Sur le principe d’habituation à la perte de biodiversité (s’habituer à l’anormal) et hommage à un peuple de minuscules à qui nous devons la vie. Un documentaire magnifique de Ballade Mentale (17')
Extraits de la transcription, passages en gras rajoutés, les sources sont sur la page de la vidéo.
« Nous est alors revenu en mémoire le souvenir de notre toute première plongée en Polynésie, quand en sortant de l’eau après avoir pour la première fois de notre vie croisé un requin et alors que nous jubilions intérieurement, le moniteur nous dit à demi-mot qu’il était désolé que le site soit actuellement si dépeuplé. Étrangement, l’incroyable pour nous était décevant pour lui, car fort de son expérience, il savait en finesse ce que ce site avait de mieux à offrir, il l’avait vu évoluer, changer au fil des années et avait donc conscience de ce qu’il avait perdu. Ici, nous dit-il, il y avait avant le dernier épisode de blanchiment bien plus de coraux. Aujourd’hui beaucoup sont étouffés par les algues, et tout l’environnement prenant appui sur ces maisons pour poissons s’est retrouvé perturbé, bon nombre de requins ont fini par partir.
Tout ceci nous ne l’avions pas vu, et ce n’est que plus tard, en plongeant sur des écosystèmes équivalents, mais cette fois-ci en bonne santé que nous avons saisi ce qu’il voulait dire. Nous avions, lors de nos premières plongées, pris un récif légèrement endommagé pour un paradis qui, bien qu’il ne le soit pas, restait en l’état bien plus impressionnant et riche que tout ce que nous avions pu voir Théo et moi, au cours de notre courte vie de plongeurs. Avec pour seul point de comparaison notre vécu, n’ayant jamais eu l’occasion de plonger sur un récif corallien en parfaite santé nous n’avions pas remarqué que la faune sur ce site était petite et en nombre plus réduit. (...)
On pourrait se demander, dans le fond, quel mal y a-t-il à prendre le dégradé pour normal et le normal pour exceptionnel ? En fait, considérer ce qui a été un peu bousillé comme de petits coins de paradis en dit beaucoup sur l’état général de nos écosystèmes et pose aussi problème sur le long terme. Car la plupart d’entre nous, en ne connaissant depuis toujours que des environnements naturels déjà abîmés, en avons fait une norme intérieure. En ignorant ce à quoi la nature pouvait bien ressembler avant, nous prenons le risque de ne pas voir nos environnements comme étant dégradés, étant donné que cet état est déjà souvent devenu pour notre génération, habituel. Dès lors tout ce qui se porte bien, en un sens dépasse les bornes, est hors de notre norme et donc perçu par nous comme exceptionnel. Et puis, cette difficulté à connaître l’état qu’aurait un milieu s’il était en bonne santé, à percevoir les changements, les déclins auxquels nous n’avons pas assisté fait que chaque génération redéfinit ce qui est “naturel” en fonction de son vécu et avec le temps finit sans le voir venir, par s’habituer à l’anormal.
Aujourd’hui, dans de nombreuses régions du monde certaines espèces sont devenues si rares que plus personne ne se souvient des époques où elles étaient présentes en abondance. Ces souvenirs se sont perdus, et la disparition d’une espèce rare n’est ce pas tout compte fait quelque chose d’attendu, de normal ? Le danger est là, comment savoir ce que l’on a perdu si on ne l’a jamais vu ? Comment préserver et sauvegarder, si on ne connaît pas l’état précis de ce qui nous a précédé ? (...)
De la même manière, si l’on pouvait téléporter un pêcheur d’aujourd’hui au début du siècle dernier il y a fort à parier qu’il ait l’impression de remonter dans ces filets des prises hors-normes, énormes étant donné qu’au cours des 50 dernières années nous avons prélevé 90 % des gros poissons des océans et par là même changé le niveau de référence à l’échelle du globe de génération entières de ceux qui vivent de la mer. (...)
En réalité, si les récifs coralliens se portent bien, ils sont naturellement peuplés de quantité de gros poissons et de requins. Car sous l’eau, dans bon nombre d’écosystèmes marins en bonne santé les pyramides de biomasse sont inversées. Ainsi si vous pesiez tous les animaux d’une barrière de corail pleine de vie vous obtiendriez bien plus de masse au sommet de la chaîne alimentaire qu’à sa base. Dans certains cas, les prédateurs peuvent compter pour près de 85 % de la biomasse animale totale d’un récif. (...)
Cette bizarrerie de pyramides inversées qui peut sonner comme étrange à nos oreilles de créature terrestre, est sous l’eau, majoritairement la norme lorsque les écosystèmes sont au sommet de leur forme. En gros les petits animaux situés en bas de la chaîne alimentaire y sont capables de se renouveler et grandir si rapidement qu’ils permettent grâce à leur production continue de matière organique à un très grand nombre de prédateurs de trouver de quoi se nourrir. (...)
Ailleurs dans les océans la vie est plus diluée et ne s’épanouit pas nécessairement près des côtes, d’ailleurs si on la considère du point de vue des quantités on constate que la totalité des poissons, requins, mammifères marins, mollusques et autres crustacés ne représentent même pas 1 % de l’ensemble de la faune marine. En réalité, la grande majorité du vivant océanique est constitué par un petit peuple qui n’est pas suffisamment grand pour être vu par nos yeux, un petit peuple invisible, mais qui représente 98 % de la biomasse des océans.
Si vous récoltiez un litre d’eau de mer à proximité de la surface pour l’étudier au microscope vous y trouveriez, en suspension en train de barboter, des dizaines de milliards de minuscules microorganismes. En nombre et en moyenne pour chaque litre près d’un million de micro algues, cinq millions d’unicellulaires, un milliard de bactéries, et des dizaines de milliards de virus. On estime qu’à eux seuls, l’ensemble des virus présents dans les océans contient autant d’atomes de carbone que 250 millions d’hypothétiques baleines à bosse.
Invisible à l’œil nu, dans les eaux proches de la surface, là où le soleil perce, on retrouve en quantité du phytoplancton, des organismes microscopiques qui pilotent en grande partie la santé de nos océans. Bien qu’il ne représente que 1 % de la biomasse des organismes photosynthétiques de notre planète, ce plancton végétal à la durée de vie courte, mais se reproduisant rapidement est responsable de près de 45 % de la production primaire à l’échelle du globe. De par ce renouvellement continu, le phytoplancton est à la base de bon nombre de chaînes alimentaires et permet l’existence de nos pyramides inversées.
Et puis, non content de faire que boire la tasse revient à ingurgiter une soupe microbienne nourrissante, l’incroyable performance du phytoplancton dans sa capacité à se renouveler permet la production de la moitié de l’oxygène de notre planète et contribue à la régulation des taux de dioxyde de carbone atmosphérique. Car en fixant une partie du C02 dissous dans l’océan dans son organisme, le plancton d’origine végétal contribue à réguler le climat et cela en étant indirectement à l’origine de la plus grande migration animale de notre planète. Tous les jours à l’échelle de l’ensemble des océans, un peu avant le coucher du soleil, le zooplancton constitué d’une myriade de petits animaux microscopiques présents dans les premières centaines de mètres sous la surface, remonte pour venir se nourrir du phytoplancton. Et lorsqu’au petit matin ce plancton d’origine animale replonge se mettre à l’abri des prédateurs dans les profondeurs, il emporte avec lui le C02 fixé dans les organismes photosynthétiques qu’il a ingurgité. Ainsi, chaque jour, encore et toujours, cette migration quotidienne qui suit les rythmes du soleil contribue à transporter verticalement l’énergie et la matière tout en mélangeant la colonne d’eau. (...)
Maintenant plus que jamais, il est essentiel de s’intéresser à nos méconnaissances, de savoir à quoi les environnements ressemblaient et ressemblent, afin de perdre ces habitudes de voir comme normales et naturelles des choses cassées. Car dans le fond, aussi beau que soit ce panorama, il n’est pas normal d’avoir en sa présence la sensation de se retrouver face à de l’exceptionnel, d’avoir en quelques décennies, quelques siècles, oublié que les paradis aujourd’hui pour beaucoup perdu, ont été pendant longtemps la norme. Ces hotspots de biodiversité, refuge spectaculaire d’une vie foisonnante sont aujourd’hui devenu l’exception, à nous de faire en sorte que l’opulence et l’abondance redeviennent la règle, l’exceptionnellement bien préservé la norme. »
Un commentaire de « Mel720001 » sous la vidéo :
« Ce qui est naturel ne l'est pas vraiment complètement, car on se fie au présent puisque le passé est déjà effacé. Exemple de la Méditerranée :
Durant l'antiquité, il y avait des lions en Grèce, en Turquie... Disparus depuis longtemps et dont les seuls souvenirs sont sur des poteries ou dans les mythes et légendes. Parlera t-on un jour des rhinocéros, des éléphants, comme de très anciennes légendes. Et pourtant, il existait des éléphants nains sur certaines îles méditerranéenne. Est ce Hercule qui a tué le dernier lion de Némé ou bien les Romains qui les importaient d'Afrique du Nord pour leurs jeux du cirque ?
Des forêts primaires abritaient ce monde là : chênes, châtaigniers, des arbres feuillus, si bizarres à nos yeux dans cette région. Nous avons seulement quelques pins se livrant péniblement des duels pour avoir accès à l'eau et aux nutriments, ressources devenues si rares.
Les forêts naturelles ont disparus de par le monde et nous qualifions de "purement méditerranéen" des paysages comme le maquis ou la garrigue, environnement que nous avons pourtant créé nous même par le sur-élevage depuis des siècles.
Même l'Amazonie, cet enfer vert paraissant le dernier bastion de la nature, a profité des tribus autochtones et nomades, s'installant, cultivant quelques années avant de partir en semant des brûlis sur leur passage, brûlis qui ressourçait la terre en la rendant fertile. Et ce cycle se répétant.
Si l'Homme fait bien partie de la nature, alors ceci n'est il pas naturel ? Mais s'il se considère tellement au dessus, alors admettons que ce que nous voyons, aujourd'hui, n'est que résultat humain. La Terre est un immense jardin, cultivé depuis fort longtemps... »
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