Transcription de l'intervention de Michel Aglietta lors de la conférence-débat « Réformer ou détruire le capitalisme », aux Jeco 2019
M. Aglietta[1] est professeur émérite de science économique de l'université Paris-Nanterre, conseiller scientifique au CEPII, spécialiste d'économie monétaire, à l'origine de l'école de la régulation.On vit dans l’incertitude, caractéristique essentielle des époques de rupture. Si l'on veut en comprendre l’impact social, il faut saisir deux dimensions fondamentales du problème qui relie le capitalisme aux sociétés :
- Le capitalisme n’est pas intrinsèquement lié à la démocratie.
- Le néolibéralisme qui s’est imposé dans les quarante dernières années a établi une financiarisation de l’économie qui a détruit l’ordre social des trente années post-deuxième guerre mondiale — époque qu’on a appelée le Fordisme.
- Les rapports entre capitalisme et démocratie sont paradoxaux.
- Le néolibéralisme a entraîné la dégradation de la démocratie par la recherche de la rente.
- Nous avons besoin d’un nouveau contrat social pour une croissance inclusive et soutenable. Nous avons besoin d’une définition rigoureuse de ce qu’est une croissance inclusive et soutenable.
Les rapports entre capitalisme et démocratie sont paradoxaux
La logique du capitalisme s’exprime par la finance, ce n’est pas par hasard. Fernand Braudel affirme que le capitalisme est né financier et commercial bien avant de s’être emparé de la matérialité de la vie, par la révolution industrielle, quatre siècles avant. Car le capitalisme n’a qu’une seule logique : « faire de l’argent avec l’argent ». La base du capitalisme c’est la monnaie. Le lien unique qu’il a avec le monde de la société est le marché.Cet objet est infini : la quête de l’argent ne rencontre jamais aucune saturation. Dès qu’on vit pour avoir de l’argent on vit pour en avoir plus et ceci n’a pas de limites. Le capitalisme est mené dans une logique sans limites dans un monde qui est fini. C’est le point décisif de l’ensemble des difficultés que nous rencontrons.
Le rapport social sur lequel cette logique s’appuie ce n’est pas la démocratie, c’est la reconnaissance et la sauvegarde de la propriété privée. La déclaration de Margaret Thatcher en 1987 : « il n’existe pas de sociétés, il existe des individus et des marchés », est la conception synthétisée du néolibéralisme. C’est pourquoi il doit être détruit lui, pas le capitalisme.
La démocratie est un rapport social énigmatique. Son étymologie indique que le peuple a le pouvoir, que le peuple est souverain. Le souverain n’est pas une transcendance, ce n’est pas Dieu, ce n’est pas une personnalité exceptionnelle. Mais le mot ne dit pas comment le pouvoir doit être légitimé. C’est un problème de fond, car le pouvoir ne comporte aucune éthique. Avoir le pouvoir c’est toujours en avoir plus, dominer autrui. Qu’est-ce qui rend le pouvoir du peuple légitime ? Quelle doit être l’appartenance sociale qui lui est liée ?
Il doit y avoir des médiations. Ce n’est pas le vote qui peut le permettre. La représentation par le vote n’empêche absolument pas l’exploitation des minorités par la majorité. Il faut donc des contre-pouvoirs légitimes et efficaces. Qu’est-ce qui a créé des contre-pouvoirs ?
Ce n’est pas la démocratie en tant qu’abstraction ce sont les luttes sociales. Les contre-pouvoirs sont l’enjeu des luttes sociales. Ces luttes sociales sont extrêmement fragiles, car s’il y a une domination par le capitalisme qui apparaît à l’intérieur de la démocratie, elle se dégrade, et c'est ce qui se passe depuis quarante ans.
Le néolibéralisme a entraîné la dégradation de la démocratie par la recherche de la rente
Ce qui avait été dit au niveau des théoriciens standards avec le développement du néolibéralisme et donc de l’économie de marché, c’était que l’on allait aller enfin vers l’idéal qui est la concurrence parfaite. C’est exactement l’opposé qui s’est passé : une énorme concentration du capital et par conséquent une énorme concentration du pouvoir. Cette concentration se trouve dans la recherche de la rente, non pas du profit normal de la concurrence parfaite mais des rentes de toute nature :- La rente financière, favorisée par l’endettement à bas coût que les banques centrales ont systématiquement favorisé.
- La rente digitale[2], par capture des plateformes internet et appropriation gratuite des données individuelles par les GAFAM. Le numérique est la plus grande menace. aujourd’hui.
- La rente d’agglomération spatiale dans les mégacités, qui dévaste les territoires.
- La rente d’influence sur la puissance publique étant donné la pénétration interne de l’espace public par les lobbys des grandes entreprises qui se financent par l’évasion fiscale massive qui détruit les capacités de la puissance publique.
