS : La clé pour comprendre ce qu’est le risque — oubliez pour l’instant le changement climatique — est très simple. Il s’agit de ne pas tenir compte de l’avenir. Les gens mangeront de la poitrine de porc et boiront un litre d’alcool tous les jours parce que le plaisir de manger de la poitrine de porc et de boire surpasse la possibilité d’un mauvais résultat dans 30 ans. Supposons que nous commencions à investir comme des dingues et à réduire les émissions de carbone aussi rapidement que possible. Les premiers bénéficiaires seront les personnes vivant dans les années 2070 en raison de ce qui est déjà intégré dans le système. La température continuera à augmenter même si nous réduisons ces émissions. Vous demandez donc aux gens de faire des sacrifices alors que les premiers bénéfices reviendront à leurs enfants et que les vrais bénéfices reviendront à leurs petits-enfants. Il faut refaire le câblage de base du cerveau humain pour modifier cette analyse des risques et dire : “j’accorde autant de valeur à 2055 ou 2060 qu’à demain”. Aucun d’entre nous n’est câblé pour penser de cette façon.

DM : Je me demande si vous et moi n’avons pas simplement des idées différentes sur le comportement humain. N’est-il pas dans notre nature d’aider nos enfants à survivre ? Ou, je ne sais pas, je mange beaucoup moins de viande qu’avant, je déménage dans une nouvelle maison et j’envisage des panneaux solaires et des pompes à chaleur. Ce ne sont pas des choses auxquelles je pensais avant que le changement climatique ne provoque un point de basculement social. Alors, suis-je naïf, ou êtes-vous pessimiste ?

VS : Oui et non. Cela dépend. De plus, il n’y a rien de mal à utiliser une pompe à chaleur, mais une bonne isolation est bien meilleure à long terme. Le fait est que nous sommes gourmands, que nous gaspillons tout en améliorant notre efficacité. C’est là que je deviens inconfortable pour les médias, car je n’ai pas un message unique du type “tout s’améliore”. Je vois les choses en mosaïque. Les gens font des sacrifices pour nos enfants, prennent les bonnes mesures. Mais les mêmes personnes qui achèteront un panneau solaire et une pompe à chaleur achèteront un 4x4. Les gens arrêteront de manger de la viande, puis s’envoleront pour des vacances en Toscane. Nous sommes des individus désordonnés et difficiles à définir. Nous sommes soumis aux modes et aux caprices, c’est la beauté de l’humanité. La plupart d’entre nous essaient de faire ce qu’il faut pour le climat, mais c’est difficile lorsqu’il faut agir sur le front de l’énergie, de l’alimentation et des matériaux. Les gens doivent réaliser que ce problème est sans précédent en raison des chiffres — des milliards de choses — et de la pression d’agir rapidement comme nous ne l’avons jamais fait auparavant. Cela ne veut pas dire que c’est sans espoir, mais cela rend les choses terriblement plus difficiles.

DM : Pensez-vous que nous sommes confrontés à une menace civilisationnelle dans le changement climatique ?

VS : Je ne peux pas répondre à cette question sans avoir défini la menace. Qu’est-ce que cela signifie ? Vous l’avez vu avec la Covid : la Covid était-elle une catastrophe sans précédent, comme beaucoup de gens l’ont dépeint ? Ou n’était-ce rien, comme d’autres l’ont dépeint ? Les gens qui étaient contre le confinement et le masque disaient : “Oh, c’est une autre grippe”. Il est clair que ce n’était pas une autre grippe. Mais vous savez aussi que ce n’était pas une catastrophe sans précédent. Que voulez-vous que je dise ? Je ne peux pas vous dire que nous n’avons pas de problème, car nous en avons un. Mais je ne peux pas vous dire que c’est la fin du monde d’ici lundi prochain parce que ce n’est pas la fin du monde d’ici lundi prochain. À quoi bon me presser d’appartenir à l’un de ces groupes ? Nous avons un problème ; il sera difficile à résoudre. Encore plus difficile que ce que les gens pensent.

DM : Votre compréhension de la science de l’énergie et du changement climatique vous pousse-t-elle dans des directions particulièrement politiques ?

VS : Non. Je vivais dans la partie la plus occidentale de l’empire du mal, ce qui est maintenant la République tchèque. Ils m’ont définitivement détourné de toute politique stupide parce qu’ils ont tout politisé. Il en est de même maintenant, malheureusement, en Occident. Tout est politique. Non, ce n’est pas le cas ! Vous pouvez être de tel ou tel côté, mais le monde réel fonctionne sur la base de la loi naturelle, de la thermodynamique et des conversions d’énergie, et le fait est que si je veux fondre mon acier, j’ai besoin d’une certaine quantité de carbone ou d’hydrogène pour le faire. Le Livre rouge de Mao, les discours de Poutine ou de Donald Trump ne sont d’aucune aide à cet égard. Nous avons besoin de moins de politique pour résoudre nos problèmes. Nous devons regarder les réalités de la vie et voir comment nous pouvons les influencer de manière pratique.

DM : Donc, en pratique, quelles sont les implications pour le gaz naturel de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? L’Allemagne a stoppé le gazoduc Nord Stream 2, et les États-Unis ont interdit le pétrole russe. La guerre pourrait-elle avoir pour effet d’accélérer la transition vers le gaz naturel ?

VS : Non, pas dans un premier temps. À cause des quantités et de la façon dont elles sont intégrées. L’Allemagne vient de conclure un accord massif avec les Émirats arabes unis pour de l’hydrogène liquide. L’Allemagne a réussi à remplacer une grande partie de la production d’électricité par de l’énergie éolienne et solaire. Cependant, si vous allumiez vos satellites et regardiez l’autoroute allemande en ce moment, vous constateriez que des millions de voitures circulent sur l’autoroute à une vitesse illimitée. Elles brûlent du pétrole brut à droite, à gauche et au centre. Les célèbres industries allemandes qui fabriquent du verre, du plastique et des produits chimiques fonctionnent au gaz naturel. Vous avez besoin de gaz pour transformer. Oui, l’Ukraine va amener les gens à repenser leur stratégie, mais en même temps, ils ne peuvent pas agir rapidement. L’Allemagne est une nation de quelque 83 millions d’habitants. Si la moitié d’entre eux utilisent le gaz naturel pour se chauffer, vous ne pouvez tout simplement pas démonter ces chaudières au gaz naturel et les remplacer en un an.

DM : Mais existe-t-il une voie viable, fondée sur la combustion du gaz naturel, qui nous conduise à un avenir où le réchauffement est moindre ?

VS : C’est une chose qui a provoqué un énorme malentendu : vous pouvez produire du gaz naturel de la bonne manière. Malheureusement, il y a trop d’endroits dans le monde où nous produisons du gaz naturel de la mauvaise façon. La plomberie est trop instable, les pipelines fuient et les émissions de méthane sont indésirables. En revanche, si je produis du gaz naturel de la bonne manière, comme c’est le cas dans la plupart des cas aux États-Unis, alors je l’obtiens sans ces émissions fugitives. Si j’étais responsable de la planète : La chose la plus pratique à faire pour réduire les émissions au cours des 20 dernières années aurait été de fermer rapidement autant de centrales électriques au charbon que possible et de remplacer leur production par des centrales au gaz naturel à cycle combiné d’une efficacité supérieure à 60 %. Cela aurait permis d’économiser des milliards et des milliards de tonnes de dioxyde de carbone au cours des deux dernières décennies.

DM : Vous avez dit ailleurs que le véritable défi de la décarbonation se situe dans le monde en développement, où les pays s’appuieront sur la combustion du carbone pour construire leurs infrastructures. Mais peut-on dire que les pays qui développent de nouvelles infrastructures ont intérêt à s’orienter vers les énergies renouvelables ? Il existe des exemples concrets : L’Indonésie s’est engagée en faveur des véhicules électriques ; la Thaïlande investit dans l’énergie solaire.

VS : Plus il y a de photovoltaïque, mieux c’est. Cependant, pour avoir du photovoltaïque à grande échelle, il faut des interconnexions. Si le pays n’a pas de réseau ou si le réseau national est insuffisant, comment allez-vous distribuer l’électricité ? Les pays ont besoin d’électricité pour les usines géantes, pour fabriquer des produits chimiques, pour transformer les produits alimentaires, pour fabriquer des textiles. Vous devez donc disposer de l’énergie photovoltaïque à grande échelle, ce qui implique un grand réseau électrique. Comme je l’ai dit, même les États-Unis ont un réseau médiocre. Alors, oubliez le Nigeria. Il est très facile de poser un panneau photovoltaïque sur un toit. Développer un système photovoltaïque pour l’ensemble du pays, c’est très difficile. Aucun pays au monde ne fonctionne aujourd’hui avec du photovoltaïque pur.

DM : Pas aujourd’hui. Peut-être demain.

VS : Pas demain. Encore une fois, c’est une question d’échelle. Vous voyez, vous êtes presque devenu une victime. C’est inévitable parce que vous vivez dedans, vous en êtes imprégné, vous êtes à New York — cela pousse les gens d’un côté ou de l’autre. Nous n’avons pas besoin d’être poussés aux extrêmes. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un juste milieu ennuyeux, factuellement correct et précis. Car ce n’est que de ce compromis que viendront les solutions. Les solutions ne viennent jamais des extrêmes. Il est également irresponsable d’énoncer le problème d’une manière qui, lorsqu’on y regarde de plus près, ne correspond pas à la réalité. Il y a ces milliards de personnes qui veulent brûler plus de combustibles fossiles. Il n’y a pas grand-chose que vous puissiez faire à ce sujet. Ils les brûleront à moins que vous ne leur donniez quelque chose de différent. Mais qui leur donnera quelque chose de différent ? Vous devez reconnaître les réalités du monde, et les réalités du monde ont tendance à être désagréables, décourageantes et déprimantes. »

Steve Hanley de CleanTechnica :

« Ce n'était pas le message optimiste sur le climat que nous voulions entendre, nous qui écrivons sur ces questions et qui nous préoccupons de la Terre. Nous voulons maintenant connaître l'avis de nos lecteurs. Vaclav Smil est-il un réaliste ou une sorte de Bourriquet, le personnage des livres de Winnie l'ourson qui voit toujours le monde en termes sombres et apocalyptiques ? Vous devez être impressionné par la clarté de la vision de Smil, même si vous n'aimez pas son message. Permettez-nous de vous laisser avec ces pensées de Carl Sagan :

« La Terre est une toute petite scène dans une vaste arène cosmique. Pensez aux rivières de sang versées par tous ces généraux et empereurs pour que, dans la gloire et le triomphe, ils puissent devenir les maîtres momentanés d'une fraction de ce point [la terre]. Pensez aux cruautés sans fin que les habitants d'un coin de ce pixel [la terre] font subir aux habitants à peine différenciés d'un autre coin, à la fréquence de leurs malentendus, à leur envie de s'entretuer, à la ferveur de leurs haines.

Malgré toutes nos prétentions à être le centre de l'univers, nous vivons sur une planète ordinaire d'une étoile banale, coincée dans un coin obscur… dans une galaxie ordinaire qui est l'une des 100 milliards de galaxies existantes. C'est le fait fondamental de l'univers que nous habitons, et il est très bon pour nous de le comprendre. »

La conclusion pourrait être la suivante. Personne ne se soucie vraiment de savoir si nous sommes vivants ou morts. Soit nous le réalisons, soit nous cessons tout simplement d'exister. La Terre continuera son voyage autour du soleil pendant encore quelques milliards d'années, que des humains y vivent ou non. Nous devons vraiment nous oublier et dépasser la conviction que tout tourne autour de nous. Si vous pensez cela, il y a de fortes chances que vous ne soyez pas assez attentif au monde qui vous entoure. »

 

  1. NIMBY Not In My Backyard : acronyme tiré de l’anglais traduit par “pas dans mon arrière-cour” ou “pas dans mon jardin” ou “surtout pas chez moi”. Le syndrome NIMBY désigne l’attitude fréquente qui consiste à approuver un projet pourvu qu’il se fasse ailleurs, ou à refuser tout projet à proximité de son lieu de résidence.
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