Revue de web du 1er trimestre 2019 - inégalités, économie, Euro, démocratie, contrôle social…

Exergue

Beaucoup de gens ne mesurent pas encore l’impact de ces dérives dangereuses car ils ne croient pas que la France qu’ils ont connu depuis 50 ans puisse un jour se transformer en une sorte de dictature de riches néolibéraux œuvrant pour des intérêts étrangers et méprisant au plus haut point le bon petit peuple de France. (Strategica 51)

Liens :

Inégalités et classes sociales en France

La « crise » ou l’art d’échapper à la solidarité, Observatoire des inégalités, 22 mai 2013

La France invisible des serviteurs, Observatoire des Inégalités, 4 mai 2017

Qui sont les privilégiés en France ? Observatoire des inégalités, 11 fév 2019

Comment évoluent les revenus des riches, des pauvres et des classes moyennes ? Observatoire des inégalités, 28 fév 2019


Économie

Richesse et pauvreté des nations, David S. Landes (recension), France Culture, 21 déc 2018

Economics After Neoliberalism, Naidu, Rodrik, Zucman , Boston Review, Feb 15, 2019

Editorial. Tout comprendre: la crise, les dettes, le populisme, Bruno Bertez, 5 mars 2019


La santé économique de l'Allemagne

Allemagne : la fin de la prospérité, Alternatives Economiques, 7 mars 2019

La nouvelle question allemande, Elie Cohen, 13 mars 2019


Zone Euro

Retour de la politique industrielle, Charles Wyplosz, 4 mars 2019

« Ce qui fait le lien social, c'est l'euro » - Entretien avec Michel Aglietta et Nicolas Leron, LVSL, 14 fév 2019

“La tragédie de l’euro” ou l’incroyable bulle cognitive dans laquelle l’Europe s’est enfermée : interview exclusive de Ashoka Mody, auteur du livre économique de l'année 2018 aux Etats-Unis, Atlantico.fr, 2 fév 2019


Pouvoirs financiers au XXe siècle

Quand les banquiers se mêlent de politique, L'investisseur sans costume, 1 fév 2019


Géopolitique

L'Europe face à l'affolement du monde, entretien vidéo, Médiapart, 17 fév 2019


Démocratie

« La démocratie n'existe pas, c'est un principe vers lequel on tend », Usbek & Rica, 7 mai 2018

25 ans d’insurrection zapatiste : « C’est une forme de démocratie réelle, radicale », Rapports de Force, 20 fév 2019

Deuxième Appel des Gilets Jaunes de Commercy : l'assemblée des assemblées ! vidéo 6 minutes, 29 déc. 2018


Référendum d'initiative citoyenne

Élire, c'est renoncer à voter - pour un référendum d'iniative populaire, Mérome, 15 janv 2019

RIC: Le débat inutile, Le blog de Descartes, 12 fév 2019

Dufoing: “Vérités et mensonges sur le RIC”, L'inactuelle, 21 jan 2019


Julia Cagé: « Le prix de la démocratie » (livre)

Julia Cagé, Le prix de la démocratie, Arthur Jatteau, 14 janv 2019

Le prix de la démocratie : entretien avec Julia Cagé, SES ENS, 15 mars 2019

Julia Cagé: «La France tend de plus en plus vers la ploutocratie», , entretien vidéo, Médiapart, 17 janv. 2019


Contrôle Social

Loi “anticasseurs” : un député centriste dénonce un retour au “régime de Vichy”, L'Obs, 31 janv 2019

France : le régime prépare des punitions collectives contre le peuple ou la dérive vers la tyrannie, Strategika 51, 31 janv 2019

TRIBUNE. Loi “anticasseurs” : “Pourquoi nous, avocats, ne protestons-nous pas plus fermement ?”, L'Obs, 5 fev 2019

Violences policières : un élu raconte, Ballast, 14 décembre 2018

Comment le pouvoir reprend la main sur le savoir, Arthur Weidenhaun, LVSL, 18 déc 2018

« Le sens de l'effort » (M6), ou comment « divertir » en humiliant de jeunes chômeurs, Acrimed, 7 mars 2019


En Chine

Surveiller pour punir : la notation des citoyens chinois, France Culture, 9 janv 2019

Le crédit social. De l’utopie vertueuse à « Big Brother », QuestionChine.net, 11 mars 2019


Shoshana Zuboff: « The Age of Surveillance Capitalism » (livre)

Surveiller et prédire, La Vie des idées, 7 mars 2019

Bienvenue dans l'ère du capitalisme de surveillance, France Culture, 7 mars 2019

Un capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff, Le Monde diplomatique, janv 2019


La fabrique de la réalité

Gilets jaunes: ne croyez pas la télé! André Gunthert, 2 déc 2018

Décryptualité du 18 février 2019 - Tout est faux (audio, 13 minutes), April, 19 fév 2019


Michel Onfray sur l'élite et les gilets jaunes

Butez-les jusque dans les chiottes! Michel Onfray, 8 janv 2018

Une Légitime défense, Michel Onfray, 13 janvier 2019

Le monologue de la pipe, Michel Onfray, 19 janv. 2019


Juan Branco sur Macron

Juan Branco désosse Macron, Là-bas si j'y suis, 21 déc 2018


François Bégaudeau sur la bourgeoisie

La bourgeoisie est-elle toujours en marche ? France Culture, 28 janv 2019

Le Grand Oral de François Bégaudeau, écrivain et scénariste, RMC, 23 janv 2019



Les extraits qui ont retenu mon attention :

Inégalités et classes sociales en France

La « crise » ou l’art d’échapper à la solidarité, Observatoire des inégalités, 22 mai 2013

“Connaissez-vous un Français qui échappe à la « crise » ? Le mot est dans toutes les bouches : rien de tel que de se poser en victime pour échapper à un effort de redressement national. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.”
Tentez donc un petit jeu très simple. Trouvez une personne - un cadre supérieur type - qui vit avec 3 500 euros par mois après impôts et prestations sociales et qualifiez-le de « riche ». Sa réponse fuse : « pas moi » ! En France, le diplôme est signe d’intelligence, mais on a la richesse honteuse. Assurément, à ce niveau, on se situe à des années lumières des plus grandes fortunes de France, qui perçoivent des centaines d’années de Smic par an. Maurice Levy, le PDG de Publicis et Carlos Ghosn, PDG de Renault, touchent chacun plus d’un millénaire de Smic chaque année. Sauf que notre cadre supérieur appartient, selon l’Insee, au groupe des 10 % les plus aisés (après impôts et prestations sociales). Le seuil est de 3 000 euros pour une personne seule (à 3 900 euros, on entre au sein des 5 % les plus aisés), 4 500 euros pour un couple sans enfants et 6 300 euros pour un couple avec deux enfants de moins de 15 ans. L’opération n’a qu’un but, effacer les hiérarchies sociales en étendant l’espace des classes moyennes. Et reporter sur d’autres l’effort de solidarité…

La France invisible des serviteurs, Observatoire des Inégalités, 4 mai 2017

La transformation de la France en une société de services a redistribué les rôles sociaux entre ceux dont le travail se fait dans la lumière et une classe de serviteurs, dont le travail est invisible. Le point de vue de Denis Maillard.”
En une quarantaine d’années, l’individualisation, la globalisation puis la numérisation ont largement transformé la France en une société « orientée client ». Le client n’est pas seulement roi, il impose son empire à la France. Et cette mutation silencieuse n’est pas sans conséquence sur la redistribution des rôles sociaux et la manière de vivre son travail, selon que l’on se sente appartenir au back office de la société de service ou à son front office ; selon que l’on se tienne dans l’invisibilité du travail contraint au service des autres ou dans la lumière du travail visible et reconnu comme tel.(…)

La France du back office(…)

Livreurs de 5 heures du matin dans les grandes villes ou magasiniers qui mettent en rayon ou « en ligne » des milliers de produits ; ouvriers du bâtiment ou supplétifs de la restauration ; manutentionnaires d’abattoirs ou soutiers de la distribution qui préparent et conditionnent tout ce que nous achèterons sur le pouce durant la journée, aides-soignantes, infirmières, policiers ou fantômes qui, tôt le matin ou tard le soir, passent l’aspirateur dans les bureaux, vident les corbeilles à papier et nettoient les toilettes… Tous ces citoyens en back office vivent leur travail de manière contrainte. Souvent moins diplômés, ils ont pour la plupart d’entre eux le sentiment d’être invisibles et, en même temps, d’être ceux qui font « tenir » la société, qui font qu’elle se poursuit malgré tout. Ils savent le besoin qu’on a d’eux et le peu de reconnaissance qu’ils en obtiennent.(…)

Le front office, au contraire, vit le travail sous l’angle de l’épanouissement et de la libération. Vivre de sa passion est son leitmotiv au point qu’il en oublie qu’il s’agit avant tout de travail. Un travail lumineux où la stabilité du monde et la qualité de vie sont premières, notamment dans les grands groupes. Ici, l’épuisement professionnel et le stress sont surtout la rançon d’une tension entre la pression du marché, l’obsolescence d’une organisation du travail héritée de l’ère industrielle et l’aspiration à l’épanouissement propre aux individus contemporains.

Qui sont les privilégiés en France ? Observatoire des inégalités, 11 fév 2019

La dénonciation des « élites » est une façon de dissimuler habilement les privilèges dont dispose une frange beaucoup plus large de la population qui vit à l’abri de la crise. Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.”
Au cours des vingt dernières années, leur niveau de vie annuel moyen des 10 % les plus riches a progressé de 11 300 euros pour dépasser les 56 000 euros nets après impôts et prestations sociales. Pendant ce temps, le revenu des 10 % les moins favorisés a augmenté de 1 400 euros (il atteint 8 400 euros nets annuels). Et même stagné sur les quatorze dernières années. (…)

Rebaptisées « classes moyennes supérieures », ces classes aisées tentent d’associer leur sort à celui des catégories moyennes qui se situent au milieu du gué (environ 1 700 euros mensuels pour une personne seule) et dont les revenus stagnent depuis dix ans. Une frange entière de la population cherche ainsi à échapper à l’effort fiscal [3]. (…)

Les privilégiés d’aujourd’hui ne sont pas seulement les bénéficiaires de revenus élevés, mais aussi tous ceux qui sont protégés des aléas du chômage, d’une rupture de parcours professionnel qui conduit à une baisse quasi certaine des revenus, parfois conséquente : au premier chef, ce sont ceux qui disposent du statut d’emploi protecteur de la fonction publique et de bien d’autres organismes parapublics où, en pratique, personne n’est jamais licencié. Où, en revanche, on emploie des précaires en pagaille. À niveau de vie équivalent, savoir que l’on disposera d’un salaire tous les mois jusqu’à sa retraite est devenu, au bout de quarante ans de chômage de masse, un déterminant central des conditions de vie, par la stabilité qu’il procure et pour les droits qu’il ouvre, notamment dans l’accès au logement. Certes, une partie des fonctionnaires – comme les enseignants du primaire – acceptent en contrepartie des revenus limités rapportés à leurs qualifications. Il n’en demeure pas moins que l’avantage est là. (…)

Face à la crise, le niveau de protection résulte par ailleurs pour beaucoup de la taille de l’entreprise. La bureaucratie privée a elle aussi son lot d’avantages [4]. La condition salariale dans les grandes entreprises, du niveau de salaire à la couverture santé, en passant par les multiples avantages du comité d’entreprise, n’a rien à voir avec celle du commun des salariés qui n’a rien de tout cela (…)

Sur le marché du travail, au-delà du statut, le privilège qui structure le plus notre société est le titre scolaire, véritable capital culturel, selon l’expression du sociologue Pierre Bourdieu. Dans une société où la croyance dans la valeur des diplômes est démesurée [6], les inégalités sociales ont une bien plus grande légitimité. L’État vous délivre un titre sensé sanctionner votre mérite personnel. (…)

La carapace du diplôme joue un rôle énorme. Le taux de chômage des sans-diplôme s’élève à 17 %, contre 5,2 % pour ceux qui ont au moins un diplôme de niveau bac + 2. Et il s’agit d’une moyenne. Si l’on ne considère que ceux sortis depuis un à quatre ans du système scolaire, 48 % des sans-diplôme sont au chômage contre seulement 9 % des diplômés de bac + 2 au moins. Certes, les cas de surdiplômés sous-embauchés ou au chômage existent et se développent. Pour eux, le déclassement est particulièrement violent puisqu’ils sont censés sortir du lot. Il n’empêche : l’exception ne fait pas la règle. Elle ne doit pas occulter les difficultés des jeunes peu diplômés, dont la crainte n’est pas le déclassement mais l’absence même de classement. (…)

Dans la suite du cursus scolaire, du primaire au lycée, l’« élitisme républicain » de notre système éducatif est un élitisme social déguisé. Les programmes, la place des savoirs théoriques, l’évaluation-sanction répétée, sont taillés sur mesure pour les enfants de diplômés, en particulier d’enseignants [7], qui maîtrisent les règles du jeu implicite qui assurent une bonne insertion dans le système scolaire, le « code secret » de l’école. 90 % de leurs enfants obtiennent le bac, deux fois plus que les enfants d’ouvriers non qualifiés : ces derniers sont-ils moins « méritants », moins « intelligents » ? L’orientation des jeunes reste un parcours dans lequel les familles maîtrisant les arcanes des filières, disposent d’informations sans commune mesure avec la masse des autres parents. Un énorme privilège. (…)

La plupart des dirigeants demeurent aveugles aux difficultés sociales que rencontrent les catégories modestes et moyennes, et se rassurent en ne cessant de se répéter que « c’est pire ailleurs » et qu’on en fait assez. Ils ne veulent pas comprendre que si le Rassemblement national de Marine Le Pen progresse, c’est principalement du fait de cet aveuglement, et non parce que les Français se sentent en « insécurité culturelle » dans une France « envahie de barbares » qui vont « remplacer » les blancs. La façon dont une grande partie des médias ont déplacé le débat des inégalités sociales vers la question de « l’identité », en livrant des boucs émissaires étrangers aux classes populaires pour tenter de les séduire, n’a fait qu’entraîner la montée de l’extrême droite (…)

Des privilégiés sont aux commandes. Pas seulement aux plus hauts postes de l’exécutif. Des entreprises aux collectivités locales, en passant par les associations, une bourgeoisie économique (plutôt de droite) mais aussi culturelle (plutôt de gauche) dispose du pouvoir, vit dans l’entre-soi, et n’a aucun intérêt au « changement » qu’elle met en avant comme un slogan en permanence, mais pour les autres… Elle pointe du doigt les ultra-riches, mais elle oublie les quartiers populaires et méprise les couches moyennes pavillonnaires dont l’idéal est écologiquement incorrect [10], qui roule en diesel, fume, fait ses courses dans des « hypermarchés » et regarde la télévision. Elle déteste ces « gilets jaunes » qui se sont emparés des ronds-points. Parce que, au fond, elle a besoin de ces catégories comme serviteurs flexibles à son service (…)

Des think tanks aux lobbies, en passant par des mouvements moins organisés, les groupes qui défendent les intérêts des couches favorisées disposent de moyens de communication considérables. La maîtrise de la parole publique et la médiatisation des intérêts ont pris un poids démesuré dans les décisions des politiques publiques. En face, les « invisibles » [12] – la France peu qualifiée salariée du privé ou au chômage – sont peu audibles. Les quelques mouvements de soutien aux plus précaires (pauvreté, sans-papiers, mal-logement, etc.) se concentrent sur les situations les plus difficiles avec de maigres moyens. Les syndicats ne représentent plus qu’une fraction ultra-minoritaire des salariés – moins de 5 % dans le secteur privé – concentrés dans les grandes entreprises et les services publics. Les mouvements militants issus de milieux cultivés et urbains se passionnent pour les causes modernes d’une société post-68 telle que la préservation de leur environnement, les inégalités dont sont victimes les femmes ou les homosexuels, la consommation de viande, voire la diversité ethno-culturelle. Des causes justes, à condition qu’elles n’amènent pas à oublier les hiérarchies sociales qui structurent notre société, ou pire, qu’elles servent à les masquer. (…)

Dans notre pays, la bourgeoisie économique et culturelle est surtout préoccupée par ses prochaines vacances, payer moins d’impôts, trouver la bonne école pour ses enfants ou manger les bons produits bio. Elle adore la mixité sociale tant que c’est pour les autres. Elle s’encanaille parfois à prôner la « révolution », qu’elle soit ultra-libérale ou anticapitaliste, mais, au fond, ne fait rien pour remettre en cause ses avantages. Au-delà des idéologues, beaucoup de citoyens partagent pourtant la volonté de réformes en profondeur, savent bien que chacun doit balayer devant sa porte et sont prêts à faire un effort. Mais s’indigner est une chose, agir en est une autre.

