Penser l’institution et le marché avec Polanyi - résumé



Jérôme Maucourant et Sébastien Plociniczak, « Penser l’institution et le marché avec Karl Polanyi », Revue de la régulation [En ligne], 10 | 2e semestre / Automne 2011, mis en ligne le 21 décembre 2011, consulté le 19 décembre 2016. URL : http://regulation.revues.org/9439


Karl Polanyi n’a pas élaboré une théorie complète des institutions économiques mais il y a tout de même dans ses écrits une analyse du marché en tant qu’institution ou processus institutionnalisé. Le marché n’est ni spontané ni autorégulateur. Le capitalisme appelé aussi société de marché est caractérisé par un croyance en l’autorégulation marchande. Cette croyance est l’une des origines de la crise actuelle. Grâce à l'œuvre de Polanyi, on resitue les marchés au sein des contextes socio-économiques.

Introduction


Le néo-institutionnalisme émerge à partir de 1970. Pendant la même période, l’économie « mainstream » ne prend pas en compte les fondements extra-économiques de la discipline. Elle se veut une compréhension rationnelle du comportement humain qu'elle considère comme une relation entre des moyens rares à usages alternatifs et des fins. Elle manque pourtant de contenu empirique comme le montre l’échec des recommandations libérales à la chute de l’URSS.

L’analyse institutionnelle est légitime si on reconnaît que :
  • la construction sociale de grandes règles structure les flux économiques
  • les règles du marché n’émergent pas spontanément d’un jeu d’acteurs rationnels dans un monde d’optimalité
  • l’auto-régulation des marchés est conçue comme un mythe
Si Polanyi n’a pas développé une théorie des institutions économiques, il analyse pourtant le marché comme tel même si cela n’est pas explicite.

La problématique institutionnelle de Polanyi


L’objet de la pensée de Polanyi est l’effondrement de la civilisation européenne régie par le libéralisme économique au début de XXe siècle et ses conséquences : la disparition de la majorité des démocraties en Europe continentale (nazisme et communisme). Il examine les rapports entre société et économie et aborde l’histoire du point de vue des grands principes d’organisation des sociétés. Il institutionnalise le processus économique lui donnant unité et stabilité. Un processus économique, c’est un système de relations sociales, de règles partagées, des croyances communes et stables qui imposent contraintes et opportunités. Les institutions sont la réalité d’un projet humain.

Pour Polanyi, il n’y a pas d’opposition entre marchés et institutions. Les institutions économiques sont des entités sociales construites avec des processus codifiés pour que les mouvements économiques acquièrent une stabilité. Il existe des modalités variables des pratiques de marché au cours de l’histoire selon des contraintes écologiques, techniques et culturelles. Il fait la distinction entre l’institution du marché et l’institution de la monnaie. Selon Keynes et Polanyi, le fait d'oublier que l’étalon-or a une nature sociale et politique et qu’il est un ensemble de règles reproduisant une structure hiérarchique entre classes sociales et nations, est une erreur ; il est l’expression même de l’idéologie néolibérale qui croit que l’économie s’autonomise du reste.

La société de marché est un mythe, le marché auto-régulateur est une utopie et le marché libre est irréaliste et irréalisable. Le marché libre n’a jamais pu s’accomplir complètement car cela nécessite de traiter la terre, le travail et l’argent comme des marchandises réelles que l’on peut vendre. Si on soumet totalement la nature et les personnes aux exigences du marché, cela les abîme voir même les détruit. Le travail, la nature et l’argent sont des marchandises fictives car traités comme tel (on peut les vendre) mais ce n’est pas leur essence. Cette impossibilité de les marchandiser complètement produit des contre mouvements où les hommes s’organisent pour protéger, eux-mêmes et l’environnement.

On distingue alors un double mouvement ; à la fois la diffusion de marchés auto-régulés et la diffusion de barrières de protection. La dynamique de la civilisation européenne du XIXe siècle est cette tension entre deux principes organisationnels :
  • le libéralisme économique, l’auto-régulation, le laissez-faire et le libre-échange portés par les classes marchandes
  • l’encastrement social, la protection des hommes et de la nature portés par les ouvriers les paysans, etc...
Selon Polanyi, les législations de l’époque victorienne servent à restreindre les conséquences sociales des marchés. A la même période, on retrouve des orientations analogues sur le continent ainsi que la protection de l’industrie et de l’agriculture (protectionnisme). C’est l’État qui met cela en place au niveau national. Les marchés sont codifiés pas à pas, pour être intégrés à la société.

Cette notion d’encastrement est le nœud de la pensée de Polanyi. Le problème est qu’il ne définit ni discute cette notion, elle est donc sujette à interprétation. On retiendra que ce concept signifie que l’économie est subordonnée à la politique, la religion, la culture et les relations sociales ; qu’il y a nécessité d’une régulation pour contrebalancer les conséquences sociales négatives du système marchand.

Les mécanismes marchands envahissent, au fur et à mesure, différents domaines de la société. Cela crée des contre-mouvements, des résistances sociales qui deviennent des institutions sociales. Ces tensions / oppositions peuvent être mortifères. Autant les contre-mouvements sont nécessaires à la continuation de la société et même des marchés, autant ces contre-mouvements peuvent détruire la société.  Le « New deal » américain est démocratique mais les fascismes italien et allemand sont destructeurs.

Le système de marché et son autorégulation sont une fiction, un mythe. C’est donc une idéologie, une politique qui agit sur les individus, leurs relations et la société par le fait de son énonciation. Cette croyance est propre à l’occident du XIXe siècle. Certains intellectuels ont vu à tort l’analyse de Polanyi comme le désencastrement de l’économie vis-à-vis de la société et donc sa domination sur elle. Il y a certes matière à contradiction dans l’œuvre de Polanyi car son cadre théorique a évolué pendant la rédaction de « La grande transformation », passant d’un analyse marxiste à la proéminence des notions de marchandises fictives et d’économie encastrée.

Le fonctionnement du système économique influence et détermine la société ; en même temps, il y a une séparation institutionnelle de l’économie et de la politique. Le déterminisme économique est une loi de l’économie de marché, le système de marché nous fait croire que cette loi est aussi valable pour les sociétés.
L’une des propositions fondamentale de Polanyi est l’avènement d’une société économique qui n’a plus rien à voir avec celles qui l’ont précédé. La société s’organise autour du gain monétaire. Les sociétés antérieures sont des économies de subsistance, la division du travail dépend alors d’institutions sociales traditionnelles. Dans la société de marché, la concurrence économique, la technologie, les moyens de production et d’accumulation prennent de l’importance. Il s’agit d’obtenir un gain monétaire et non plus de survie. L’économie tout en devenant autonome des institutions sociales, en vient à être la contrainte principale de la société.

Les idées des économistes classiques et les interventions de l’État ont été capitaux dans l’avènement du mythe de l’auto-régulation marchande. Le laissez-faire et le libre-échange ont de manière contradictoire nécessité une forte implication de la bureaucratie étatique. Le XIXe siècle anglais a vu une quantité de lois concernant le travail, la monnaie, le commerce et les contrats pour organiser le libéralisme.

En résumé, les relations économiques sont institutionnellement encastrée. Les marchés doivent être étudiés comme socialement construits. Il s’agit d’analyser comment les processus idéologiques, politiques et juridiques sont endogènes à l’organisation du capitalisme.

L’économie et les marchés, des processus institutionnalisés


Nous avons "connaissance des choses" parce qu’existe une certaine dose de détermination dans le cours des événements. Les institutions sont le vecteur de cette détermination. Elles expliquent les faits sociaux et sont elles-mêmes objet d’étude. Les sciences sociales sont institutionnelles par définition. Il s’agit de considérer les institutions comme des intermédiaires entre les individus et la société. Pour Polanyi, l’intérêt de l’histoire économique est de ne pas réduire la vue aux choix individuels ou à l’opposé à la société comme un tout englobant.

Avant « la grande transformation », Polanyi a imaginé un système socialiste décentralisé et montré qu’un parti décidant des besoins de la société serait gaspilleur et négateur du propre de chaque ouvrier. Il a aussi montré que le nazisme est anti-individualiste et qu'il est possédé par le mythe que tout est déterminé. En conséquence, le fondement de la connaissance économique, est le concept d’institution et non celui d’équilibre. Il n’utilise pas le terme dans « La grande transformation » mais le fait dans ses écrits postérieurs en parlant de « processus institutionnalisés ».

Pour analyser toutes les formes économiques du passé, Polanyi considère l’économie par le fait que l’homme a besoin de la nature et de ses semblables pour survivre. Il écarte la définition classique de l’économie en tant que science des choix rationnels, définition trop étroite.

Selon lui, les économistes en utilisant la dernière formule, appliquent une conception ethnocentrée inapplicable à d’autres temps et d’autres lieux, et réduite à l’opération d’un esprit supposé rationnel face à la rareté ; cette vision impliquant nécessairement la vision d’un marché auto-régulateur. Il voit l’économie comme un processus composé de mouvements, surtout des changements de lieux et de propriétaires.
Le concept d’institution permet d’appréhender la complexité de l’économie. Il articule temps, espace, structure, modes d’action et objectifs. Institutionnaliser c’est donner une forme aux faits économiques en fonction de certaines relations sociales.

Polanyi distingue trois principes de comportement ou formes d’intégration :
  • la réciprocité qui s’appuie sur la symétrie
  • la redistribution fondée sur la centralité et la hiérarchie
  • l’échange qui implique des marchés « faiseurs » de prix
Ces modes d’intégration ne dépendent pas d’individus, ils sont plutôt fonction des institutions. En les étudiant, on ne retrouve pas de séquences temporelles entre eux, souvent une forme est primordiale mais souvent aussi, ils sont couplés ensemble d’un manière particulière qui permet plus d’efficacité au système. Ils ne sont pas universels, il n’y a pas une forme idéale à reproduire.

Quand au commerce, il n’y a pas la séquence temporelle : marché local, marché intérieur puis marché extérieur. Le commerce lointain est même premier, il est limité en terme de quantités et de diversité, il s’appuie sur la réciprocité entre entités politiques, les prix sont essentiellement décidés avant l’échange et les produits commercés ne concernent pas la subsistance de l’homme.

Il s’agirait tout de même de comprendre comment le commerce s’est lié au système de marché. La création d’un système de marché ne peut se résumer à l’agrégation de quelques actes d’échanges entre individus finalement occasionnels. Remarquons que le système de marché en tant que « processus institutionnalisé » comporte un mécanisme offre-demande-prix basé sur un concurrence et un prix variable. Ce système ne devient intégrateur que si les prix ont une influence sur d’autres marchés.

Conclusion : institutionnalisme polanyien et implications contemporaines


La théorie néo-institutionnaliste affirme que c’est la division du travail qui permet le développement des marchés par la concurrence entre les organisations. Polanyi affirme plutôt qu’il existe une tension entre la satisfaction des besoins de base et le caractère historique des institutions. Il considère que l’organisation de l’économie est historique. Au delà de la diversité des ces institutions, il affirme l’existence de schéma de base dans l’économie : la réciprocité, la redistribution et l’échange.

Voir les marchés comme spontanés, libres et auto-régulateurs, cache leur caractère institutionnel. Le marché a besoin de l’État, des relations sociales, des lois et de politique pour exister en tant que tel. Le mépris de cette institutionnalisation n’est-il pas la base de cette fausse croyance en une efficacité naturelle du marché et du capitalisme financier, doctrine à l’origine de la crise actuelle. On retrouve des traits fondamentaux entre les sociétés des années 30 et les nôtres d’aujourd’hui.

On peut voir dans les 35 années passées, la même histoire que celle racontée par Polanyi : une libéralisation politique des marchés depuis Reagan et Thatcher conduit à des réponses sociales de protection mais aussi à des catastrophes potentielles. Nous avons beaucoup à apprendre de Polanyi pour les éviter.

Cependant il ne faut pas plaquer aveuglément à notre époque, les enseignements de Polanyi. Pour utiliser ses idées il faut d’abord les remettre dans le contexte des années 30. Polanyi fait sienne l’analyse dominante de son temps : les dettes dépassent les capacités de remboursement. Celles-ci sont limités par le niveau des revenus eux-mêmes fonction des structures sociales. Mais ce gonflement de la dette n’est pas que la conséquence du crédit facile ; elle existe par la volonté des acteurs de vouloir préserver à la fois la rente financière et les revenus de la production.

Si, pendant la crise de 1929 et comme aujourd’hui, l’économie ne suffit pas à résorber la dette, il faut alors revoir les structures de la société. Le fascisme fut ce changement, il tua la démocratie et instaura une dictature dirigée par le capital, solution au carcan social du libéralisme.

Les facilités de crédit actuelles visent à maintenir un taux de croissance nécessaire à l’existence d’une société clivée. Aux États-Unis, avec une protection sociale forte, tout ce crédit n’aurait pas été nécessaire.

Le marché n’est pas désincarné, il ne fonctionne pas dans un vide social. Ce sont des institutions historiques qui le mettent en branle et expriment des rapports de force. Les dettes et leur dissémination mondiale ont été nécessaires au capitalisme tel qu’il existe, c’est elles qui ont permis la croissance. On ne peut dénoncer une irresponsabilité des banquiers centraux sans remettre en cause en même temps le système de marché tel qu’il existe. Il s’agit de prendre en compte la société.


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