Ce risque est reconnu par les institutions internationales parce qu’il a un impact macroéconomique. Cette concentration du capital a entraîné comme conséquences structurelles : la fragmentation sociale, l’explosion des inégalités, la prolifération de la pauvreté et les vulnérabilités financières. Le changement massif dans la répartition des revenus entre profits et salaires a entrainé une énorme insuffisance de demande par insuffisance de revenus pour la masse de la population. La demande étant devenue structurellement déficiente et l'augmentation de l’épargne de précaution du fait de l’instabilité qui découle de la finance ont eu comme conséquence la stagnation séculaire, c’est-à-dire une croissance basse auto-entretenue par la logique même du processus capitaliste.
La dette obligataire des entreprises est devenue très élevée entraînant des vulnérabilités dans les bilans face à la possibilité de remontée brutale des taux d’intérêt.
Les relations internationales se dégradent aussi très vite, ceci est caractéristique des époques de rupture. Cela a été le cas à la fin du XIXe siècle, lorsqu’il y a eu déclin de l’hégémonie britannique et la montée de puissances antagonistes - l’Allemagne et le Japon. Ce qui a mené à la Première Guerre mondiale. La période est extrêmement dangereuse sur le plan international, car chacun sait que la guerre commerciale est un prétexte à une guerre beaucoup plus profonde ; c’est-à-dire la guerre menée par les États-Unis pour bloquer l’avancée de la Chine au niveau de la frontière technologique. Le plus probable est une déglobalisation, ce qui c’était produit au début du XXe siècle.
Nous avons besoin d’un nouveau contrat social relié à une croissance inclusive et soutenable
Quatre éléments de base, quatre thèses, qui forment un processus circulaire :- Il ne peut y avoir de transition écologique sans justice sociale réelle et perçue. Elles sont absolument complémentaires sinon il n’y aura pas de transition écologique donc il s’agit bien de sortir du néolibéralisme.
- La justice sociale implique le plein emploi, des salaires décents et une protection sociale préservée.
- Ces objectifs de politique économique requièrent la transformation des structures de production dans le sens d’une économie circulaire établissant une complémentarité urbain/rural sur les territoires. Le territoire redevient la base fondamentale à l’encontre des chaînes de valeurs mondiales, la base fondamentale du développement d’une économie soutenable.
- Une économie circulaire ne peut être atteinte sans transition écologique.
Le point crucial est la complémentarité essentielle entre la justice sociale et l’écologie politique. Pourquoi ?
Dans le livre collectif « Capitalisme le temps des ruptures » qui vient d’être publié, Aglietta et ses collègues ont travaillé à partir de Rawls. Quelles sont les bases du choix social ? Quelles sont les bases de ce qui permet à l’État de retrouver son rôle fondamental ?
La base de la justice sociale c’est ce que Rawls appelle la jouissance des biens premiers dont nul ne doit être privé pour qu’une société puisse être déclarée juste. Quels sont les biens premiers qui se sont massivement dégradés avec le néolibéralisme ? Un logement décent pour tous, l’accès égal au service de santé, l’éducation de base, les transports publics, la sécurité et un environnement sain. Dans le monde anglo-saxon, la dégradation de tout cela a été importante dans les quarante dernières années, moins chez nous, car notre système de protection sociale a pour l’instant, tenu.
La production des biens premiers implique l’action publique, le retour de l’état dans une dimension structurelle fondamentale et non dans la redistribution. On ne s’en sortira pas avec seulement la redistribution, car les lobbys, évidemment, viendront tout de suite puisqu’ils ont les leviers du pouvoir, il remettront en cause la redistribution. Il faut vraiment que les structures fondamentales de la société rétablissent des biens communs qui ont été détruits au cours du temps par le développement du capitalisme financiarisé.
La démocratie participative doit être le vecteur et la force sociale pour le permettre. Deux dimensions lui sont essentielles :
- le territoire, l’économie circulaire ; donc des niveaux de responsabilités citoyennes qui se réapproprient dans des espaces dans lesquels c’est possible.
- dans l’entreprise.
Enfin, concluons sur la gouvernance des entreprises, une gouvernance capables de donner un contenu à un capitalisme responsable en cinq modalités simples à énoncer, difficiles à réaliser :
- Les entreprises doivent payer leurs impôts, l’évasion fiscale est le moteur de la destruction de la société.
- Investir dans le capital humain de l’entreprise comme une dimension essentielle de la stratégie à tous les niveaux de l’organisation et pas seulement au niveau du management le plus élevé, car l’entreprise est un collectif, une équipe et l’innovation peut venir de tous les niveaux de l’organisation y compris des plus modestes. Peut-être que les plus modestes sont ceux qui fécondent une innovation qui remonte à l’ensemble de l’entreprise et qui crée vraiment de la valeur pour tous.
- Adopter un modèle de gouvernance qui facilite et récompense l’innovation à tous ces niveaux. Et donc une participation dans l’entreprise qui n’a plus rien à voir avec le fait que l’entreprise doit uniquement, aller dans le sens de l’intérêt des actionnaires. C’est une autre entreprise : une entreprise participative.
- Accepter une régulation pour ce qui est du lien entreprise/finance qui rende les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) obligatoires (et non pas la valeur actionnariale exclusivement) pour que la hiérarchie managériale soit responsable des principes qu’elle prétend servir.
