Traduction raccourcie de l'article : "What future for the anthropocene? A biophysical interpretation."
Bardi U. 2016. What Future for the Anthropocene? A Biophysical Interpretation. BioPhysical Economics and Resource Quality.
Ugo Bardi est professeur de chimie physique à l'université de Florence.
L’anthropocène est une période de l'histoire géologique, récemment définie comme une perturbation de l’écosystème terre par l’espèce humaine et son activité industrielle basée sur les énergies fossiles. Bardi avance cependant, qu'à l'avenir, cette ère ne va pas durer plus d’un siècle au vu de l’épuisement du potentiel énergétique des carbones fossiles. Il est toutefois possible que le système économique parvienne à récupérer l’énergie solaire à l’aide d’appareils photovoltaïques. Si cela arrive, l’influence importante de l’homme sur la terre perdurerait pour plus longtemps encore mais sous des formes bien différentes.
On décrit l’histoire de la terre en la découpant en périodes séparées par des changements dans la composition des roches, le plus souvent des modifications de leur composition biotique (traces de vie). Les scientifiques proposent depuis quelques années une nouvelle subdivision : l’anthropocène pour qualifier notre époque où l’activité humaine perturbe l’écosystème. Il n’y a pas encore de date officielle pour le début de cette période mais la majorité de la communauté scientifique pense qu'on peut l’établir au début de l’exploitation des composants fossiles carbonés et de leur combustion à grande échelle. Comme la disponibilité des énergies fossiles va décroitre on peut se demander si le système terre va revenir aux conditions antérieures de l’holocène ou évoluer vers de nouvelles formes formes de perturbation humaine comme par exemple l’utilisation d’appareils permettant de capter et transformer l’énergie solaire.
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Ainsi, pendant la dernière période actuelle de l’échelle des temps géologiques, le phanérozoïque (542 millions d’années), les extinctions de masse sont corrélées avec des périodes d’éruptions volcaniques, les effets d’impacts d’astéroïdes ayant été par ailleurs étaient surestimés. Un autre facteur crée des ruptures : l’évolution de la vie. Les organismes vivants ont appris à augmenter leur capacité à dissiper l’énergie solaire (exprimée en watt par kilogramme de matière) par un facteur mille en 3 milliards d’années. Les variations de cette capacité peuvent conduire à des changements radicaux de l’écosystème, la grande oxydation d’il y a 2,5 milliards d’années en est un bon exemple.
L’anthropocène est défini par une autre discontinuité du taux de dissipation de l’énergie. Les êtres humains ont appris à dissiper l’énergie contenue dans les composants fossiles carbonés de la croute terrestre qui s’étaient lentement accumulés pendant des centaines de millions d’années du phanérozoïque par sédimentation de matière organique. Ce taux de dissipation peut être définie comme étant la consommation d’énergie primaire du système économique humain. En 2013, l’Agence Internationale de l’Énergie évalue cette quantité à 18 mille milliards de watts (18 térawatts) dont 15 TW (86 %) sont issus de la combustion d’énergie fossile. C’est une petite quantité si on la compare aux 89 millions de milliards (89 000 TW) du flux d’énergie solaire reçu par la terre. Cependant l’énergie thermique produite par cette combustion est un déclencheur des effets plus importants qui ont crée l’anthropocène. On peut citer par exemple, la dispersion de métaux lourds et d’isotopes radioactifs, le recouvrement de larges surfaces terrestres par les routes, les bâtiments et la destruction d’une fraction importante du plateau continental par le chalutage de fond. Mais l’effet indirect le plus important est l’émission de gaz à effet de serre, le gaz carbonique surtout, produit résultant de la combustion. Le forçage thermique du seul CO2 (900 TW) bien que représentant seulement 1 % du rayonnement solaire, a un effet non négligeable qui génère un réchauffement de l’atmosphère déjà détectable. Ce réchauffement, couplé à d’autres effets comme l’acidification des océans, peut profondément changer notre écosystème à la manière des ruptures passées.
Les gaz à effet de serre s’accumulent dans l’atmosphère depuis le début de l’ère industrielle. Cependant cela devrait s’arrêter un jour puisqu’il n’existe qu’une quantité finie de matière fossile dans la croute terrestre. La masse totale de carbone fossile est à peu près de 15 millions de milliards de tonnes (1,5 x 10^16 t), on la trouve surtout sous la forme de kérogène (composant précurseur du pétrole). Comme nous brulons 9,2 milliards de tonnes de carbone (9,2 x 10^9 t) chaque année, cela pourrait durer encore plus d’un million d’année (1,6 millions), mais c’est impossible car l’oxygène ferait défaut bien avant (1,2 millions de milliards de tonnes, 1,2 x 10^15 t). Il y a de toute façon une limite bien plus stricte : tout le carbone de la croute terrestre ne peut pas être bruler par le système industriel. Celui-ci ne peut qu’utiliser la matière fossile dont le coût d’extraction permet un profit économique aux prix actuels de l’énergie. Une étude soutient qu’il y a assez de réserves fossiles pour 150 ans de consommation à production constante, période qui pourrait être même rallongée grâce aux ressources non conventionnelles. Comme nous ne pouvons pas prévoir les prix de l’énergie à long terme (et même à court terme), ce genre d’étude est très incertain. Nous devrions alors nous appuyer sur des estimations plus fiables comme celles qui se basent sur des facteurs thermodynamiques.
La combinaison de l’oxygène atmosphérique et du carbone fossile est une réaction chimique. Pour que le processus s’enclenche il faut apporter une certaine quantité d’énergie au démarrage appelée énergie d’activation, il y a en fait une barrière énergétique. Pour les carbones fossiles la première barrière est le fait qu’ils soient stockés dans les profondeurs de la croute terrestre loin de l’oxygène atmosphérique. Dans une réaction chimique, la barrière peut être abaissée par la présence d’un catalyseur qui augmentera la vitesse de réaction. C’est ici le rôle de l’économie industrielle, qui est devenu un formidable accélérateur de la combustion (oxydation) des carbones fossiles. Cette combustion peut être définie comme une réaction autocatalytique car elle génère des structures qui accélèrent encore la vitesse de réaction. Cette autocatalyse est typique des réactions chimiques et des processus physiques qui créent des structures dissipatives.
Ici, c’est bien le système industriel qui est la structure dissipative qui relâche l’énergie des combustibles fossiles. La combustion des fossiles carbonés génère l’énergie utile (exergie) pour créer les structures industrielles qui à leur tour servent à extraire et à bruler plus de combustibles fossiles. Dans ce sens, le système industriel peut être vu comme un système métabolique semblable à celui d’un organisme vivant. Ces structures peuvent être étudiée à la lumière de concepts comme « l’énergie nette » (exergie générée [énergie utilisable] par la transformation d’un stock d’énergie en un autre stock d’énergie) ou comme celui similaire de taux de retour énergétique (TRE), rapport de l’exergie obtenue grâce à une structure dissipative sur la quantité d’exergie nécessaire pour créer et maintenir cette structure. Du charbon brulé à l’air libre ne génère pas d’exergie et ne crée pas de structure dissipative. Du charbon brulé dans une machine à vapeur (la structure dissipative) génère une énergie mécanique (l’exergie) qui peut être utilisée par tous les processus qui vont mener à extraire et utiliser plus de charbon. Si le taux de retour énergétique d’une structure dissipative est plus grand que 1, le gain peut être utilisée pour répliquer le processus de structure dissipative. À grande échelle, ce processus crée un système complexe : la société industrielle. La croissance de l’anthropocène et de notre civilisation industrielle est l’effet de taux de retour énergétique élevés de l’ordre de 20 à 30. Si le taux de retour énergétique est plus petit que 1 alors le processus est insoutenable et les structures dissipatives associées sont amenées à disparaitre.
Les structures dissipatives utilisant les hydrocarbures fossiles ne peuvent atteindre l’homéostasie. En effet, L’industrie d’extraction de minerai commence toujours par extraire la ressource de la meilleure qualité (facile d’accès et concentrée). Quand celle-ci est épuisée, elle se tourne vers des ressources qui coutent plus d’énergie, car plus profondes et/ou plus dispersées. Cela conduit donc à des taux de retour énergétique en baisse, bien que cette diminution puisse être ralentie ou même inversée pendant un certain temps grâce à des facteurs d’échelles et à la technologie. Ainsi l’industrie américaine d’extraction de pétrole a atteint un taux de retour énergétique maximum de 30 dans les années 60 qui a ensuite décliné à 20 aujourd’hui. La pollution doit aussi être prise en compte, car elle accélère la dégradation du stock de capital accumulé et réduit donc aussi le taux de retour énergétique du système qui nécessite plus d’énergie utile pour sa maintenance.
Une petite fraction des carbones fossiles peut fournir un TRE plus grand que 1. Une encore plus petite fraction peut fournir les TRE élevés qui ont créé notre civilisation industrielle. Plusieurs modèles décrivent ce phénomène. Toutes ces études montrent que le cycle d’exploitation d’une ressource finie suit une courbe en cloche qui n’est d’ailleurs pas nécessairement symétrique. Un grand nombre d’études ont examiné le cycle d’exploitation des carbones fossiles, les estimations de sa durée sont de l’ordre du siècle. Le rapport « les limites de la croissance » de 1972, mis à jour en 2004, a calculé le cycle de la civilisation industrielle sur la base des ressources naturelles disponibles. Le cycle correspond en fait à celui de la production industrielle qui prend la forme d’une courbe en cloche asymétrique. Son maximum est atteint pendant les deux premières décennies de notre siècle pour décliner et s’éteindre vers 2100. On peut dire que cette courbe représente le cycle de l’anthropocène.
À l’échelle des temps géologiques, l’anthropocène sera très court — quelques siècles — comparé aux autres périodes géologiques. Les marqueurs stratigraphiques qui fixeront la fin de cette époque seront des artefacts et des matériaux en rapport avec notre civilisation industrielle. Cela laissera une limite bien définie dans une couche sédimentaire qui contiendra entre autres des métaux lourds comme le plomb, le mercure, le chrome et des isotopes radioactifs, dont certains ont une demi-vie de plusieurs millions d’années. Même après la disparition du système industriel, des effets de longue traîne perdureront après la phase active de l’anthropocène. Une partie du CO2 émis dans l’atmosphère y restera pour plusieurs dizaines de milliers d’années, peut être des centaines. Pour que des réservoirs carbonés de la croute terrestre se reforment (kérogène), il faudra attendre des centaines de milliers d’années. Le système terrestre est en perpétuelle évolution et il ne retournera probablement pas aux conditions qui existaient avant l’anthropocène. Les futures caractéristiques du système-terre sont difficiles à prévoir. Sans l’émission des gaz à effet de serre humain, le climat de la terre ne serait probablement pas retombé dans un nouvel âge glaciaire. En prenant en compte la hausse de la concentration de CO2, le climat pourrait rester dans un état chaud interglaciaire pour les dix à trente mille prochaines années avant de retourner lentement à un cycle de glaciation et de période interglaciaire caractéristique du pléistocène (2,6 millions d’années à 12 000 ans avant aujourd’hui). Certains pensent que la rupture créée par les humains pourrait même conduire à des changements irréversibles et catastrophiques. De toute façon, la lente augmentation du rayonnement solaire conduira à l’extinction des vertébrés d’ici 800 millions d’années et de la vie sur terre d’ici 1,5 milliard d’années.
En supposant que l’espèce humaine existe encore après l’anthropocène, elle n’aura plus accès aux combustibles fossiles. En conséquence notre impact principal sur l’écosystème se fera par l’agriculture et il sera petit, bien que non négligeable. L’énergie fossile n’est pas la seule disponible pour le système industriel. Le nucléaire fissile peut aussi générer de l’énergie utile aux systèmes dissipatifs, mais ce potentiel est limité en étendue et ne peut se reformer par des processus d’origine terrestre. En excluant de nouveaux développements qui seraient radicaux, l’épuisement des minéraux d’uranium et de thorium fera que le nucléaire fissile ne jouera pas un grand rôle dans le futur. La fusion nucléaire est envisagée aussi mais il n’y a pas pour l’instant de preuve que la fusion du deutérium puisse générer un TRE suffisant à son fonctionnement et encore moins à maintenir une civilisation industrielle. D’autres potentiels existent comme la géothermie et l’énergie des marées mais ils sont limités et ne devraient pas fournir un flux d’exergie semblable à celui des combustibles fossiles.
Il reste donc l’exploitation du flux d’énergie solaire (89 000 TW) et de la circulation atmosphérique (1000 TW d’énergie cinétique). Ces flux sont d’ordres de grandeur bien plus importants que celui de l’énergie primaire de l'anthropocène (environ 18 TW). La capacité des dispositifs de transduction (ici les appareils qui transforment le rayonnement solaire en électricité ou en chaleur, ou le vent en électricité) basés sur ces potentiels énergétiques à soutenir un système complexe de structures dissipatives dépend du TRE que celles-ci sont capables d’atteindre. Ce taux de retour énergétique est difficile à évaluer car les technologies évoluent continuellement. Toutes les études rapportent des TRE supérieurs 1. La plupart donnent des TRE plus petits que celui des énergies fossiles. Une estimation raisonnable fait varier ce TRE entre 5 et 10, l’éolien étant encore plus efficace. Ces chiffres pourraient augmenter avec l’amélioration des technologies mais pourraient aussi baisser avec l’occupation progressive des meilleurs lieux de production et de coûts de production en hausse causés par l’épuisement des minerais nécessaires à construire les infrastructures.
La soutenabilité long terme des technologies solaires et éoliennes est difficile à évaluer. Actuellement, elles utilisent des terres rares qui pourraient faire face à des problèmes d’épuisement. Les cellules photovoltaïques sont fabriquées principalement à partir de silicium et d’aluminium, éléments courants de la croute terrestre. Les turbines éoliennes utilisent de l’acier, de l’aluminium et du béton, mais utilisent des terres rares pour la génération de forts champs magnétiques. Bien que les terres rares ne le soient pas tant que ça, leur utilisation dans les éoliennes rend leur soutenabilité long terme problématique. Les aimants à base de terres rares peuvent cependant être remplacés par des aimants ferriques de moindre performance ou par des systèmes d’aimants électromagnétiques ou supraconducteurs. Nous avons aussi besoin d’une infrastructure de transport et de stockage qui nécessite elle aussi, des ressources minérales comme le lithium pour les batteries. Cependant le système énergétique peut être transformé et adapté de manière à réduire les besoins en stockage. Le recyclage peut aussi réduire le problème de la disponibilité des matières premières : certaines études ont rapporté que les matériaux utilisés dans les cellules solaires peuvent être recyclés à 99,9 %. Finalement, nous ne pouvons déterminer pour l’instant, si les besoins énergétiques pour exploiter les minerais nécessaires pourraient abaisser le TRE des futures technologies renouvelables à un point où elles ne seraient plus auto-soutenables. Cependant, en prenant en compte les probables futures améliorations de ces technologies, il ne semble pas exister de barrières fondamentales à utiliser l’exergie générée par les équipements solaires de manière à faire fonctionner les systèmes pour une très longue durée.
Il existe des estimations variées sur les limites de l’énergie générée par les panneaux solaires. Le potentiel technique de la production américaine est estimé à 150 TW. 1/5 de la superficie du Sahara fournirait 50 TW à un rendement de 10 %. En additionnant des fractions similaires des principaux déserts, on arrive à une génération de 500 à 1000 TW sans impacter significativement les terres agricoles. Les estimations de la contribution de l’éolien s’échelonnent de 1 à 80 TW. Ces valeurs sont largement supérieures à celles de la combustion des énergies fossiles avec l’avantage cumulé que ces renouvelables produisent une énergie de haute qualité sous la forme d’électricité.
La transduction du flux d’énergie solaire par des appareils comme les panneaux solaires pourrait être une révolution. Il est trop tôt pour dire qu’une telle transition soit possible mais si c’était le cas et qu’elle se faisait à son potentiel maximum alors ses effets pourraient conduire à des transformations bien plus grandes que celles associées à l’anthropocène. Ces effets, difficiles à prévoir pour l’instant, impliqueraient des changements de l’albédo, des profils météorologiques et de la gestion des surfaces terrestres. Comme ces effets seraient principalement associés à des appareils statiques aux composants solides (les cellules photovoltaïques), nous avons peut-être besoin d'un nouveau terme plutôt que celui d'Anthropocène pour décrire cette nouvelle phase de l'histoire de la terre. Le terme "Stéréocène" (l'âge des appareils solides) pourrait convenir pour décrire une nouvelle étape du système terre dans laquelle les humains pourraient véritablement avoir accès à d’énormes quantités d’énergie utiles, sans nécessairement perturber l’écosystème de manière destructive comme cela a été le cas de l’utilisation des combustibles fossiles lors des derniers siècles.
Ugo Bardi poursuit cette spéculation sur son blog : Five billion years of energy supply: the "stereosphere" and the upcoming photovoltaic revolution.
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