Comment évoluent les revenus des riches, des pauvres et des classes moyennes ? Observatoire des inégalités, 28 fév 2019

Ces données invalident nombre de jugements sur l’évolution des revenus en France. Tout d’abord, le revenu des plus riches s’est beaucoup élevé, mais l’évolution actuelle est moins favorable : leur niveau de vie est le même qu’il y a dix ans. Les couches moyennes ne sont pas étranglées, mais leurs revenus stagnent depuis 2009, ce qui contraste avec les hausses qu’elles ont pu connaître par le passé. Enfin, le niveau de vie des pauvres ne s’effondre pas, mais il est le même qu’en 2003 et en baisse si on le compare à 2008.

Économie

Richesse et pauvreté des nations, David S. Landes (recension), France Culture, 21 déc 2018

“Richesse et pauvreté des nations est publié pour la première fois en 1998 en anglais, traduit en français en 2000 et publié aux éditions Albin Michel. Cet ouvrage majeur d'histoire économique tente de répondre à cette question cruciale : Pourquoi des riches ? Pourquoi des pauvres ?

Economics After Neoliberalism, Naidu, Rodrik, Zucman , Boston Review, Feb 15, 2019

When markets work well, they do a good job of aggregating information and allocating scarce resources. The principle of comparative advantage, which lies behind the case for free trade, is one of the profession’s crown jewels—both because it explains important aspects of the international economy and because it is, on its face, so counter-intuitive. Similarly, economists believe in the power of incentives; we have evidence that people respond to incentives, and we have seen too many well-meaning programs fail because they did not pay adequate attention to the creative ways in which people behave to realize their own goals. (…)

even when some economists recognize market failures, they worry government action will make things worse and sweep many of the discipline’s caveats under the rug. (…)

Economists also often get overly enamored with models that focus a narrow set of issues and identify first-best solutions in the circumscribed domain, at the expense of potential complications and adverse implications elsewhere. A growth economist, for example, will analyze policies that enhance technology and innovation without worrying about labor market consequences. A trade economist will recommend reducing tariffs and assume that devising compensatory mechanisms for people who lose their jobs is somebody else’s responsibility. And a finance economist will design regulations to make banks safe, without considering how these may interact with macroeconomic cycles. Many policy failures—the excesses of deregulation, hyper-globalization, tax cuts, fiscal austerity—reflect such first-best reasoning. To be useful in discussions of real policies, economists have to evaluate those policies in the totality of the context in which they will be implemented and consider the robustness of policies to many possible institutional configurations and political contingencies. (…)

Recent empirical findings, for example, have found that international trade produces large adverse effects on some local communities; minimum wages do not reduce employment; and financial liberalization produces crises rather than faster economic growth.
Economics does have its universals, of course, such as market-based incentives, clear property rights, contract enforcement, macroeconomic stability, and prudential regulation. These higher-order principles are associated with efficiency and are generally presumed to be conducive to superior economic performance. But these principles are compatible with an almost infinite variety of institutional arrangements with each arrangement producing a different distributional outcome and a different contribution to overall prosperity. The recipe thus calls for comparative institutional analysis of economic performance—not glib “markets work” slogans. The abstraction with which economists perceive complex bundles of institutions also gives practitioners tools to help design large scale alternatives—from precision tweaks to the tax code to full-blown visions of post-capitalist societies. (…)

Consider even the simplest economic setting of a perfectly competitive market economy. When an economist draws a supply-and-demand diagram on the black board, she may not list all the institutional prerequisites that lie behind the two curves. Firms have property rights over their assets and can enforce their contracts with suppliers. They have access to credit, can rely on public infrastructure such as transportation and power, and are protected from thieves and bandits. Their employees accept the terms of employment and show up at work each day. Consumers have all the information they need to make reasonable choices. They are reasonably confident that firms do not cheat them. There is a stable unit of value and means of exchange for buying and selling goods. (…)

Clearly markets rely on a wide range of institutions; they are “embedded” in institutions, as Karl Polanyi would say. But how should those institutions be designed? Take property rights as an example. The Coase theorem suggests it does not matter for efficiency how property rights are allocated as long as transaction costs are zero. But the caveat does a lot of work here: transactions costs matter greatly. So, we must make choices. Should a job belong to a company, a worker, or a combination? Perhaps the company itself should be owned by a third party—a local government entity, say—and simply ensure incentive compatibility for managers and workers. That might sound crazy to most Americans, but China has eked unprecedented rates of economic growth out of such a property-rights regime. Perhaps employers should have property rights (for a fixed period) only over new assets they create, with existing assets distributed among other claimants. That too sounds crazy, unless we realize that is exactly what the patent system does, giving innovators temporary ownership over new “intellectual property.” Perhaps the government, on behalf of the general public, should retain part ownership of new technologies since so much of innovation relies on public infrastructure (public R&D and subsidies, higher education, the legal regime, etc.). The choices that need to be made must consider distributional concerns and depend both on our ultimate objectives and the potential fit with local context. (…)

As we grapple with new realities created by digitization, demographics, and their impacts on labor markets, such questions about the allocation of property rights among different claimants become crucial. Economics does not necessarily have definite answers here. Nor does it provide the appropriate distributional weights (how to weigh the returns to workers, employers, and the government, and what procedural and deontological constraints should be respected). But it does supply the tools needed to lay out the tradeoffs, thus contributing to a more informed democratic debate.

Editorial. Tout comprendre: la crise, les dettes, le populisme, Bruno Bertez, 5 mars 2019

Et si on réduit les investissements il n’y a plus de croissance, c’est la stagnation de long terme. La longue dépression. (…)

Pourquoi les élites ne veulent pas que cela soit dit? (…)

Parce que si cela était dit alors le peuple refuserait les faux remèdes actuels! Le peuple dirait comme je le dis: si il n’y a pas assez de profit pour toute la masse de capital qui prétend y avoir droit alors, il faut tuer du capital, il faut l’euthanasier. Il faut tuer le capital fictif, le confisquer en partie , réechelonner les dettes, laisser faire les faillites etc. (…)

Les élites prétendent que si il n’y a pas de croissance c’est parce qu’il n’y a pas assez de demande , elles refusent d’aller plus loin et de reconnaître que si il n’y a pas assez de demande c’est parce qu’il n’y a pas assez de revenus, c’est dire que l’on ne donne pas assez aux salariés. (…)

Les élites disent il n’y a pas assez de demande de la part des citoyens alors créons une demande supplémentaire par les dépenses de l’état! (…)

La démarche efficace consiste à raisonner en terme non pas de profit mais de capital. (…)

Le capital est la relation sociale qui permet de s’attribuer une part du surproduit d’un pays. (…)

Vous pouvez faire en sorte que certains biens qui ont le statut de capital soient détruits, amputés, surtaxés , confisqués. (…)

C’est radical dans les nationalisations. (…)

En passant je suis pour la nationalisation temporaire des banques commerciales et d’investissement , le temps de les restructurer et de leur donner un nouveau business model. (…)

Je pense aux dettes de l’état, elles peuvent étre restructurées, allongées, moratoriées. (…)

Vous pouvez, par une politique monétaire othodoxe faire en sorte , automatiquement, que les entrerpsies zombies, celles qui ne survivent que par l’accroissement continu de leurs dettes, fassent faillite. (…)

Vous pouvez avoir une politique de destruction du monople de certains secteurs qui va détruire leur capital fictif et éviter qu’elles ponctionnent sur le surproduit global: là je pense, au monopole de certains groupes de technologie. ou de pharmacie. (…)

Vous pourvez avoir une vraie politique de service public, qui soit conçue pour satisfaire des besoins et faire en sorte qu’elle soient gérées sérieusement, durement, qu’elles ne soient pas privatisées et ainsi ne viennent pas constituer un capital supplémentaire à rentabiliser. (…)

Mais d’une façon synthetique si vous menez une politique monétaire très rigoureuse et une politique de crédit sévère, vous evitez la constitution de capital inefficace et la selection de ce qui est socialement utile ou inutile se fait par la rareté . (…)

En clair on ne peut pas diriger le profit mais on peut faire en sorte que le capital soit nettoyé, « débarrassé de la pourriture » comme disait Mellon dans les années 30.

La santé économique de l'Allemagne

Allemagne : la fin de la prospérité, Alternatives Economiques, 7 mars 2019

L'avenir du modèle allemand de croissance tirée par les exportations est menacé par la politique de l'America First de Trump et le recentrage de la Chine sur son marché intérieur.

La nouvelle question allemande, Elie Cohen, 13 mars 2019

thème du dernier livre de Marcel Fratzscher The Germany Illusion.

Pour Fratzscher l’Allemagne vit une double illusion, celle de l’excellence de son modèle économique et social et celle d’une possible autonomie par rapport à l’UE
: l’Allemagne prospérerait non grâce à l’Europe mais malgré elle !”

Zone Euro

Retour de la politique industrielle, Charles Wyplosz, 4 mars 2019

Tant que son économie affichait une santé insolente, l’Allemagne s’opposait souvent à la mise en œuvre d’une politique industrielle européenne, prônée par la France. Les Allemands y voyaient la marque des pires instincts français : le colbertisme et la volonté de puissance. Alors que son modèle industriel s’essouffle, voilà que l’Allemagne exprime son soutien à une politique industrielle européenne. Français et Allemands demandent une révision de la politique de la concurrence européenne qui fasse de la place à une politique industrielle commune. L’enjeu est considérable.

Le débat sur la politique industrielle est aussi vieux que l’industrie et on peut parier qu’il va continuer encore et encore. Une grille de lecture est de le présenter comme opposant les naïfs et les réalistes.”

« Ce qui fait le lien social, c'est l'euro » - Entretien avec Michel Aglietta et Nicolas Leron, LVSL, 14 fév 2019

“Michel Aglietta et Nicolas Leron ont publié en 2017 La double démocratie, qui aborde les impasses de la construction européenne et ses défaillances politiques. Loin d’appréhender l’enjeu dans des termes purement techniques, ils en reviennent à une véritable économie politique européenne. À partir d’une analyse fine des problèmes liés à la zone euro et à l’absence d’une Europe politique, ils formulent des propositions afin de sortir par le haut de cette crise en établissant un système de double démocratie, qui n’irait pas à l’encontre de la souveraineté des États. Deux ans plus tard, et à l’approche des élections européennes, nous avons souhaité les interroger sur la pertinence d’une telle approche, alors que la crise européenne s’approfondit. Entretien réalisé par Lenny Benbara. Retranscrit par Anne Wix.”
Ce dont il faut se rappeler des années 1980, c’est qu’il y a un raz-de-marée, une véritable contre-révolution économique par l’arrivée de Thatcher et de Reagan, synonyme d’un néolibéralisme auparavant inconnu, aux États-Unis ou ailleurs. Le libéralisme politique américain observé par Tocqueville n’a rien à voir avec le néolibéralisme qui émerge alors. Il insiste sur les contrepouvoirs de la justice, des médias et de la répartition des responsabilités politiques entre les États fédérés et l’État fédéral. Au contraire, le néolibéralisme a pour caractéristique essentielle d’affirmer que l’État est un obstacle et que c’est le marché financier qui doit diriger l’économie dans son ensemble. Le rôle de l’État se réduit à ses fonctions régaliennes. (…)

Tandis que sont menées dans les pays anglo-saxons des politiques économiques restrictives, Mitterrand arrive avec un projet d’industrialisation du pays – que Chevènement lui avait soufflé – conçu sur la base des outils institutionnels dont on disposait, puisqu’on avait tout nationalisé, à la fois le secteur financier et la plupart des grandes entreprises des secteurs industriels. (…)

Le problème du porte-à-faux s’est immédiatement posé : la France a été mise en difficulté au niveau macro-économique par un déficit extérieur considérable et une pression énorme sur la monnaie. Nous étions déjà dans le SME, le système monétaire européen. Le tournant français se situe le 1er mars 1983 – j’étais à cette réunion – quand Mitterrand a convoqué des économistes sur le conseil d’Attali. Que faut-il faire ? Sort-on du SME ? Doit-on y rester ? La décision que Mitterrand a prise fut de rester dans le SME après une dévaluation conséquente puis de changer de politique en s’accrochant au deutschemark. La France est entrée dans la désinflation compétitive dont elle n’est jamais ressortie. (…)

la France s’est progressivement moulée dans le modèle néolibéral. Il y a eu deux étapes : 1986 avec les premières privatisations et ensuite 1995 avec l’abandon total de la propriété du capital des entreprises que Balladur avait voulu constituer en noyaux durs par les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les compagnies d’assurance essentiellement, de la propriété des grandes entreprises. L’actionnariat s’est rapidement internationalisé avec l’entrée des fonds de pension et des hedge funds anglo-saxons. Nous sommes entrés dans un système anglo-saxon en dix ans. (…)

la relance de l’Europe a suivi l’orientation britannique avec l’Acte unique européen de février 1987, par lequel nous poursuivons l’intégration dans le domaine financier. L’Acte unique est entièrement néolibéral puisque la monnaie est considérée à ce moment-là – c’est là que le groupe Delors est lancé et j’y participe – comme un couronnement de la finance pour pouvoir diminuer les coûts de transaction. (…)

deuxième choc qui est la réunification allemande. Mitterrand veut à tout prix accrocher l’Allemagne à l’Europe par ce qui est essentiel pour les Allemands, c’est-à-dire la monnaie. Kohl est d’accord mais sous la condition que la nouvelle monnaie, l’euro, ait les caractéristiques du deutschemark. Or l’ordolibéralisme germanique est profondément différent du néolibéralisme anglo-saxon. L’ordolibéralisme, développé par l’école de Francfort, est une doctrine qui se méfie énormément de la finance, ne reconnaît pas la notion de processus financier auto équilibrant, ni celle d’efficience financière. L’ordolibéralisme promeut un cadre institutionnel fort et centré sur la monnaie qui permet d’éviter que tout pouvoir arbitraire, notamment un pouvoir financier, ne s’assure une prépondérance politique. (…)

la loi fondamentale allemande ait été créée bien avant la République fédérale. La loi fondamentale a un principe d’éternité dans sa conception de la démocratie qui est institutionnalisé dans le lien social qu’est la monnaie. La monnaie est considérée comme le pivot sur lequel s’établissent des institutions qui permettent d’éviter la prise du pouvoir politique par des entités, disons non libérales ; non démocratiques. La monnaie a besoin d’une légitimité politique. Vous avez donc deux sortes de légitimités qui arrivent en même temps en Europe et qui sont totalement contradictoires : le néolibéralisme et l’ordolibéralisme. Résultat : dès le début de l’euro, il y a divergence puisque la plupart des pays vont se mettre dans la logique de la dynamique néolibérale, dominante à cette époque. Il va donc y avoir dans les pays du Sud, mais aussi en Irlande, une spirale entre le développement de l’endettement privé et la spéculation immobilière qui est complètement contraire avec la position allemande. Et ce développement de l’endettement privé crée la divergence qui n’a jamais cessé malgré les politiques qui ont tenté de la réduire. (…)

il s’agit d’inverser le regard, de qualifier autrement la crise européenne et son point de départ. Nous disons que c’est une crise démocratique qui a des effets macroéconomiques. C’est d’abord une crise du politique, de la puissance publique, qui ensuite a des effets de déstabilisation macroéconomique. Et non l’inverse. (…)

explication classique de la crise européenne, le point de départ, dans cet ordre de discours, c’est un problème de stabilisation d’une zone monétaire sous-optimale. Toute la réflexion du système européen consiste à savoir comment nous parvenons à stabiliser cette zone monétaire sous-optimale et le maître mot est stabilité. Selon nous, il faut remplacer l’objectif de stabilité, aussi important soit-il, par un problème de légitimité démocratique comme point de départ. Il faut ensuite aborder la question macroéconomique et les questions de l’investissement, de la stabilisation, etc. Mais le point de départ doit être démocratique. Lorsque l’on part du prisme de la démocratie, on requalifie et relit dans un nouveau sens l’ensemble des éléments connus et des données actuelles. (…)

L’Italie est un pays clé. Le système productif italien devait notamment son efficacité jusqu’aux années 1990 à l’ensemble de petites entreprises très dynamiques du Nord du pays. Il avait absolument besoin d’une compétitivité prix, c’est-à-dire qu’il fallait pouvoir systématiquement dévaluer, pour pouvoir tenir suffisamment d’avantages comparatifs pour que ces entreprises continuent à investir. Ces PME fonctionnaient très peu à partir de compétitivité hors prix et elles ont de ce fait été complètement étouffées dès que le pays a appliqué des politiques restrictives pour satisfaire aux critères d’admission dans la future zone euro. Ensuite, l’existence de l’euro ne leur permettait plus de dévaluer. L’Italie est un pays dont le taux de change réel est toujours surévalué. Il faut donc sans arrêt arriver à le compenser par la déflation salariale. Et en même temps, ils n’arrivent pas à avoir les progrès de productivité que seul un changement profond du système productif permettrait. Ce qui n’est pas simple. L’Italie n’a jamais été constituée comme cela. De plus, elle a toujours eu cette opposition Nord-Sud qui n’a jamais été résolue. L’Italie du Nord finançait sans arrêt le Sud. Si on est dans un pays qui est unifié politiquement et que vous avez quasiment deux sociétés dans le même pays, alors il y a des transferts budgétaires permanents. Ces transferts permanents, qui pouvaient aller avec la dynamique de croissance qu’avait l’Italie du Nord, n’ont plus fonctionné à partir de l’entrée en crise. L’antagonisme qui est dans la zone euro est interne à l’Italie. Je crois que c’est vraiment fondamental et comme c’est très structurel, cela se voit à travers la trajectoire de stagnation. (…)

il faut bien comprendre notre analyse de la crise européenne. Si on qualifie la crise européenne comme une crise de la démocratie, une crise de la puissance publique en premier lieu, alors, la réponse, le grand levier du changement, sera en accord avec cette analyse. Ce que nous essayons de dire avec Michel, dans notre livre La Double démocratie, c’est que l’Europe, qui est d’abord une Europe de la règle, une Europe du marché intérieur, une Europe de la concurrence, vient en fait exercer une pression sur les démocraties nationales et leur pouvoir budgétaire. Il y a une tendance lourde d’affaissement du pouvoir budgétaire des parlements nationaux. Or qu’est-ce que le pouvoir budgétaire des parlements nationaux ? C’est en fait le cœur, la substance de la démocratie. C’est ce qui confère une réalité au pouvoir politique du citoyen via son vote. C’est-à-dire sa capacité d’élire une majorité parlementaire qui mettra en œuvre ses grandes orientations de politique publique grâce à un pouvoir budgétaire. Sous couvert d’une apparence affreusement technique, 90% des enjeux à l’Assemblée nationale se concentrent dans le projet de loi de finances. La démocratie moderne, autant conceptuellement qu’historiquement, se constitue autour du vote du budget, parce que c’est le vote des recettes, c’est-à-dire le vote de la richesse publique que la société se donne à elle-même. Et c’est le vote des dépenses, c’est-à-dire quels types de biens publics la société décide de produire pour elle-même, avec bien sûr des enjeux de répartition. Or nous constatons un affaissement de ce pouvoir budgétaire sur un plan qualitatif comme quantitatif. (…)

Si nous regardons formellement ce qu’est l’Union européenne, nous constatons qu’elle est dotée d’un parlement, d’élections, d’un État de droit et d’un système de protection des droits fondamentaux. Tout cela est très précieux et nous pourrions conclure que son fonctionnement est démocratique, voire davantage démocratique que les États membres. Mais ce n’est pas le cas. S’il y a une démocratie institutionnelle et procédurale au niveau européen, fait défaut la substance de la démocratie. Le budget de l’Union européenne est de l’ordre de 1% de son PIB, dont une grande partie est dédiée à des dépenses fléchées de fonctionnement. Si vous rapprochez ce chiffre avec ce que prescrit l’ONU en matière d’aide au développement – 0,7% du PIB -, on voit bien que d’un point de vue substantiel, l’Union européenne ressemble peu ou prou, en termes de puissance de feu, à une super agence de développement sectoriel et territorial. (…)

La souveraineté appartient aux États-membres, cela n’a pas changé. Nous ne croyons pas beaucoup à l’hypothèse fédéraliste des États-Unis d’Europe. (…)

Nous défendons l’hypothèse d’un système à deux niveaux de puissance publique : la démocratique nationale qui demeure souveraine et une démocratie européenne sans souveraineté, mais réellement puissance publique, capable de produire des politiques publiques européennes décidées par les citoyens européens dans le cadre des élections européennes. (…)

Nous pouvons penser par exemple qu’il est nécessaire que le parlement européen vote un budget plus élevé, qui passerait de 1 à 3% du PIB. Mais le parlement européen ne peut pas voter cela, car les traités ne le permettent pas actuellement. (…)

Il y a une ressource qui n’est pas soumise à ces contraintes : les droits de douane. (…)

Le plus gros problème se situe au niveau de l’harmonisation fiscale. Nous avons évoqué l’ordolibéralisme allemand, mais les Pays-Bas constituent en Europe un obstacle plus grand encore, parce que c’est là-bas que les GAFA se trouvent. C’est là aussi que Ghosn a installé Nissan et Renault. Les Pays-Bas constituent en Europe le cœur du néolibéralisme. L’opposition qui existe en Europe entre les différentes souverainetés nationales s’inscrit ici. Il faudrait bien entendu parvenir à se rapprocher pour résoudre le problème des GAFA. Une harmonisation fiscale est indispensable. Comme cette harmonisation fiscale ne peut pas être mise en place telle quelle au départ, on a cherché des ressources qui sont plus facilement accessibles : d’où la mise en place d’une TVA européenne, d’une taxe carbone européenne, etc. C’est ici que réside le problème d’une ressource qui est liée à l’intégration des marchés de capitaux. Les conséquences de la polarisation et de la crise qui en a résulté, c’est qu’il n’y a plus d’intégration financière en Europe. Les banques ne prêtent plus qu’au niveau national. Pour remettre en marche cette intégration financière, il faudrait des ressources fiscales qui lui soient liées. (…)

À notre sens, le principal changement à opérer est de sortir d’une logique de la raison économique où les Français diraient aux Allemands : « Nos déficits sont vos excédents, donc il est normal que vous dépensiez plus », et où les Allemands répondraient : « Vous n’avez qu’à faire comme nous, nous partageons nos excédents avec le reste du monde ». (…)

Si, en revanche, nous reconfigurons la discussion en termes démocratiques, mettant en avant le fait que l’enjeu n’est pas macroéconomique mais en premier lieu démocratique, nous arriverons peut-être à pénétrer davantage le débat public allemand, d’autant plus si l’on utilise leur propre conception de la démocratie, notamment celle développée par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans une sorte de jujitsu intellectuel. Car le point d’impossibilité à faire tomber est le kein Transfertunion. Il faut marteler à nos amis Allemands que celle-ci existe déjà : c’est le marché intérieur – et qu’ils en tirent grands profits. Mais cette union de transferts est centripète, mue par une dynamique d’agrégation des richesses vers un centre selon une logique de concurrence des intérêts privés. Elle ne peut se suffire à elle-même. Il faut nécessairement une contre-union de transfert mue par une dynamique centrifuge de distribution des richesses du centre vers la périphérie selon une logique de lutte pour la définition de l’intérêt général. L’existence même du marché intérieur produit une richesse qui génère des profits pour les grandes entreprises européennes. Il est normal, logique, sur un plan démocratique, de fiscaliser une partie de ces richesses produites aux fins de produire les biens publics nécessaires à la viabilité de l’ensemble.

“La tragédie de l’euro” ou l’incroyable bulle cognitive dans laquelle l’Europe s’est enfermée : interview exclusive de Ashoka Mody, auteur du livre économique de l'année 2018 aux Etats-Unis, Atlantico.fr, 2 fév 2019

“Publié en juin 2018 aux Etats-Unis, "EuroTragedy : un drame en 9 actes” (disponible uniquement en anglais) vient d'être consacré Livre économique de l'année 2019 par l'association des éditeurs américains. En moins de 500 pages, Mody nous raconte notre histoire, celle de l'euro, et de l'aveuglement de nos dirigeants portés par une ambition politique dénuée de tout sens économique. Ashoka Mody n'est pas un économiste hétérodoxe, ancien du FMI et de la Banque Mondiale, proche du Prix Nobel George Akerlof -époux de Janet Yellen, ancienne présidente de la FED- Mody fait intervenir dans son livre une énorme quantifié de références, une succession d'avertissements provenant des plus éminents économistes de la planète, dont de nombreux Prix Nobel. Des avertissements qui n'ont jamais été pris en compte, rejetés par les certitudes franco-allemandes. Alors que l'Europe et l'euro se présentent au monde comme l'émanation de la “raison”, Mody détricote les règles qui en sont l'architecture, en démontrant comment cette pensée “super-orthodoxe” qui s'est greffée sur une construction déjà imparfaite, a produit de considérables dégâts sur les pays de la zone euro. Du mandat exclusif de stabilité des prix de la BCE, aux règles budgétaires -les fameux 3%- en passant par les “réformes structurelles”, Mody nous raconte comment les européens ont bâti un monde parallèle, une “bulle cognitive” basée sur des règles dépourvues de toute raison économique. La capacité de déni des européens devient alors la ligne rouge de ce livre. Pourtant, à aucun moment, Mody ne recommande d'en finir avec l'euro. Il ne fait que constater, décrire, raconter, l'histoire intégrale de cette folie économique qui domine la question européenne, ou comment, comme il l'indique dans notre interview, l'euro a inversé les immenses bienfaits issus des origines des premiers pas de la construction européenne."
Les biographes de Georges Pompidou indiquent que l'union monétaire est alors devenue une priorité pour lui. Il a également été beaucoup influencé par Valéry Giscard d'Estaing qui était imprégné de cette idée – connue dans la littérature économique européenne comme “ancrage externe” – qu'il est nécessaire d'avoir une contrainte extérieure. (…)

Les politiques français ont pensé trouver dans l'euro une solution à leurs problèmes économiques, alors qu'il s'agissait avant tout de problèmes domestiques : manque de croissance, inégalités, fragmentation sociale. Mais l'idée selon laquelle l'euro allait résoudre ces problèmes n'a rien en commun, ni avec la théorie, ni avec la pratique économique. (…)

Ainsi, et alors que les politiques français avaient pour objectif de lutter contre une supériorité économique allemande, et malgré la clairvoyance des Français qui s'inquiétaient que cette domination puisse réapparaître sous une différente forme, l'euro a produit l'inverse du résultat recherché. Et en certains aspects, cette domination est apparue sous une forme encore plus désagréable, parce que maintenant, les allemands ne seraient plus seulement économiquement supérieurs, ils auront en plus la possibilité d'imposer des réformes économiques allemandes à l'Europe et à la France. Cela est exactement ce qu'il s'est passé au cours de ces 20 dernières années (…)

La principale erreur est en réalité très basique. Il n'y vraiment aucun mystère ici, et de nombreux auteurs avaient averti de cette situation dès 1969. Une politique monétaire appliquée à plusieurs pays provoquera toujours une situation qui ne correspond aux intérêts d'aucun pays. La politique monétaire sera trop restrictive pour les pays les plus fragiles et elle sera trop souple pour les pays les plus forts. C'est une évidence inhérente à la monnaie unique. Pour faire face à cela, il pourrait y avoir des mécanismes de compensation. La version initiale était qu'il fallait parvenir à une importante mobilité des travailleurs, et à une union fiscale. Il y a eu un long débat dans les années 70 sur la taille que devrait avoir une telle union fiscale, et la conclusion était qu'il fallait mettre en place un budget correspondant au moins à 5 - 7% du PIB. Ce qui signifie que chaque pays devrait contribuer à hauteur de 5-7% de son PIB à une union fiscale qui serait utilisée dans les périodes de récession ou de crise. Mais dès le début des négociations, il a été parfaitement clair que les allemands - ils l'ont toujours dit - ne participeraient pas au sauvetage des autres pays. (…)

Depuis les années 70 jusqu'à aujourd'hui, il y a une vision allemande constante et uniforme dans tout le spectre politique, mais également dans la population et dans le monde économique allemand : l'Allemagne ne paiera pas les factures des autres pays. Et cela est le principal défaut. Parce qu'une union fiscale n'est pas possible sans une union politique. (…)

Pourtant, les Allemands disent vouloir une union politique, mais cela signifierait que le parlement européen serait supérieur au Bundestag. Et toute autre chose que cela n'est pas une union politique. Dans une union politique, le Bundestag aurait la même relation au parlement européen qu'un Lander avec le Bundestag aujourd'hui. Alors il s'agirait d'une union politique. Quand Helmut Kohl dit vouloir une union politique tout en disant que l'Allemagne ne paiera pas les factures des autres pays, c'est un oxymore. La contradiction se joue à deux niveaux. Au niveau économique, ou une union monétaire nécessite une union fiscale, mais aussi au niveau politique. Cette duplicité dans le langage est devenue endémique à la construction de l'euro, elle est devenue partie intégrante de la culture de l'euro. (…)

Comme l'a indiqué Nicholas Kaldor dès 1971, une monnaie unique créé de la divergence économique, et cette divergence approfondit les divisions politiques. En 1998, Martin Feldstein est allé plus loin en disant que les européens s'opposeraient dans le futur en raison de la monnaie unique. Quel que soit le résultat, et j'espère que cela ne sera pas un résultat malheureux, l'euro n'a rien avoir avec la paix. Lorsque le Pakistan était unifié avec le Pakistan Oriental avec une monnaie unique, cela s'est terminé par une guerre civile et une division des pays, entre Pakistan et Bangladesh. (…)
Une monnaie unique n'a pas plus à voir avec la démocratie, parce qu'en réalité, c'est une subversion de la démocratie. Aujourd'hui, on peut voir que lorsque le parlement grec présente une loi de finances, elle doit être acceptée par ses créditeurs, ce qui veut dire, implicitement ou explicitement, que le Bundestag doit approuver le budget grec. Nous avons cette situation incroyable ou les dirigeants européens continuent d'utiliser cyniquement le mot de “démocratie” alors qu'ils savent que le système est structurellement non démocratique. Par nature, ce système ne pourra jamais être démocratique à moins que les pays membres renoncent à leurs parlements nationaux.

Pouvoirs financiers au XXe siècle

Quand les banquiers se mêlent de politique, L'investisseur sans costume, 1 fév 2019

“Sur le fascisme, les banquiers, la grande bourgeoisie, la bourgeoisie. La guerre au service des affaires.”

Géopolitique

L'Europe face à l'affolement du monde, entretien vidéo, Médiapart, 17 fév 2019

“Thomas Gomart est historien et directeur de l'Institut français des relations internationales (Ifri). Il vient de publier « L'Affolement du monde, 10 enjeux géopolitiques » aux éditions Tallandier. C'est un essai inquiet sur les multiples dérèglements du système international bousculé par un duel entre les deux grandes puissances que sont la Chine et les Etats-Unis. Et l'Europe dans tout cela? Elle prend le risque d'être marginalisée en subissant en particulier l'hyperpuissance numérique de ces deux Etats. Comment réinstaller l'Europe comme grand acteur du jeu mondial, est-ce encore possible? Notre entretien.”

Démocratie

« La démocratie n'existe pas, c'est un principe vers lequel on tend », Usbek & Rica, 7 mai 2018

“C’est quoi la démocratie ? Est-ce qu’on vit en démocratie ? La chaîne YouTube Datagueule, portée par ses créateurs Henri Poulain, Julien Goetz et Sylvain Lapoix, a diffusé ce vendredi 4 mai son tout dernier nouveau-né Démocratie(s), un documentaire de 90 minutes, pour tenter de répondre à ces questions. C'est pendant la campagne présidentielle de 2017 que ces trois auteurs prennent conscience que « la démocratie n'est pas un rendez-vous », donnée tous les 5 ans dans les urnes, et qu'ils décident de se lancer dans la réalisation de ce documentaire. Afin de confronter à l’expérience ce mot qui semble générer de multiples débats, les trois membres de la chaîne ont parcouru l’Europe à la recherche de personnes, d’expériences, de collectif, de villes, qui tentent de faire démocratie. ”

25 ans d’insurrection zapatiste : « C’est une forme de démocratie réelle, radicale », Rapports de Force, 20 fév 2019

“C’est un anniversaire qui a eu peu d’écho dans la presse. Le premier janvier 1994, jour d’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), commençait le soulèvement zapatiste dans le sud du Mexique. Communes autonomes, conseils de bon gouvernement, assemblées régionales, propriété collective des terres : Jérôme Baschet, l’auteur de La rébellion zapatiste et de Adieux au capitalisme, revient pour nous sur cette expérience longue de 25 ans.”

Vous êtes en territoire zapatiste en rébellion. Ici le peuple dirige et le gouvernement obéit. crédit : Rapports de Force
L’expérience zapatiste se déploie dans la moitié orientale du Chiapas, qui est une région où la population indienne est très largement majoritaire. Cela représente une superficie équivalente à celle d’une région comme la Bretagne (…)

Que sont et comment fonctionnent les conseils de bon gouvernement ? Est-ce une forme de démocratie directe intégrant plus ou moins de fédéralisme en plus de l’autonomie ? (…)

Les conseils de bon gouvernement sont les instances régionales de l’autonomie zapatiste. Elles en constituent le « troisième niveau », puisque l’autonomie s’organise d’abord au sein des villages, dont l’instance principale est l’assemblée communautaire. Puis ensuite au niveau des communes, chacune rassemblant des dizaines de villages. Enfin, la région englobe de 3 à 7 communes. Son étendue est du même ordre que celle d’un département français. Il y a cinq conseils de bon gouvernement dans les territoires zapatistes, siégeant chacun dans un centre régional dénommé « caracol » (escargot). (…)

Les conseils de bon gouvernement, tout comme les conseils municipaux autonomes, sont élus pour 3 ans, pour des mandats non renouvelables et révocables à tout moment. Ils interagissent pour l’élaboration des décisions avec une assemblée régionale, mais les principaux projets qui ne font pas l’objet d’un ample accord au sein de l’assemblée régionale sont renvoyés en discussion dans tous les villages, pour recueillir avis, amendements, oppositions, avec mission pour l’assemblée suivante d’élaborer une synthèse de toutes les remontées rapportées par les délégués des villages. Cela implique parfois plusieurs aller-retour avant l’adoption d’un projet. (…)

S’agissant du domaine productif, les zapatistes entendent défendre une agriculture paysanne revitalisée par les pratiques agroécologiques : rejet des pesticides chimiques, défense des semences natives, prise en compte des enjeux écologiques, etc. Cela veut dire qu’ils produisent eux-mêmes l’essentiel de leur alimentation traditionnelle, à base de maïs, haricots rouges et courges, à quoi s’ajoutent les animaux de basse-cour et divers produits comme le riz, les fruits ou le miel. Il s’agit de formes d’autosubsistance qui se développent sur des terres dont la propriété est collective et l’usage familial. À cela il faut ajouter une capacité à soutenir l’autonomie collective, grâce aux dizaines de milliers d’hectares de terres récupérées en les reprenant aux grands propriétaires, lors du soulèvement de 1994. Ces terres sont la base matérielle de l’autonomie. C’est grâce à elles et aux travaux collectifs qui y sont accomplis que peuvent être couverts les besoins du système de santé, tout comme ceux qu’entraîne l’exercice de l’autogouvernement et de la justice autonome. (…)

La capacité de produire par soi-même se développe aussi dans le cadre de coopératives artisanales dans les domaines du textile, de la cordonnerie, la charpenterie, la ferronnerie ou les matériaux de construction. Enfin, le Chiapas est une importante zone de production de café : les familles zapatistes disposent de petites parcelles dont la production est commercialisée à travers des coopératives et, surtout, des réseaux de distribution solidaires qui se sont organisés dans plusieurs pays d’Amérique et d’Europe. C’est un soutien très important que l’on peut ainsi apporter aux familles zapatistes car, en complément des cultures d’autosubsistance, c’est ce qui leur assure de modestes apports monétaires leur permettant d’acheter les produits de première nécessité qu’elles ne produisent pas. (…)

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de contagion de cette rébellion au reste du Mexique depuis 25 ans ? N’est-ce pas un échec du mouvement ? (…)

Il faut noter que les horizons de lutte des zapatistes ne sont pas seulement nationaux, mais aussi planétaires. Il faudrait donc parler aussi d’un échec au niveau planétaire. Mais cet échec n’est pas celui des zapatistes : il est le nôtre, à tous et toutes. Tant que le capitalisme n’aura pas disparu de notre planète, les zapatistes auront en effet échoué. Et nous tous avec eux. Mais où, sur cette planète, peut-on rencontrer un ample territoire où les gens ont construit des formes d’autogouvernement populaire, parviennent à résister aux attaques des forces liées aux intérêts du capital, et maintiennent des formes de vie et d’organisation autodéterminées ? Hormis le Chiapas et le Rojava [région kurde du nord de la Syrie – ndlr], ainsi que des expériences d’autonomies telles que les ZAD, je ne vois pas. (…)

Les zapatistes ont montré qu’une autre voie de transformation radicale était possible. C’est celle qu’ils dénomment autonomie et qui associe autogouvernement populaire et formes de vie autodéterminées. Elle ne demande qu’à croître partout où la dévastation provoquée par l’hydre capitaliste se fait de plus en plus flagrante et où toutes les solutions traditionnelles ont montré leurs limites ou leurs impossibilités. Cet esprit de l’autonomie n’est peut-être pas si éloigné de ce qui s’exprime dans les courants les plus novateurs des gilets jaunes, tels qu’on peut les voir à l’œuvre notamment dans la récente Assemblée des assemblées convoquée, fin janvier, à Commercy.

Deuxième Appel des Gilets Jaunes de Commercy : l'assemblée des assemblées ! vidéo 6 minutes, 29 déc. 2018


Référendum d'initiative citoyenne

Élire, c'est renoncer à voter - pour un référendum d'iniative populaire, Mérome, 15 janv 2019

Aristote observait par ailleurs la chose suivante : « Les élections sont aristocratiques et non démocratiques : elles introduisent un élément de choix délibéré, de sélection des « meilleurs citoyens », au lieu du gouvernement par le peuple tout entier. » (…)

Montesquieu n'a pas oublié les propos d'Aristote et ne dit donc pas autre chose : « Le suffrage par le sort (NdA : aujourd'hui on dit plutôt le tirage au sort) est de la nature de la démocratie, le suffrage par choix (NdA : aujourd'hui on dit plutôt l'élection) est de celle de l’aristocratie. » (…)

À la veille des révolutions françaises et britanniques, personne n'ignorait ce qu'étaient la démocratie et l'aristocratie et la confusion était d'autant moins courante que la plupart des penseurs politiques de l'époque se défendaient bien d'être démocrates. La démocratie était alors ridiculisée et présentée comme populiste et inefficace. Parmi les gens qui ont mis en place les systèmes représentatifs que nous connaissons aujourd'hui dans ce qu'on appelle les « démocraties modernes », pas un ne voulait entendre parler de démocratie. (…)

L'abbé Sieyès, par exemple, l'un des rédacteurs de la constitution de 1791, membre du Tiers-État, déclarait la chose suivante : « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » (…)

Autrement dit : on ne veut surtout pas de démocratie et pour éviter cette horreur, nous mettons en place un système représentatif avec des élections.

RIC: Le débat inutile, Le blog de Descartes, 12 fév 2019

Dans l’ensemble de l’Europe – et on pourrait ajouter dans le monde développé – les pays ont fait des choix institutionnels très différents. (…)

Et pourtant, dans TOUS ces pays on voit un recul de la participation politique. Dans TOUS ces pays on a vu les vénérables partis politiques « de gouvernement » reculer devant le vote protestataire ou populiste. Dans TOUS ces pays l’abstention caracole à des niveaux très élevés. On nous parle à tout propos des « votations » suisses, mais on oublie que ces scrutins attirent difficilement la moitié des inscrits. Et les fréquentes « votations » ne semblent pas pousser les Suisses à s’intéresser à la politique : aux dernières élections fédérales, moins de 40% des électeurs se sont rendus aux urnes. (…)

Il ne faut pas être un grand politologue pour voir que l’élément commun à tous ces pays est l’abaissement des contraintes à la mobilité des marchandises et des capitaux, qui a résulté dans une globalisation des marchés. Un phénomène dont il faut voir le pendant idéologique dans la vague néolibérale qui s’est abattue sur nous à partir du début des années 1980. La conséquence fut l’affaiblissement des Etats dans tous les domaines avec la soumission des politiques nationales à des cadres supranationaux de plus en plus contraignants, portés par des organismes comme l’OMC ou l’UE, et avec la multiplication d’instances juridictionnelles imposant leurs décisions. (…)

Or, le cadre national est le seul cadre possible des institutions démocratiques souveraines, parce que c’est le seul cadre reposant sur un « demos » dont les membres sont liés par des solidarités inconditionnelles et impersonnelles. Cette solidarité est indispensable pour assurer le consensus démocratique, c’est à dire, l’acceptation par tous des règles faites par quelques-uns. (…)

Mais comment cette solidarité se construit historiquement dans une société traversée par la lutte des classes – c’est-à-dire, par le conflit antagonique entre capital et travail ? Dans une telle société, la paix civile passe par un fragile équilibre dans lequel les dominants acceptent une limitation à leur domination en échange du non-recours à la violence par les dominés. Cet équilibre n’existe que parce qu’il y a entre les classes une interdépendance qui fait que cette paix civile profite à tous : le riche (2) a besoin du pauvre pour travailler dans ses usines et pour les défendre en cas de guerre, il a besoin de paix civile et de discipline sociale pour que la production se fasse dans de bonnes conditions. Et c’est parce que le riche a besoin de l’adhésion du pauvre – c’est la vieille dialectique du maître et de l’esclave – qu’il se voit obligé de consentir des concessions pour acheter cette adhésion. Pour que leur ordre se maintienne et ne dégénère pas en guerre civile, les riches doivent démontrer que l’ordre profite à tous – même s’il profite à certains plus qu’à d’autres. (…)

Mais que se passe-t-il lorsque dans un monde « globalisé » les riches n’ont plus besoin des pauvres dans leur pays, et qu’ils peuvent se permettre de les mettre en concurrence avec les pauvres des autres pays ? La tentation des riches de s’abstraire du pacte fondateur de la nation devient irrésistible. Pourquoi céder aux travailleurs de votre pays une partie de vos gains, puisque vous pouvez trouver ailleurs des travailleurs moins exigeants ? Pourquoi aller chercher leur adhésion puisque vous n’avez plus besoin d’eux ? Voilà pour moi le cœur du problème : les institutions politiques existent pour réguler l’équilibre entre riches et pauvres, entre dominants et dominés. Et dès lors que les dominants n’ont plus intérêt à jouer le jeu, ces institutions perdent toute vitalité. Voter a un sens quand du résultat du vote dépend la politique mise en œuvre. Mais lorsqu’il devient impossible d’imposer aux riches quoi que ce soit sous peine de les voir partir, les institutions politiques ne servent plus qu’à expliquer aux pauvres pourquoi ils doivent se résigner à leur sort et se serrer la ceinture. (…)

Cette impuissance du politique a été soigneusement construite depuis trente-cinq ans. La Commission européenne en est devenue la gardienne et nos juges nationaux leurs complices. Jean-Claude Juncker a bien résumé la situation : « il n’y a pas de décision démocratique contre les traités européens ». Le peuple peut donc voter, mais son vote ne sert qu’à choisir ceux qui auront le privilège d’appliquer les traités européens à la lettre, sous la surveillance des pères fouettards de Bruxelles ou de Luxembourg.

Dufoing: “Vérités et mensonges sur le RIC”, L'inactuelle, 21 jan 2019

Ces gens n’ont toujours pas compris qu’il n’y a pas, comme lors d’une élection parlementaire et particratique, une interprétation improbable à faire de la volonté « du citoyen », une lecture à proposer des « signes » donnés par « l’électeur », que nul n’a besoin de leurs bons offices pour comprendre ce que même un idiot peut comprendre : un gilet jaune qui est pour le RIC veut le RIC, et, pour le reste, eh bien on n’en sait rien, et faut le lui demander, ou qu’il le demande – et ça tombe bien, d’ailleurs, parce que c’est pour cela qu’il veut le RIC : pour proposer des lois et non pas attendre qu’on les lui demande; pour dire et surtout décider ce qu’il veut et pas attendre passivement que quelqu’un veuille bien l’interpréter, le décrypter, le lui tirer du nez ! (…)

La démocratie est par définition un régime politique où l’on reconnaît à chaque citoyen la rationalité nécessaire à l’analyse d’un problème et à la prise de décision ; il est donc incompatible avec le principe même de la démocratie de refuser au citoyen le droit de le faire. La vérité, c’est que refuser à chaque citoyen le droit de participer à la prise de décision, c’est refuser la démocratie dans son principe essentiel et spécifique. (…)

Au passage, si l’on reconnaît l’incompétence du peuple à prendre une décision vis-à-vis d’une loi, alors pourquoi ne la reconnaît-on pas vis-à-vis de l’élection d’un représentant [9] ? Serait-on plus compétent dans la renonciation au pouvoir de décision que dans la décision ? N’est-ce pas, là encore, l’opposé de l’esprit démocratique ? (…)

L’incohérence d’un tel raisonnement se manifeste tout particulièrement si l’on rappelle que la loi prévoit que le consentement éclairé (c’est-à-dire informé) d’un individu est nécessairement requis, par exemple, pour tout traitement médical ou pour toute expérimentation sur sa personne, et que l’un et l’autre peuvent avoir des effets à long terme sur l’individu qui en est le sujet et son entourage ; c’est l’individu lui-même qui consent, pas un représentant, un tuteur ou quiconque parlant en son nom, à moins qu’il soit jugé comme incapable. Pourquoi dès lors cela serait-il différent pour des questions dont l’importance est au moins équivalente à celle de sa survie et de sa dignité personnelle, et qui ont des effets aussi décisifs sur la vie des individus et de leur communauté ? (…)

Le RIC soumettrait la réflexion politique aux médias et aux lobbies. (…)

FAUX, quoique le risque existe sauf à respecter certaines conditions ! (…)

Aux Etats-Unis, les outils de démocratie directe ont d’abord été mis en place par les populistes (qui n’ont rien à voir avec ce que l’on entend aujourd’hui dans les médias lorsqu’on parle de « populisme ») pour lutter contre les monopoles et les lobbies, mais ce fut de ce point de vue un échec ; l’utilisation des votations par le parti d’extrême droite UDC en Suisse montre aussi que ce risque est bien réel : les partis politiques ont hélas appris à s’en servir. Les lobbies aussi, parfois avec succès. (…)

Mais le risque n’est pas plus grand qu’en démocratie représentative ; la seule différence est la transparence : la visibilité de l’action et des intérêts de ces lobbies est en définitive légèrement meilleure dans le cadre d’une démocratie directe. Il n’en demeure pas moins que des mécanismes de vigilance doivent encore être inventés, et c’est là une vraie réflexion pour les partisans du RIC. (…)

Sauf important quorum, la légitimité du RIC serait limitée. (…)

PARFOIS PARTIELLEMENT VRAI ! (…)

Le vrai problème de la démocratie directe est celui de la participation : non seulement peu de gens participent effectivement aux scrutins (quoique tout de même bien plus qu’en démocratie représentative et avec une plus forte représentativité sociale), sauf pour des sujets très mobilisateurs et dans des circonstances exceptionnelles, mais c’est hélas encore plus vrai pour les membres de classes sociales « inférieures »

Le RIC remettrait en cause l’Etat de droit et les accords internationaux. (…)

FAUX, mais à la condition, ici encore, de respecter certaines règles ! (…)

C’est là sans doute l’une des questions les plus sérieuses que pose le RIC. Le problème de l’état de droit se résout assez facilement. C’est moins vrai pour le second, à savoir celui des accords internationaux, qui demande une vraie réflexion. (…)

Qu’est-ce que l’Etat de droit ? Il s’agit moins d'un contenu (contrairement à ce qu’on affirme dans les médias, qui l’assimilent au refus de la torture ou de la peine de mort) que d’un ensemble de procédures cohérentes soumettant les actions politiques à la logique de la loi, réduisant l’arbitraire, protégeant les droits de l’individu contre la puissance de l’Etat, imposant à l’action publique des règles de proportionnalité, d’équité, etc. C’est aussi un Etat où existent des institutions indépendantes, qui peuvent vérifier que toutes procédures sont fonctionnelles, et obliger juridiquement ses organes à les respecter. Ces institutions peuvent être des organisations internationales, comme la CEDH, qui offre un recours externe au système juridique d’un Etat si celui-ci est jugé défaillant. (…)

Certains opposants au RIC craignent que des lois ou modifications constitutionnelles adoptées sur proposition populaire ne remettent en cause ce système. C’est effectivement possible – mais, là encore, pas plus, pas moins que dans un régime représentatif, comme on l’a vu avec le nazisme, où les pleins pouvoirs dictatoriaux ont été votés par un parlement, ou plus récemment en Turquie, en Hongrie, au Venezuela ou au Brésil. A vrai dire, les remises en cause de l’Etat de droit sont constantes – c’est bien pour cela que la Cour Européenne des Droits de l’Homme est si souvent saisie. En Suisse, certains partis politiques hostiles aux protections qu’offre l’Etat de droit aux migrants refusent que des juridictions comme la CEDH puissent s’opposer aux décisions politiques prises par décision référendaire, au nom de la souveraineté populaire. (…)

Cependant, à moins de supposer que le peuple soit nécessairement avide de démagogues et de totalitarisme, voire uniformément suicidaire (au contraire de représentants qui seraient tous sages, ce que l’histoire de deux siècles de colonisation et d’essais totalitaires dément), la mise au ban de la démocratie directe au profit de la démocratie représentative n’a pas lieu d’être. Par contre, comme on l’a vu dans le cas de la protection des minorités, la meilleure parade contre ces remises en cause de l’Etat de droit, c’est l’existence d’organes juridictionnels puissants, circonscrits et qui fassent activement participer le peuple. La Cour constitutionnelle et le Conseil d’Etat doivent pouvoir contrôler les lois référendaires et leurs décrets d’application eu égard à la constitution et/ou aux accords internationaux qui leurs seraient supérieurs. (…)

Il serait d’ailleurs essentiel que la composition de ces organes juridictionnels comprenne, en sus de juges professionnels (et non d’anciens politiciens comme c’est le cas pour la cour constitutionnelle française), des juges non professionnels, tirés au sort sur base volontaire pour des périodes déterminées, qui participeraient à la décision, à la fois pour vérifier que la logique du peuple n’est pas trahie et pour témoigner de l’importance du rôle de ces organes et défendre leur logique. Au passage, il faudrait étendre la participation décisoire des citoyens aux procédures de justice en général, associer plus souvent des juges non professionnels aux juges professionnels pour faire vivre la logique judiciaire en direct, dans ses aspects techniques et dans l’application concrète et complexe des valeurs qu’elle défend. Car il est de l’intérêt de tous que les normes et procédures de l’Etat de droit soient respectées. (…)

Bilan. (…)

Parmi les problèmes réels – et non pas fantasmés – que posent le RIC, un seul d’entre eux lui est propre : la difficulté d’une assemblée délibérative générale et régulière, dont nous avons vu qu’elle n’était pas nécessaire, même si le principe de l’assemblée reste souhaitable. Parmi les autres problèmes, partagés cette fois avec les régimes représentatifs, les plus sérieux ne sont pas sans réponses plausibles et efficaces, notamment au travers de mécanismes et procédures juridictionnels qui impliquent une plus grande participation de la population (juges non professionnels et saisines ouvertes). Là où la souveraineté populaire effective peut être problématique, la collaboration active et intensive du pouvoir judiciaire avec le peuple permet de sains freinages et un vrai travail d’éducation. Cependant, cette participation au pouvoir judiciaire doit être semblable à la participation au pouvoir législatif : effective, décisive. Il ne s’agit pas seulement de consulter, de demander des avis, mais de prendre des décisions. L’élaboration de la loi doit être complétée par son interprétation, sa « mise en cohérence » et son évaluation techniques par tout le monde.

Julia Cagé: « Le prix de la démocratie » (livre)

Julia Cagé, Le prix de la démocratie, Arthur Jatteau, 14 janv 2019

financement de campagnes électorales (…)

l’économiste Julia Cagé a décidé de prendre ce sujet au sérieux. Son projet : ausculter les systèmes de financement de la vie politique, non seulement française, mais aussi internationale. Pour ce faire, elle a d’une part dressé un panorama des modalités de financement des systèmes politiques dans plusieurs pays occidentaux, et d’autre part construit une vaste base de données regroupant – à l’échelle de quelques pays et de quelques décennies – des informations sur le financement des campagnes électorales et des partis. (…)

En s’appuyant sur ses données, Julia Cagé dresse un constat fort : dans tous les pays occidentaux étudiés, le poids des plus riches dans le financement de la vie démocratique s’avère très élevé. En matière d’argent, on est loin du ratio où un citoyen vaudrait une voix. (…)

Les inégalités en matière de financement ne se retrouvent pas qu’entre les donateurs mais également entre les donataires – c’est-à-dire les partis politiques et les candidats aux campagnes électorales. Si tous les partis profitaient dans une même mesure des dons, il ne serait peut-être pas si grave que l’État subventionne les plus riches, mais l’étude de Julia Cagé révèle que les partis de droite en reçoivent davantage que les partis de gauche dans tous les pays européens étudiés… Et elle poursuit sa démonstration en montrant que l’argent a un impact direct sur les chances d’être élu (…)

L’ouvrage ne se limite pas à documenter les problèmes relatifs au financement de la vie politique, il propose plusieurs solutions. Certaines semblent d’ailleurs relever du bon sens et on s’étonne qu’elles ne soient pas déjà appliquées – plafonnement des dons, transformation des réductions actuellement réservées aux contribuables imposables en crédits d’impôt ouverts à tous. De manière plus innovante, Julia Cagé propose aussi des « bons pour l’égalité démocratique » (BED) qui permettraient à chaque contribuable, lors de sa déclaration d’impôt annuelle, de choisir un parti auquel le Trésor public versera 7 €. Les BED offriraient plusieurs avantages : mettre les citoyens sur un pied d’égalité en matière de financement de la vie démocratique et assouplir le financement public – actuellement figé entre les élections – avec la réattribution des BED d’une année sur l’autre (…)

En conclusion, l’ouvrage de Julia Cagé dresse un bilan solide de la question du financement de la vie politique en présentant différents systèmes à l’œuvre et leur critique. Par sa dimension historique et sa dimension comparative, son travail offre une vue d’ensemble du sujet, appuyée par des données très riches et des graphiques qui facilitent la compréhension tout en offrant diverses clés de lecture. Il est toutefois dommage que l’auteure en revienne régulièrement à des remarques de nature strictement politique, dont une argumentation de cette qualité pourrait se dispenser. Ce mélange des genres noie parfois le propos, poussant l’auteure à s’égarer d’une manière peu convaincante sur des terrains très éloignés de son objet – comme celui de la création d’une assemblée mixte par exemple. Sans dénier l’importance du financement de la vie politique, nous tenons aussi à mentionner l’angle auquel l’auteure restreint ainsi la notion de démocratie. Quelques réserves sont en effet de mise lorsqu’elle postule que « la démocratie, ce sont d’abord les élections » (p. 38). À l’heure des gilets jaunes, une telle affirmation paraît réductrice – alors même que l’un des mérites de l’ouvrage est de donner à comprendre ce type de phénomène en soulignant le sous-financement des opinions politiques des classes populaires.

Le prix de la démocratie : entretien avec Julia Cagé, SES ENS, 15 mars 2019

aujourd'hui en France, les dépenses électorales sont assez fortement encadrées. Pour l'élection présidentielle par exemple, les candidats ne peuvent pas dépenser plus de 16,851 millions d'euros, 22,509 millions d'euros en cas de qualification au second tour. Bien sûr, cela a pour conséquence directe que le coût de l'élection présidentielle en France est relativement limité en comparaison internationale. Au contraire, aux États-Unis, en 2016, tous les candidats ont refusé le financement public – pour les élections primaires comme pour l'élection générale – et ont donc pu dépenser sans limite, c'est-à-dire en milliards de dollars. (…)

Est-il possible de dégager de grands « modèles » de financement de la politique dans les pays que vous avez étudiés ? (…)

En France depuis 1995, les entreprises n'ont plus le droit de faire des dons aux partis et aux campagnes ; l'Espagne a introduit une réforme similaire récemment. Au contraire, au Royaume-Uni, en Italie ou encore en Allemagne, les entreprises peuvent financer les partis, ce qui n'est pas sans effets sur les politiques publiques qui sont ensuite mises en œuvre. (…)

En France, les dons des personnes privées aux partis politiques sont plafonnés à 7500 euros par an et par individu, et pour une campagne électorale la limite est de 4600 euros. Ces limites peuvent sembler faibles ; elles sont en fait élevées si on les compare aux règles en place en Belgique (2000 euros pour les dons aux partis politiques). Mais il est vrai que l'Allemagne comme le Royaume-Uni n'ont introduit aucune limite aux dons. (…)

en Allemagne, où les grands partis par exemple (SPD, CSU), qui reçoivent régulièrement d'importants dons des grandes entreprises des secteurs de l'automobile ou de la finance, dépensent en moyenne chaque année deux à trois fois plus que leurs équivalents français (PS et LR). (…)

transparence des dons. La France est sur ce point extrêmement en retard : aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie ou encore en Inde et au Brésil, l'identité des donateurs et du parti récipiendaire sont une information publique pour les dons au-delà d'un certain montant (200 dollars aux États-Unis par exemple). (…)

Pourquoi, selon vous, le financement privé de la vie politique est-il régressif et injuste dans beaucoup de pays ? (…)

les dons aux partis politiques sont un phénomène de classe, et ce sont les plus favorisés qui donnent le plus, et bien plus que la part du total des revenus qu'ils représentent. Premièrement, alors qu'en moyenne seuls 0,79% des foyers font chaque année un don ou paient une cotisation à un parti politique, ils sont 10% parmi les 0,01% des Français aux revenus les plus élevés. Deuxièmement, la valeur moyenne de ces dons est bien plus élevée pour les Français les plus favorisés (5 245 euros en moyenne pour les 0,01% des Français aux revenus les plus élevés) que pour les 80% des Français les plus modestes (120 euros). La raison est simple : la plupart des contribuables n'ont pas plusieurs milliers d'euros à donner chaque année à des partis politiques. Ils sont contraints par leurs ressources. C'est pourquoi dans mon livre je note que, en détournant l'expression popularisée en France par Daniel Gaxie, le financement privé de la démocratie est devenu le nouveau « cens caché ». Certes, il n'y a plus de barrières à l'entrée : tout le monde est aujourd'hui autorisé à concourir et à voter. Mais le déficit de représentation prend une forme beaucoup plus perverse, car moins transparente : ce sont les contributions aux campagnes et aux partis qui déterminent en partie les résultats électoraux et la réalité de la représentation. (…)

en France – mais également dans de nombreux autres pays – on a mis en place un système de réductions fiscales associées aux dons aux partis politiques et aux campagnes électorales qui est tel que ce sont les plus modestes qui paient pour subventionner l'expression – financière – des préférences politiques des plus favorisés. Pourquoi ? Si vous appartenez aux 10% des Français aux revenus les plus élevés et que vous faites un don de 7500 euros à un parti politique, le coût réel pour vous n'est que de 2500 euros ; les 5000 euros restant sont à la charge de l'ensemble des contribuables puisque vous bénéficiez d'une réduction fiscale de 66%. Maintenant, si vous faites partie de la moitié des Français les plus modestes, d'une part vous ne pouvez pas faire un don de 7500 euros à un parti politique parce que vous n'en avez pas les moyens. D'autre part, si vous faites un don de 300 euros, le coût réel pour vous est de 300 euros. En d'autres termes, vous payez « plein pot » car n'étant pas imposable au titre de l'impôt sur le revenu vous ne bénéficiez pas des réductions d'impôts. C'est un système profondément injuste et inégalitaire. Aujourd'hui en France, l'État dépense autant en réductions fiscales associées aux dons, qui ne bénéficient qu'à une infime minorité de donateurs parmi les plus favorisés, qu'en financement public direct des partis. (…)

Pour le dire rapidement, aujourd'hui en France, si vous êtes millionnaire et que vous voulez influencer le débat public – et en particulier les termes de ce débat – vous pouvez pour commencer financer un parti ou une campagne (financement qui reste très insuffisamment encadré), vous pouvez aussi créer un think tank ou financer des think tanks existants, et enfin vous pouvez faire le choix d'acheter un (ou plusieurs !) média d'information. En ce qui concerne les think tanks, je pense qu'il faudrait limiter les dons qui leur sont faits, notamment de la part des entreprises (il n'y a aucune régulation sur ce plan en France !). Et pour commencer, il faudrait aussi supprimer les réductions fiscales associées à ces dons ; cela ne fait aucun sens de dépenser de l'argent public pour financer l'expression des préférences politiques des plus aisés – à travers le financement des partis et des campagnes comme à travers celui des fondations politiques. (…)

En ce qui concerne les médias, j'ai fait un certain nombre de propositions dans mon livre précédent, Sauver les médias (2015). Je pense qu'il faut re-démocratiser la gouvernance des médias afin de mieux protéger l'indépendance des journalistes, en limitant le poids des gros actionnaires extérieurs et en donnant des droits de vote – c'est-à-dire du pouvoir – d'une part aux lecteurs et d'autre part aux journalistes. C'est pourquoi j'avais proposé d'introduire un système de « société de média à but non lucratif ». Il est également urgent de repenser les seuils de concentration en ce qui concerne l'actionnariat des médias en France. (…)

ce que je démontre dans mon livre, c'est que la capture de la démocratie par les intérêts privés est faite aujourd'hui de façon totalement légale. Elle résulte des règles – insatisfaisantes – qui sont en place. Commençons par réformer ces règles ! (…)

Est-ce qu'il faudra faire davantage ? Oui, sans aucune doute. Il faut lutter contre le financement occulte des partis, aujourd'hui comme hier. Ce qui suppose pour commencer en France par donner davantage de moyens à des organisations comme la CNCCFP. Il faudrait également introduire des sanctions beaucoup plus lourdes. (…)

Pourquoi cette dérégulation du financement privé de la démocratie politique et cet effondrement du système financement public aux États-Unis, mais aussi dans d'autres pays comme l'Italie, sont-ils inquiétants ? (…)

Malheureusement, le déficit de financement public égalitaire d'une part et le rôle croissant joué par l'argent et les intérêts privés de l'autre, affectent la manière dont les femmes et les hommes politiques, tant au niveau national que local, mènent leurs politiques publiques. Pourquoi ? Parce que l'on voit à tous les niveaux des femmes et des hommes politiques qui sont partis à la course aux dons privés plutôt qu'aux voix, et qui ne s'adressent donc plus qu'à une infime minorité des citoyens dans leurs circonscriptions – ceux qui ont les moyens de les financer – au lieu d'aller parler au plus grand nombre (je pense d'ailleurs que la crise actuelle des gilets jaunes en France reflète ce déficit de représentation – et pour commencer d'écoute – dont souffre une majorité de Français). (…)

Le problème de la démocratie par coïncidence, c'est que des coïncidences heureuses peuvent très rapidement se transformer en une véritable ploutocratie malheureuse. Ainsi, aux États-Unis, l'explosion des inégalités économiques qui a accompagné la dérégulation de la démocratie, permettant aux plus riches de contribuer de manière croissante aux campagnes électorales, alimente la hausse des inégalités politiques, c'est-à-dire la non-représentation d'une majorité de citoyens dans les choix politiques. (…)

En France, comment ne pas souligner la « coïncidence » entre la structure des financements privés d'En Marche ! et de la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron – un très petit nombre de dons, la plupart au plafond de 7500 euros pour les contributions au parti – et les politiques fiscales mises en œuvre : suppression de l'ISF, introduction d'une « flat tax » sur le capital, suppression de l'exit tax, etc. En 2018, d'après une étude de l'Institut des Politiques Publiques, le pouvoir d'achat de la majorité des Français a stagné en France, voire diminué. Le pouvoir d'achat des 1% des Français aux revenus les plus élevés a augmenté de 6% ; celui des 0,1% des Français aux revenus les plus aisés de 20%. Or ce sont parmi ces individus les plus aisés que l'on trouve la très large partie des financeurs d'En Marche !. Il n'y a rien ici d'illégal, mais le système – et ce qu'il permet – est problématique. Il est donc urgent de réformer le système. (…)

Dans une recherche menée avec Yasmine Bekkouche (“The Price of a Vote: Evidence from France, 1993-2014”, 2018), vous avez cherché à évaluer l'impact des dépenses de campagnes électorales sur les résultats électoraux pour les élections législatives et municipales en France. Quels sont les principaux résultats de cette recherche ? (…)

en moyenne, statistiquement parlant, plus un candidat dépense par rapport à ses concurrents dans une circonscription électorale, plus il a de chance de l'emporter.

Aujourd'hui, le plafond de dons qu'un individu peut faire chaque année à l'ensemble des partis est de 7500 euros. Certains disent que cela garantit une certaine égalité politique, mais c'est loin d'être le cas ! Car la plupart des citoyens n'ont pas les moyens de faire un don de 7500 euros à un parti politique. 7500 euros c'est la moitié du salaire annuel d'un citoyen payé au salaire minimum ! La seule manière de mettre fin à cette inégalité politique, c'est d'introduire un plafond de dons qui corresponde de manière réaliste à une somme que chaque citoyen puisse consacrer à un parti. Je propose donc de limiter les dons privés à 200 euros. Cela permettra aux militants de continuer à contribuer au financement de leurs partis. (…)

Par quel système remplacer les financés privés qui seront limités par ce mécanisme ? Par un financement public égalitaire ! Je propose ainsi de remplacer le financement public actuel parce que j'ai appelé les « Bons pour l'Égalité Démocratique », un système qui a deux avantages majeurs : égaliser le financement public avec un même montant pour chaque citoyen, quels que soient ses revenus, et le dynamiser. De quoi s'agit-il ? Chaque citoyen pourra, chaque année, allouer 7 euros d'argent public au mouvement politique de son choix à travers sa feuille d'impôt. Et si un citoyen décide de ne pas choisir de mouvement politique, alors ses 7 euros d'argent public seront répartis entre les différents mouvements politiques selon les règles actuelles (c'est-à-dire en fonction des résultats obtenus aux dernières législatives). Ce système viendra remplacer tout à la fois le système actuel de déductions fiscales qui est profondément inégalitaire et le système de financement public direct qui souffre aujourd'hui du fait d'être figé par intervalles de cinq ans. Au contraire, avec les « Bons pour l'Égalité Démocratique », on a un système dynamique, qui permet chaque année l'émergence de nouveaux mouvements, même entre deux élections ! (…)

Vous défendez également la création d'une Assemblée mixte qui introduirait une dose de parité sociale dans le Parlement et permettrait aux ouvriers et aux employés, ainsi qu'aux préférences de la majorité des citoyens, d'y être mieux représentés. En quoi consisterait cette Assemblée mixte et quels seraient ses avantages ? (…)

Il y a un déficit de représentation des classes populaires dans nos démocraties. Aux États-Unis, depuis la Seconde Guerre Mondiale, il n'y a jamais eu plus de 2% d'ouvriers et d'employés parmi les parlementaires, alors qu'ils représentent 54% de la population active. En France, il n'y a aujourd'hui aucun ouvrier à l'Assemblée. Les parlementaires ne sont plus à l'image des citoyens qu'ils doivent représenter. C'est pourquoi dans mon livre je propose de mettre en place l'« Assemblée mixte » : pour les deux tiers des sièges, on garde le système actuel. Pour le dernier tiers, on fait une élection à la proportionnelle sur des listes mixtes socialement, qui comptent au moins une moitié d'ouvriers, employés, précaires, etc. C'est le cas actuellement parmi les délégués syndicaux. Il faut que ce le soit demain pour la représentation politique. (…)

Nicholas Carnes (…)a en effet brillamment démontré que les parlementaires votent en fonction de leur origine professionnelle. Pour ne prendre qu'un seul exemple parmi les nombreux cas qu'il développe dans son livre, si la part des ouvriers au Congrès américain avait reflété leur part dans la population, cela aurait réduit le soutien du Congrès aux réductions fiscales de l'administration Bush de 62 à 28%. En d'autres termes, cet énorme cadeau aux plus riches n'aurait pas eu lieu. (…)

ce que je pense, c'est que le référendum d'initiative citoyenne ne saurait être une solution suffisante dans l'état actuel de nos institutions. Car lorsqu'un tel référendum est organisé il est précédé d'une campagne en faveur des différentes options soumises au vote, et cette campagne peut coûter très cher. Et lorsqu'une campagne coûte cher, en moyenne et statistiquement parlant, la victoire va le plus souvent à ceux qui ont dépensé davantage. Avec quelles conséquences ? Imaginons que l'opposition soit bien organisée, prête à dépenser autant que nécessaire, à mobiliser les lobbys comme elle a l'habitude de le faire – eh bien, au final, le plus probable, c'est hélas qu'il ne se passe rien. Pour ne prendre qu'un exemple – mais il est frappant –, dans le cadre de l'initiative populaire suisse « contre l'abus du secret bancaire et de la puissance des banques » rejetée en 1984 par 73% des votants, la seule banque UBS a dépensé dix fois plus pour des publicités dans les journaux contre cette votation que le montant des ressources à disposition du comité d'initiative. Ainsi, il est urgent pour commencer de limiter le montant des dons privés.

Julia Cagé: «La France tend de plus en plus vers la ploutocratie», , entretien vidéo, Médiapart, 17 janv. 2019

“Le prix de la démocratie”

Contrôle Social

Loi “anticasseurs” : un député centriste dénonce un retour au “régime de Vichy”, L'Obs, 31 janv 2019


France : le régime prépare des punitions collectives contre le peuple ou la dérive vers la tyrannie, Strategika 51, 31 janv 2019

interdire le droit de manifester sur la présomption que cela peut constituer une menace à l’ordre public. N’importe quelle préfecture, donc une autorité administrative, pourrait donc interdire le droit au rassemblement et nous sommes ici devant le syndrome Algérien. Car le contenu de la loi « anti-casseurs » est identique à une loi en vigueur en Algérie depuis 2001. (…)

L’interdiction administrative de manifester est une mesure de la Kommandantur Allemande en territoire occupé et cela nous rappelle inévitablement le régime de Vichy ou d’autres régimes fascistes où le moindre acte social faisait l’objet d’une mesure ou interdiction administrative. (…)

Une telle mesure ne vise pas les casseurs. Elle vise le droit de manifester et/ou de protester pacifiquement, voire exprimer des vues contraires à celle du gouvernement. (…)

En démocratie, une telle mesure s’apparente à la dictature de base. (…)

La gestion des casseurs relève des forces de maintien ou de gestion de l’ordre. (…)

Donc le député centriste de la Marne, Charles de Courson, petit-fils de résistant, a bien raison lorsqu’il évoque une « dérive complète » et que « c’est une pure folie que de voter ce texte ! (…)

Le régime de Macron ne cesse de dériver vers la tyrannie, d’abord sous l’aspect conformiste, uniformiste, puis petit à petit sous un aspect de plus en plus bureaucratique et brutal.

Beaucoup de gens ne mesurent pas encore l’impact de ces dérives dangereuses car ils ne croient pas que la France qu’ils ont connu depuis 50 ans puisse un jour se transformer en une sorte de dictature de riches néolibéraux oeuvrant pour des intérêts étrangers et méprisant au plus haut point le bon petit peuple de France.

TRIBUNE. Loi “anticasseurs” : “Pourquoi nous, avocats, ne protestons-nous pas plus fermement ?”, L'Obs, 5 fev 2019

“Les avocats Emmanuel Daoud et François de Castro estiment que le texte, qui doit être voté mardi 5 février à l'Assemblée nationale, légalise l'atteinte au droit de manifestation.”

Violences policières : un élu raconte, Ballast, 14 décembre 2018

“Mardi 11 décembre 2018, Kremlin-Bicêtre, dans le Val-de-Marne. La mobilisation lycéenne bat son plein et les images des adolescents de Mantes-la-Jolie à genoux, mains derrière la tête, hantent encore tous les esprits. Les élèves du lycée Darius Milhaud n'ont pas obtenu l'autorisation de tenir une assemblée générale au sein de l'établissement ; les forces de l'ordre interviennent dans la matinée. Pierre Garzon — vice-président du Conseil départemental et élu PCF du canton de Villejuif — s'est interposé avec l'espoir de mettre un terme à ce qu'il nomme une « provocation » policière. La scène a été filmée le temps de deux minutes, sans qu'il ne s'en aperçoive : elle comptabilise aujourd'hui plus de deux millions de vues sur Facebook. Nous lui avons demandé de nous raconter ce que les images, avant et après, ne montrent pas.”

Comment le pouvoir reprend la main sur le savoir, Arthur Weidenhaun, LVSL, 18 déc 2018

“Depuis la récupération de la culture par la sphère marchande dans les années 1970 à l’Ouest, la chute du Mur de Berlin en 1989 à l’Est, le système socioéconomique dans lequel nous vivons permet de moins en moins un contre-savoir. Les contre-expertises sont de plus en plus rares, les chercheurs sont financièrement et socialement désincités à la critique, le journalisme est de plus en plus privatisé et dans la sphère publique est inoculé un savoir toujours plus technique qui sert un pouvoir technocratique. Bref, ce qu’on a appelé le « soupçon », à savoir la critique du savoir, est aujourd’hui fortement menacé et nous conduit vers un savoir unique détenu par le pouvoir.”
Le dispositif de persuasion du système néolibéral est si puissant et simple d’utilisation que le peuple adopte ses arguments pour les rétorquer à la critique.

« Le sens de l'effort » (M6), ou comment « divertir » en humiliant de jeunes chômeurs, Acrimed, 7 mars 2019

“Mardi 19 février, M6 diffusait le premier épisode de l’émission « Le sens de l’effort », produite par Studio 89 Productions [1]. Le concept : vingt-deux jeunes « inactifs », au chômage ou en situation de décrochage scolaire, participent à un « stage » organisé par un ancien militaire (avec le renfort d’une conseillère d’orientation) afin de leur inculquer la « motivation » et le goût de l’effort dont ils seraient naturellement dépourvus. Le résultat : une manière outrageusement simpliste et surtout orientée d’aborder les difficultés économiques et sociales de la jeunesse, et une émission qui transforme en divertissement la mise au pas de jeunes soumis à une discipline arbitraire et vexatoire. Ou quand la téléréalité se fait plus idéologique qu’elle ne veut bien le dire…

En Chine

Surveiller pour punir : la notation des citoyens chinois, France Culture, 9 janv 2019

“Le crédit social chinois, système de notation des citoyens par le pouvoir, est souvent présenté comme une actualisation des scénarios d'anticipation les plus préoccupants. Il se place pourtant dans la tradition des instruments de contrôle du capitalisme, dont il s'inspire directement.”

Le crédit social. De l’utopie vertueuse à « Big Brother », QuestionChine.net, 11 mars 2019


Shoshana Zuboff: « The Age of Surveillance Capitalism » (livre)

Surveiller et prédire, La Vie des idées, 7 mars 2019

“À propos de : Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, Public Affairs”
Né dans le monde numérique, le « capitalisme de surveillance » s’étend aussi au monde « réel ». À mesure que les individus sont géo-localisés, que leurs processus physiologiques sont mesurés, que leurs émotions sont inférées, que les villes se parent de milliers de capteurs et que les maisons se peuplent d’ « objets intelligents », la totalité du monde est transformée en données. (…)

À partir de cette histoire des vingt années écoulées, S. Zuboff propose une théorie générale du « capitalisme de surveillance ». Tout part de la transformation de l’expérience humaine en « données comportementales », grâce aux technologies numériques. Pour l’auteur, il y a là un acte originaire de dépossession : les acteurs du « capitalisme de surveillance » s’approprient notre expérience en l’extrayant des « espaces non-marchands de la vie quotidienne » (p. 139) (…)

Le « capitalisme de surveillance » est ainsi le processus qui transforme nos comportements présents en prédictions monnayées de nos comportements futurs. (…)

La valeur marchande des produits prédictifs est étroitement corrélée à leur degré de certitude. Pour l’acheteur de ces produits, plus la certitude est élevée, plus le profit est assuré. L’assurance qu’un utilisateur cliquera sur une publicité est préférable à une probabilité élevée, elle-même préférable à une probabilité faible, etc. La logique d’accumulation du « capitalisme de surveillance » tend ainsi vers la recherche de la certitude. Or le moyen le plus sûr de prédire l’avenir reste de le fabriquer, en modelant le comportement des individus. Insensiblement, la fabrication de « produits prédictifs » se mue ainsi en construction de dispositifs de modification comportementale, comme dans Pokémon Go où les joueurs sont poussés à se rendre dans des endroits précis. Le destin du « capitalisme de surveillance » est donc de se transformer en un capitalisme de modification des comportements, bien au-delà des frontières de l’économie numérique. (…)

L’auteur insiste ainsi sur la manière dont le « capitalisme de surveillance » met en péril les différentes conquêtes associées à l’émergence historique de l’individu : le respect de l’intériorité, la vie privée, mais aussi la volonté libre, l’auto-détermination et le droit à décider de notre avenir. Le « capitalisme de surveillance » apparaît finalement comme une nouvelle forme de « tyrannie » (p. 513), qui oblitère la délibération politique et détruit l’autonomie individuelle par la manipulation et l’instrumentalisation de nos comportements. (…)

le « capitalisme de surveillance » est fondé sur la dépossession de l’expérience (…)

Obnubilée par sa volonté de démontrer que le « capitalisme de surveillance » est une perversion du capitalisme, S. Zuboff ne voit pas qu’il en est avant tout une incarnation. (…)

Plus que le risque d’une disparition complète de l’individu auto-déterminé, il faudrait alors étudier la précarisation du travail, les nouveaux effets de stratification sociale [5] et les injustices économiques propres à la situation actuelle. C’est ce que S. Zuboff ne fait pas

Bienvenue dans l'ère du capitalisme de surveillance, France Culture, 7 mars 2019

“Shoshana Zuboff développe, dans son dernier ouvrage, l'idée d'un capitalisme de surveillance, qui aurait remplacé le capitalisme industriel, et dont l'originalité serait d'orienter et d'exploiter nos préférences personnelles à son profit. ”
Shoshana Zuboff prend également l’exemple de Pokémon Go, jeu sur téléphone portable ayant connu un immense succès populaire et dont l’objectif est relativement simple : les joueurs déambulent dans les rues à la recherche de Pokémon, petites créatures dotées de pouvoirs, qui apparaissent sur leur écran grâce un procédé de réalité augmenté. (…)

Mais ce que l’on ne savait pas, c’est qu’en poussant les joueurs à travers ville et campagne à la recherche de ces Pokémon, le jeu guidait également leur pas, vers des espaces bien réels : des boutiques, des cafés, bénéficiant de cet afflux de joueurs. L’opérateur du jeu, qui n’est autre qu’une filiale de Google, aurait ainsi rapidement passé des accords avec des enseignes telles que McDonald’s et Starbucks, pour s’assurer de la présence de pokémon à proximité de leur commerce. Et les naïfs joueurs, par les pokémons alléchés, de tomber joyeusement dans leurs nombreux filets. (…)

Ces commerces deviennent alors des annonceurs, qui paient Google à chaque fois qu’un joueur se trouve à proximité. Sur le très classique modèle du paiement au clic, les mastodontes du numérique sont désormais payés à la visite.

Un capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff, Le Monde diplomatique, janv 2019

L’industrie numérique prospère grâce à un principe presque enfantin : extraire les données personnelles et vendre aux annonceurs des prédictions sur le comportement des utilisateurs. Mais, pour que les profits croissent, le pronostic doit se changer en certitude. Pour cela, il ne suffit plus de prévoir : il s’agit désormais de modifier à grande échelle les conduites humaines.
La logique d’accumulation qui assurera la réussite de Google apparaît clairement dans un brevet déposé en 2003 par trois de ses meilleurs informaticiens, intitulé : « Générer des informations utilisateur à des fins de publicité ciblée ». La présente invention, expliquent-ils, vise « à établir les informations de profils d’utilisateurs et à utiliser ces dernières pour la diffusion d’annonces publicitaires (1) ». En d’autres termes, Google ne se contente plus d’extraire des données comportementales afin d’améliorer les services. Il s’agit désormais de lire dans les pensées des utilisateurs afin de faire correspondre des publicités avec leurs intérêts. Lesquels seront déduits des traces collatérales de leur comportement en ligne. La collecte de nouveaux jeux de données appelés « profil utilisateur » (de l’anglais user profile information) va considérablement améliorer la précision de ces prédictions. (…)

D’où proviennent ces informations ? Pour reprendre les mots des détenteurs du brevet, elles « pourront être déduites ». Leurs nouveaux outils permettent de créer des profils par l’intégration et l’analyse des habitudes de recherche d’un internaute, des documents qu’il demande ainsi que d’une myriade d’autres signaux de comportement en ligne, même lorsqu’il ne fournit pas directement ces renseignements. Un profil, préviennent les auteurs, « peut être créé (ou mis à jour, ou élargi) même lorsque aucune information explicite n’est donnée au système ». Ainsi manifestent-ils leur volonté de surmonter les éventuelles frictions liées aux droits de décision de l’utilisateur, ainsi que leur capacité à le faire. (…)

L’invention de Google met au jour de nouvelles possibilités de déduire les pensées, les sentiments, les intentions et les intérêts des individus et des groupes au moyen d’une architecture d’extraction automatisée qui fonctionne comme un miroir sans tain, faisant fi de la conscience et du consentement des concernés. Cet impératif d’extraction permet de réaliser des économies d’échelle qui procurent un avantage concurrentiel unique au monde sur un marché où les pronostics sur les comportements individuels représentent une valeur qui s’achète et se vend. Mais surtout, le miroir sans tain symbolise les relations sociales de surveillance particulières fondées sur une formidable asymétrie de savoir et de pouvoir. (…)

L’économie de surveillance repose sur un principe de subordination et de hiérarchie. L’ancienne réciprocité entre les entreprises et les utilisateurs s’efface derrière le projet consistant à extraire une plus-value de nos agissements à des fins conçues par d’autres — vendre de la publicité. Nous ne sommes plus les sujets de la réalisation de la valeur. Nous ne sommes pas non plus, comme d’aucuns l’ont affirmé, le « produit » que vend Google. Nous sommes les objets dont la matière est extraite, expropriée, puis injectée dans les usines d’intelligence artificielle de Google qui fabriquent les produits prédictifs vendus aux clients réels : les entreprises qui paient pour jouer sur les nouveaux marchés comportementaux. (…)

« Si nous avions une catégorie, méditait M. Larry Page, cofondateur de l’entreprise, ce serait les informations personnelles (…). Les endroits qu’on a vus. Nos communications (…). Les capteurs ne coûtent rien (…). Le stockage ne coûte rien. Les appareils photographiques ne coûtent rien. Les gens vont générer d’énormes quantités de données (…). Tout ce que vous aurez entendu, vu ou éprouvé deviendra consultable. Votre vie entière deviendra consultable (2). » (…)

La vision de M. Page offre un fidèle reflet de l’histoire du capitalisme, qui consiste à capter des choses extérieures à la sphère commerciale pour les changer en marchandises. Dans son essai La Grande Transformation, publié en 1944, l’économiste Karl Polanyi décrit l’avènement d’une économie de marché autorégulatrice à travers l’invention de trois « marchandises fictives ». Premièrement, la vie humaine subordonnée aux dynamiques de marché et qui renaît sous la forme d’un « travail » vendu et acheté. Deuxièmement, la nature convertie en marché, qui renaît comme « propriété foncière ». Troisièmement, l’échange devenu marchand et ressuscité comme « argent ». (…)

Les détenteurs actuels du capital de surveillance ont créé une quatrième marchandise fictive, extorquée à la réalité expérimentale d’êtres humains dont les corps, les pensées et les sentiments sont aussi intacts et innocents que l’étaient les prairies et forêts dont regorgeait la nature avant son absorption par le marché. Conformément à cette logique, l’expérience humaine se trouve marchandisée par le capitalisme de surveillance pour renaître sous forme de « comportements ». Traduits en données, ces derniers prennent place dans l’interminable file destinée à alimenter les machines conçues pour en faire des prédictions qui s’achètent et se vendent. (…)

La première vague de produits prédictifs fut portée par l’excédent de données extraites à grande échelle sur Internet afin de produire des annonces en ligne « pertinentes ». À l’étape suivante, il fut question de la qualité des prédictions. Dans la course à la certitude maximale, il apparut clairement que les meilleures prédictions devraient s’approcher le plus possible de l’observation. À l’impératif d’extraction s’ajouta une deuxième exigence économique : l’impératif de prédiction. (…)

L’excédent de données comportementales doit être non seulement abondant, mais également varié. Obtenir cette variété impliquait d’étendre les opérations d’extraction du monde virtuel au monde réel, là où nous menons notre « vraie » vie. Les capitalistes de surveillance comprenaient que leur richesse future passait par le développement de nouvelles chaînes d’approvisionnement sur les routes, au milieu des arbres, à travers les villes. Ils tenteraient d’accéder à votre système sanguin, à votre lit, à vos conversations matinales, à vos trajets, à votre footing, à votre réfrigérateur, à votre place de parking, à votre salon. (…)

Pour obtenir des prédictions comportementales très précises et donc très lucratives, il faut sonder nos particularités les plus intimes. Ces opérations d’approvisionnement visent notre personnalité, nos humeurs, nos émotions, nos mensonges et nos fragilités. Tous les niveaux de notre vie personnelle sont automatiquement captés et comprimés en un flux de données à destination des chaînes de montage qui produisent de la certitude. Accomplie sous couvert de « personnalisation », une bonne part de ce travail consiste en une extraction intrusive des aspects les plus intimes de notre quotidien.

Nos maisons sont dans la ligne de mire du capitalisme de surveillance. Des entreprises spécialisées se disputaient en 2017 un marché de 14,7 milliards de dollars pour des appareils ménagers connectés, contre 6,8 milliards l’année précédente. À ce rythme-là, le montant atteindra 101 milliards de dollars en 2021. (…)

le moyen le plus sûr de prédire le comportement reste d’intervenir à la source : en le façonnant. J’appelle « économies de l’action » ces processus inventés pour y parvenir : des logiciels configurés pour intervenir dans des situations réelles sur des personnes et des choses réelles. Toute l’architecture numérique de connexion et de communication est désormais mobilisée au service de ce nouvel objectif. Ces interventions visent à augmenter la certitude en influençant certaines attitudes : elles ajustent, adaptent, manipulent, enrôlent par effet de groupe, donnent un coup de pouce. Elles infléchissent nos conduites dans des directions particulières, par exemple en insérant une phrase précise dans notre fil d’actualités, en programmant l’apparition au moment opportun d’un bouton « achat » sur notre téléphone, en coupant le moteur de notre voiture si le paiement de l’assurance tarde trop (…)

« Nous apprenons à écrire la musique, explique un concepteur de logiciels. Ensuite, nous laissons la musique les faire danser. Nous pouvons mettre au point le contexte qui entoure un comportement particulier afin d’imposer un changement… Nous pouvons dire au réfrigérateur : “Verrouille-toi parce qu’il ne devrait pas manger”, ou ordonner à la télé de s’éteindre pour que vous vous couchiez plus tôt. » (…)

les fournisseurs de biens ou de services dans des secteurs bien établis, loin de la Silicon Valley, salivent à leur tour à l’idée des profits issus de la surveillance. En particulier les assureurs automobiles, impatients de mettre en place la télématique — les systèmes de navigation et de contrôle des véhicules. Ils savent depuis longtemps que les risques d’accident sont étroitement corrélés au comportement et à la personnalité du conducteur, mais, jusqu’ici, ils n’y pouvaient pas grand-chose. Un rapport des services financiers du cabinet de conseil Deloitte recommande désormais la « minimisation du risque » (un euphémisme qui, chez un assureur, désigne la nécessité de garantir les profits) à travers le suivi et la sanction de l’assuré en temps réel — une approche baptisée « assurance au comportement ». D’après le rapport de Deloitte, « les assureurs peuvent suivre le comportement de l’assuré en direct, en enregistrant les heures, les lieux et les conditions de circulation durant ses trajets, en observant s’il accélère rapidement ou s’il conduit à une vitesse élevée, voire excessive, s’il freine ou tourne brusquement, s’il met son clignotant (3) ». (…)

les outils télématiques ne visent pas seulement à savoir, mais aussi à agir. L’assurance au comportement promet ainsi de réduire les risques à travers des mécanismes conçus pour modifier les conduites et accroître les gains. Cela passe par des sanctions, comme des hausses de taux d’intérêt en temps réel, des malus, des blocages de moteur, ou par des récompenses, comme des réductions, des bonus ou des bons points à utiliser pour des prestations futures. (…)

Spireon, qui se décrit comme la « plus grande entreprise de télématique » dans son domaine, suit et surveille des véhicules et des conducteurs pour les agences de location, les assureurs et les propriétaires de parcs automobiles. Son « système de gestion des dommages collatéraux liés à la location » déclenche des alertes chez les conducteurs qui ont un retard de paiement, bloque le véhicule à distance quand le problème se prolonge au-delà d’une certaine période et le localise en vue de sa récupération. (…)

La télématique inaugure une ère nouvelle, celle du contrôle comportemental. Aux assureurs de fixer les paramètres de conduite : ceinture de sécurité, vitesse, temps de pause, accélération ou freinage brusque, durée de conduite excessive, conduite en dehors de la zone de validité du permis, pénétration dans une zone d’accès restreint. Gavés de ces informations, des algorithmes surveillent, évaluent et classent les conducteurs, et ajustent les primes en temps réel. Comme rien ne se perd, les « traits de caractère » établis par le système sont également traduits en produits prédictifs vendus aux publicitaires, lesquels cibleront les assurés par des publicités envoyées sur leur téléphone. (…)

Pokémon Go est devenue en une semaine l’application la plus téléchargée et la plus lucrative aux États-Unis, atteignant vite autant d’utilisateurs actifs sur Android que Twitter. (…)

TechCrunch, un site spécialisé dans l’actualité des start-up et des nouvelles technologies, exprimait des inquiétudes similaires au sujet de la « longue liste d’autorisations requises par l’application ». (…)

En plus des paiements pour des options supplémentaires du jeu, « le modèle économique de Niantic contient une seconde composante, à savoir le concept de lieux sponsorisés » (…)

les entreprises « paieront Niantic pour figurer parmi les sites du terrain de jeu virtuel, compte tenu du fait que cette présence favorise la fréquentation ». (…)

Les composantes et les dynamiques du jeu, associées à la technologie de pointe de la réalité augmentée, incitent les gens à se rassembler dans des lieux du monde réel pour dépenser de l’argent bien réel dans des commerces du monde réel appartenant aux marchés de la prédiction comportementale de Niantic. (…)

L’apogée de Pokémon Go, à l’été 2016, signait l’accomplissement du rêve porté par le capitalisme de surveillance : un laboratoire vivant de la modification comportementale qui conjuguait avec aisance échelle, gamme et action. L’astuce de Pokémon Go consistait à transformer un simple divertissement en un jeu d’un ordre très différent : celui du capitalisme de surveillance — un jeu dans le jeu. Tous ceux qui, rôdant dans les parcs et les pizzerias, ont investi la ville comme un terrain d’amusement servaient inconsciemment de pions sur ce second échiquier bien plus important. Les enthousiastes de cet autre jeu bien réel ne comptaient pas au nombre des agités qui brandissaient leurs portables devant la pelouse de David. Ce sont les véritables clients de Niantic : les entités qui paient pour jouer dans le monde réel, bercées par la promesse de revenus juteux. Dans ce second jeu permanent, on se dispute l’argent que laisse derrière lui chaque membre souriant du troupeau. (…)

Les nouveaux instruments internationaux de modification comportementale inaugurent une ère réactionnaire où le capital est autonome et les individus hétéronomes ; la possibilité même d’un épanouissement démocratique et humain exigerait le contraire. Ce sinistre paradoxe est au cœur du capitalisme de surveillance : une économie d’un nouveau genre qui nous réinvente au prisme de son propre pouvoir.

La fabrique de la réalité

Gilets jaunes: ne croyez pas la télé! André Gunthert, 2 déc 2018


Décryptualité du 18 février 2019 - Tout est faux (audio, 13 minutes), April, 19 fév 2019

Métriques bidons, notoriété montée de toute pièce… et si tout sur internet était faux ?

Michel Onfray sur l'élite et les gilets jaunes

Butez-les jusque dans les chiottes! Michel Onfray, 8 janv 2018

“Lors de son allocution télévisée le soir du dernier jour de l'année 2018, alors que sa fonction consiste idéalement à rassembler les Français, et non à les diviser au nom d'intérêts partidaires, le président de la République a pris un soin malin et pervers à les déchirer comme s'il était un vulgaire chef de parti en quête d'une élection à l’Élysée. Ce chef de parti s'est comporté en chef de bande, ce dont témoigne cette prise de parole avec laquelle il fait de la totalité des gilets-jaunes une "foule haineuse”, homophobe, raciste, antisémite, putschiste, néofasciste!"
Et puis, coup de tonnerre, cette information dont je me demande si, juste après la lecture du titre, elle n'est pas un fake news ou une pochade de l'excellent “Gorafi”: “Luc Ferry appelle à tirer sur les gilets jaunes et veut l'intervention de l'armée”! Très drôle… Je vérifie: pas drôle du tout, c'est une véritable information, elle se trouve sous ce titre dans “France-Soir” du mardi 8 janvier. (…)

A Radio-Classique, où il est éditorialiste, le philosophe a en effet vraiment dit: “Évidemment qu’on est tous contre les violences, mais ce que je ne comprends pas c’est qu’on ne donne pas les moyens aux policiers de mettre fin à ces violences.” Lui fait-on remarquer qu'il existe des risques qu’il répond: “Et alors? Écoutez franchement, quand on voit des types qui tabassent à coup de pied un malheureux policier qui est par terre. Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois. Ça suffit !” Il continue en affirmant: “On a la quatrième armée du monde elle est capable de mettre fin à ces saloperies.”

Une Légitime défense, Michel Onfray, 13 janvier 2019

Il faudrait également disposer de quelques renseignements sur le noyautage des casseurs par la police. C’est une histoire vieille comme le monde. On sait en effet que le pouvoir a intérêt à créer la violence qu’il instrumentalise ensuite en prétendant qu’elle vient d’ailleurs. C’est le B.A.BA du métier d’envoyer des fonctionnaires de police fomenter la violence qui agrège à elle les mécontentements de ceux qui se trouvent dans la rue justement parce qu’ils ont déjà des motifs de ne pas être contents! Le premier qui arrache un poteau de signalisation, tape dans une voiture, balance un vélib, brûle un véhicule, tague ou défonce une vitrine, crée un appel d’air dans lequel s’engouffrent des gens surchauffés par les slogans de la foule, l’ambiance fraternelle des masses, le délire festif des rassemblements, la clameur sonore des pétards et des sirènes. Pas besoin d’avoir lu ‘La Psychologie des foules" de Gustave Le Bon ou “Masse et Puissance” d’Elias Canetti pour savoir comment conduire un foule où l’on veut -pour le meilleur et, bien souvent, pour le pire. (…)

J’ai déjà dit mon étonnement que des casseurs puissent dépaver l’avenue des Champs-Elysées sous le regard des caméras qui diffusent les images en direct sans que le ministère de l’Intérieur ne donne l’ordre de les arrêter afin d’empêcher ce qui ne manquera pas d’arriver après que les pavés auront été dégagés: ils seront balancés sur la police et dans les vitrines… Il semble que le principe de précaution, si cher au politiquement correct quand il faut pourrir la vie du citoyen lambda, cesse d’être d’actualité quand il s’agit d’empêcher les dégradations. (…)

C’est dans cette perspective qu’il faut inscrire l’épopée du boxeur qui fait reculer tout seul quelques policiers casqués, armés, protégés par le kevlar de leurs gilets, le plexiglass de leurs boucliers et leur savoir-faire d’assaut -c’est leur métier. Cet homme seul cogne, cogne, cogne et met la police de l’Etat en déroute, le tout devant les caméras de télévision du monde entier. (…)

Les images de cette scène incroyable ont été montrées par les médias du système après avoir été montées. Hors montage, quand on montre ce qui n’a pas été monté, le film brut, on voit bien le déchaînement de violence de la police contre un groupe dans lequel se trouve le nouveau Marcel Cerdan avant son pétage de plomb. On enlève les images d’avant car elles expliquent les images d’après qui sont isolées et diffusées: il s’agit en effet de montrer une violence qui sortirait de nulle part et qui serait à elle-même sa propre cause et sa propre fin. Une violence dont la cause serait le caractère délinquant du seul boxeur. (…)

Mais on comprend dès le lendemain pourquoi ces détériorations ont été nécessaires au pouvoir: elles permettent aux journalistes de planter leur caméra devant l’une des trois ou quatre vitrines cassées sur les Champs-Elysées afin d’illustrer leur direct qui effectue d’infinies variations sur le thème des sauvages qui ont dégradé la plus belle avenue du monde! Pendant ce temps, on ne parle pas des revendications citoyennes et républicaines des gilets-jaunes: on montre, images à l’appui, que ce sont tous des casseurs qui détruisent, salopent, cassent, brisent, brûlent, incendient, sans une seule fois se demander pourquoi, alors que tous les Français ont pu voir tout cela tranquillement se dérouler sur leurs écrans, la police n’intervenait pas… Place Beauvau, le mot d’ordre était: “Laissez dépaver, laissez empaver, avec ça, nous allons les dépraver…” (…)

Côté défenseur du système, le sommet a été atteint par Luc Ferry qui estime que l’une des plus grandes armées du monde devrait régler le problème en tirant -avec des armes non létales dira-t-il le lendemain, après le buzz, en feignant d’ignorer que ces armes non létales sont déjà tellement utilisées depuis le début qu’elles ont défiguré un très grand nombre de personnes. Dans son esprit il s’agissait bien d’armes létales, car, sauf à mépriser la logique, on ne saurait conseiller d’utiliser des armes dont l’usage est avéré depuis des semaines.

Le monologue de la pipe, Michel Onfray, 19 janv. 2019

A la sortie, jamais les fameux micros-trottoirs n’ont autant mérité leur nom: les micros faisaient vraiment le trottoir! Ce fut rhubarbe et séné, guimauve et pétales, confettis et parfums! Pour disposer d’un gramme d’esprit critique et se frayer un passage dans cette boue courtisane, il fallut les réseaux sociaux dans lesquels on apprit en effet, donc en dehors de la presse officielle, subventionnée, maastrichtienne: que des ministres sont chargés de l’intendance de ces prétendus débats avec les préfets, ce qui garantit que juge est partie; que les préfets ont choisi les intervenants, donc qu’ils en ont écartés d’autres -notamment tel ou tel du Rassemblent national; que des maires dits coordinateurs ont été chargés de rédiger des questions qui ont été ensuite attribuées à deux autres élus dont les noms ont été donné en amont aux préfets; qu’on a demandé au vice-président de la communauté urbaine d’Alençon, le bien nommé Lenormand, un question en rapport avec les gilets-jaunes, alors qu’un autre élu a été sollicité pour une questions sur l’ISF! Un débat sous ses auspices, c’est très exactement un discours selon Fidel Castro, un homme politique dont on connaît l’attachement à la liberté d’expression et à la liberté tout court! (…)

Cette émission dans laquelle j’avais invité les journalistes a vraiment faire leur travail s’était terminée tard dans la nuit. Au petit matin, vers 7 heures, la production m’a envoyé un texto avec un lien qui annonçait ce bidouillage des pseudo-rencontres de Macron avec ce message: “Vous aviez raison"… Malheureusement, oui… (…)

Quand la presse, comme il est dit par une certaine presse, se réunit le samedi de l’acte X afin de réclamer un “droit d’informer”, il ne lui vient pas à l’idée, toute au vice de son époque qui ne réclame que des droits, mais ne se reconnaît jamais aucun devoir, qu’elle mériterait ce droit si et seulement si elle se reconnaissait d’abord le devoir d’informer -et non celui de formater l’opinion publique à coup d’éloges de sa vision du monde et d’anathèmes contre ceux qui ne la partagent pas. Quant Aphatie et ses copains auront pratiqué pendant vingt ans le devoir d’informer en lieu et place du droit de désinformer, ils pourront légitimement demander qu’on les respecte. Rendez-vous dans vingt ans. En attendant, le respect peut attendre… (…)

Invité avec ledit Aphatie sur un plateau de télévision où l’on commentait la prétendue performance de Macron à Bourgtheroulde, j’ai fait savoir qu’un journaliste digne de ce nom ne devrait pas enfiler les perles pour saluer la longueur de l’exposé, c’est ce que fait un professeur dans sa classe, je l’ai fait pendant vingt ans, mais faire son métier en se demandant: Comment cette rencontre a-t-elle été préparée? Quel élu était invité et comment? Lequel ne l’était pas et pourquoi? Comment les questions étaient-elles rédigées? Par qui? Le Président et ses conseillers pouvaient-ils en prendre connaissance avant? Donc préparer les réponses et fourbir les éléments de langage?

Juan Branco sur Macron

Juan Branco désosse Macron, Là-bas si j'y suis, 21 déc 2018

“Léché, lâché, lynché. La règle des trois « L » est bien connue parmi ceux qui connaissent gloire et beauté. C’est ce qui arrive à Emmanuel Macron. Hier, le beau monde des médias le léchait avec ravissement, et voilà qu’aujourd’hui le peuple demande sa tête au bout d’une pique. Le petit prodige est devenu le grand exécré.

Rien d’étonnant, les riches l’ont embauché pour ça, il est leur fondé de pouvoir, il est là pour capter toute l’attention et toutes les colères, il est leur paratonnerre, il est leur leurre, en somme. Tandis que la foule hurle « Macron, démission », ceux du CAC 40 sont à la plage. Un excellent placement, ce Macron. De la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune à la « flat tax » sur les revenus des capitaux, de la baisse de l’impôt sur les sociétés à la loi Travail qui facilite les licenciements, il n’a pas volé son titre de président des riches.

Mais pourquoi lui ? Comment est-il arrivé là ? À quoi ressemblent les crabes du panier néolibéral d’où est sorti ce premier de la classe ? Une caste, un clan, un gang ? Le cercle du pouvoir, opaque par nature, suscite toujours fantasmes et complotisme aigu. Il est très rare qu’une personne du sérail brise l’omerta.

Juan Branco vient de ce monde-là. Avocat, philosophe, chercheur, diplômé des hautes écoles qui fabriquent les élites de la haute fonction publique, à 30 ans il connaît ce monde de l’intérieur. Sur son blog, il publie « CRÉPUSCULE », une enquête sur les ressorts intimes du pouvoir macroniste et ses liens de corruption, de népotisme et d’endogamie, « un scandale démocratique majeur : la captation du pouvoir par une petite minorité, qui s’est ensuite assurée d’en redistribuer l’usufruit auprès des siens, en un détournement qui explique l’explosion de violence à laquelle nous avons assisté."

François Bégaudeau sur la bourgeoisie

La bourgeoisie est-elle toujours en marche ? France Culture, 28 janv 2019

François Bégaudeau, écrivain et scénariste, est l'invité de la Grande table pour “Histoire de ta bêtise” (Fayard, janvier 2019), parole d'un “tu” contre la “bêtise” de la bourgeoisie. (…)

“S’adressant à l’électeur d’Emmanuel Macron, François Bégaudeau fait la somme des aveuglements qui le font se prendre pour un progressiste de pointe là où il n’est qu’un conservateur de base.

Tu es un bourgeois. Mais le propre du bourgeois, c’est de ne jamais se reconnaître comme tel.

Petit test :

Tu votes toujours au second tour des élections quand l’extrême droite y est qualifiée, pour lui faire barrage. Par conséquent, l’abstention te paraît à la fois indigne et incompréhensible.

Tu redoutes les populismes, dont tu parles le plus souvent au pluriel.

Tu es bien convaincu qu’au fond les extrêmes se touchent.

L’élection de Donald Trump et le Brexit t’ont inspiré une sainte horreur, mais depuis lors tu ne suis que d’assez loin ce qui se passe aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne.

Naturellement tu dénonces les conflits d’intérêts, mais tu penses qu’en voir partout relève du complotisme.

Tu utilises parfois (souvent ?) dans une même phrase les mots racisme, nationalisme, xénophobie et repli sur soi.

Tu leur préfères définitivement le mot ouverture.

Si tu as répondu oui au moins une fois, ce livre parle de toi.

Prends le risque de l’ouvrir."

Le Grand Oral de François Bégaudeau, écrivain et scénariste, RMC, 23 janv 2019

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