- Les investisseurs institutionnels devraient désinvestir des entreprises qui ne respectent pas les standards ESG et réinvestir dans des entreprises qu’ils pousseraient eux-mêmes à les réaliser.
Approfondir :
- Notes de lecture : « Capitalisme : Le temps des ruptures » sous la direction de Michel Aglietta, Variances, 20 Nov 2019"Ce livre (...) s’inscrit dans une perspective historique selon le principe d’étude de la théorie de la régulation et cherche à penser autrement et à long terme les rapports entre finance, croissance et climat. Il mélange à la fois une approche macro-économique avec une estimation de la croissance potentielle, un retour sur les déterminants de l’inflation, l’importance de la prise en compte du cycle financier mais également des études micro-économiques sur le comportement d’épargne des ménages et d’investissement des entreprises. L’étude du comportement d’investissement met l’accent sur le caractère stratégique du choix auquel les directions d’entreprises sont confrontées en arbitrant entre croissance interne et externe et, parallèlement, entre versement des dividendes et préservation de la capacité d’autofinancement. Sont mises en avant la dépendance de l’investissement au cours des actions et la domination du cycle financier sur le cycle conjoncturel. Du côté des ménages, la forte hausse des inégalités patrimoniales a pour conséquence une inadéquation entre les comportements d’épargne des ménages et les besoins des entreprises. En conclusion, le livre revient sur la nécessaire prise en compte du risque climatique. Il est refusé de réduire la complexité du climat à une fonction de dommage monétaire propice à un arbitrage entre coût et avantage de l’action climatique. Il est considéré comme fondamental de lier les facteurs de transition et de transformation du capitalisme en liant la temporalité écologique avec les temporalités sociales, économiques et financières.- Réformer ou détruire le capitalisme ? Michel Aglietta, 18 Nov 2019
En filigrane, l’ouvrage défend l’idée que le capitalisme financiarisé, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est pas soutenable face aux enjeux sociaux et environnementaux actuels et qu’une réforme est à mener face à la perte de sens entre la finance et l’économie réelle. Si l’on souhaite que la croissance inclusive et soutenable ne soit pas qu’une théorie, il est donc nécessaire de s’interroger sur les mutations à entreprendre."
- Une interview d'une heure environ sur l'ouvrage collectif « Capitalisme : le temps des ruptures » :
1/3 - Crise idéologique et dérive de la finance, M. Aglietta, Xerfi, 2 Déc 2019
2/3 - Un système de superprofits de rentes, Michel Aglietta, Xerfi, 9 déc 2019
3/3 - Transformer le système, Michel Aglietta, Xerfi, 16 Déc 2019
[1] Michel Aglietta (wikipedia) :
[1970 : Première] recherche sur la croissance de longue période avec pour objectif d’étudier les grandes évolutions du capitalisme américain pour repérer des régimes de croissance historiquement situés et liés à des modes d’action publique et au développement des organisations de salariés dans la Grande Dépression. Il cherche notamment à expliquer la croissance soutenue de l’après-guerre par rapport à l’instabilité de l’entre-deux-guerres. Sa thèse porte sur la régulation du monde de production capitaliste en prenant comme exemple les États-Unis (1870-1970). (…)[2] Illustration de la rente numérique : Les milliardaires de l'informatique, pourquoi y en a-t-il autant ? Décryptualité, April, 16 Déc. 2019
Fondateur en 1976, avec Robert Boyer, de l'école de la régulation.
Les régulationnistes s’intéressent aux facteurs de déstabilisation lors d’une crise. Ils recherchent quelle configuration institutionnelle a permis de surmonter les crises. L’étude porte sur l’État-nation car les institutions sont intimement liées à leur cadre national. (…)
Il est spécialiste d’économie monétaire internationale et connu pour ses travaux sur le fonctionnement des marchés financiers, qui ont permis de mieux connaître l'histoire des bourses de valeurs. Il a dans plusieurs ouvrages souligné ce qu'il considère être des failles du système financier.
[Il] a étudié les relations entre les structures des systèmes financiers et la croissance économique. La libéralisation financière engagée dans les années 1980 a été envisagée comme un moyen d'améliorer l'efficience des marchés financiers à un niveau mondial (la concurrence devait conduire à une allocation optimale des capitaux et à une baisse des taux d'intérêts) et finalement à la croissance. Mais pour Aglietta, le passage à une économie financière globalisée s'est accompagnée d'une instabilité cyclique et d'un risque de système (ou risque systémique). La défaillance d'un agent conduit par effet de contagion (ou effet mimétique) à une crise financière généralisée. Pour que la mobilité des capitaux serve véritablement l'économie réelle, Aglietta insiste sur la nécessité d'instaurer de nouvelles règles, de renforcer le contrôle prudentiel des marchés et de conduire des politiques contra-cycliques plus actives.
La moitié des 10 milliardaires les plus fortunés sont issus du monde de l'informatique. Sans doute en raison à la fois de la nature immatérielle de l'informatique et du mouvement d'appropriation tous azimuts mené par ces acteurs. (débute à 2min50)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire