L'histoire n'a jamais connu de transition énergétique

Dans un article de 2013 de la revue Entropia, Jean-Baptiste Fressoz, historien de l’environnement, déconstruit la notion de transition énergétique en réexaminant l’histoire de l’énergie. L’étude des « révolutions industrielles » ne révèle pas d’anciennes transitions énergétiques ; diminuer nos émissions de gaz à effet de serre, c’est mettre en route une décroissance économique. Les choix technologiques passés ne relèvent pas d’un progrès efficace, « naturel », mais plutôt de décisions meracntiles, politiques et hégémoniques.

Fressoz avance qu’il n’y a jamais eu de transition énergétique au sens d’un passage d’une consommation d’énergie à une autre, mais plutôt des accumulations successives d’énergies différentes. Ainsi le pétrole n’a pas remplacé le charbon, à l’échelle de la planète nous n’avons jamais autant consommé de charbon qu’aujourd’hui. Le terme « transition énergétique » a été mis en avant pendant les années 70 lors des chocs pétroliers, car il est moins angoissant et paralysant que celui de « crise énergétique ».

Consommation annuelle mondiale de pétrole. Source : https://ourfiniteworld.com/2012/08/29/the-long-term-tie-between-energy-supply-population-and-the-economy/

http://www.connaissancedesenergies.org/la-consommation-de-charbon-dans-le-monde

Selon le chercheur, si nous voulons réduire nos émissions de gaz à effet de serre pour éviter le réchauffement climatique, nous devons nous diriger vers une réelle décroissance économique et tirer les enseignements d’événements passés qui y ressemblent. Ainsi, après la chute de l’URSS et pour cause d’embargo américain, Cuba se confronta à une pénurie de pétrole. Face à cette contrainte, l’organisation entière de la société fut modifiée : diminution du temps de travail dans l’industrie, développement de l’usage du vélo et du covoiturage, du solaire et du biogaz. Les Cubains développèrent une agriculture biologique sans pesticides ni fertilisants et une agriculture urbaine où les déchets organiques sont recyclés et connurent le rationnement alimentaire.

L’examen des choix énergétiques faits depuis le 19e siècle montre :
  • qu’ils sont caractérisés par une certaine inefficacité énergétique,
  • ne relèvent pas du critère de l’indispensable et que les techniques de production d’énergie dites alternatives comme le vent, l’eau, le bétail, le bois ou même le solaire thermique ont constitué une part importante du développement économique.
  • qu’ils relèvent de la domination et du militaire.

Inefficacité énergétique

Les économistes de l’énergie montrent que ce qu’ils appellent efficacité énergétique — le ratio du PIB par l’énergie consommée — croit depuis 150 ans. Ce rapport dissimule le fait que la production de richesse se fait de plus en plus dans les services moins énergivores et que la production industrielle a été délocalisée à l’extérieur de l’occident. Si l’on s’en tient au rendement énergétique véritable — le ratio de l’énergie produite sur celle consommée à l’entrée d’un système — l’exemple de l’agriculture est désastreux : pour le maïs nous sommes passés de 10:1 à 3:1 dans la deuxième partie du 20e siècle.

Des alternatives sensées mais écartées

Un historien de l’économie montre qu’aux États-Unis, le choix du rail plutôt que celui des canaux et des chariots n’a pas franchement accéléré le développement économique. Le développement agricole du Midwest américain au 19e siècle à longtemps était soutenu par des éoliennes servant à exploiter les puits. Au début des années 50 en Floride, 80 % des maisons étaient équipées de solaire thermique, on préféra construire rapidement et à grande échelle des maisons pas chères et mal isolées nécessitant climatisation l'été et chauffage électrique l'hiver qui est une aberration thermodynamique si l'électricité est fabriquée à partir de chaleur.

Contrôle social, impérialisme et domination militaire

Lors de son essor, une nouvelle technologie est couteuse et inefficace ; une nouvelle source d’énergie ne s’impose pas forcément pour cause de pénurie et de nécessaire substitution, ni même pour des raisons économiques.

Aux États-Unis dans la première moitié du 20e siècle le développement des banlieues a été organisé autour de deux axes : la maison individuelle bon marché et la voiture. L’individualité mise en avant face au communisme soviétique affaiblit les liens au sein des communautés ouvrières et centre chacun sur sa vie privée. En 1926, la moitié des ménages avaient une voiture dont les deux tiers furent achetés à crédit, un bon moyen pour rendre la population docile.

Le remplacement des tramways électriques par l’automobile et des bus à essence entre les deux guerres mondiales fut le fait de réglementations inadaptées et d’entente monopolistique. Au cours des années 20, les compagnies de tramways furent bridées par des prix de vente figés par la loi et des coûts d’entretien des routes à leur charge, au contraire de leurs nouveaux concurrents. Quelques années plus tard, les compagnies périclitant furent rachetées par une association d’entreprises du pétrole et de l’automobile, qui les fermèrent aussitôt pour les remplacer par des compagnies de bus.

Tout au long du 20e siècle, le pétrole a été plus cher que le charbon, minoritaire au début il constituait 60 % de l’énergie en 1970. Là encore, le contrôle social et la lutte des idéologies expliquent bien des choses. Le charbon nécessitait beaucoup de bras, les mineurs possédaient donc un pouvoir sur les affaires économiques. Ce fut souvent eux qui furent le fer de lance de la lutte ouvrière et permirent les avancées sociales de la fin du 19e siècle. Au contraire, le pétrole nécessite beaucoup moins de main-d’œuvre et donc ses travailleurs sont beaucoup moins puissants. Après la Deuxième Guerre mondiale, en Europe de l’Ouest, le communisme est souvent bien ancré dans les populations, l’Union soviétique menace. Le plan Marshall servit alors à développer et subventionner l’infrastructure pétrolière naissante en Europe pour contrecarrer l’industrie du charbon et ses puissants syndicats ouvriers. La révolution verte lancée par les États-Unis dans les pays du tiers monde, efficace sur le plan des rendements, est vue par les historiens comme une volonté d’influence géopolitique des États-Unis face à l’Union soviétique. Elle fut un formidable débouché des industries fossiles par la mécanisation et l’usage des engrais (azote couplé au gaz naturel).

Au 19e siècle, la Grande-Bretagne dominait le monde, pour assurer et développer son hégémonie elle se basa, comme toujours, sur sa marine et s’efforça d’assurer son approvisionnement en charbon en évaluant à travers le monde les ressources charbonnières. Quand le gouvernement britannique décida de passer au pétrole en 1911, il sécurisa son approvisionnement avec la compagnie anglo-perse, le début d’un siècle de guerre du pétrole au Moyen-Orient.

Les guerres et les armées poussent les développements technologiques puisqu’il s’agit de s’assurer une supériorité matérielle. Les progrès fulgurants de la première guerre mondiale sur les véhicules et leurs moteurs furent ensuite appliqués à l’industrie civile. La supériorité de l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale peut se résumer au fait de disposer d’une énorme production pétrolière. Les Industries d’aviation, d’extraction, de transport et de distribution se mettent en place ou se développent après la guerre, il s’agit de mettre à profit les investissements déjà effectués. Les États-Unis imposent une législation mondiale qui interdit la taxation du kérosène et permet l’essor de l’aviation civile. Cette réglementation gêne encore la mise en place d’une taxe carbone sur l’aviation qui serait bien utile pour lutter contre le réchauffement climatique alors que cette industrie double ses émissions de gaz à effet de serre tous les dix ans. Un soldat américain de la Seconde Guerre mondiale consommait 228 fois plus d’énergie que son collègue de la première. Mais alors que ce soldat consommait en moyenne 1 gallon (3,7 litres) par jour celui de la guerre d’Irak en 2003 en consommait 15.

Conclusion

Pendant le 20e siècle et jusqu’aux années 70, les émissions de carbone des États-Unis et de la Grande-Bretagne ont compté pour plus de 50 % du total d’émissions. Jean-Baptiste Fressoz montre par ces exemples que l’histoire de l’énergie n’obéit pas à une trajectoire naturelle, mais plutôt à des choix politiques issus de la volonté de dominer. À son avis, si nous voulons contrer le réchauffement climatique et alors que les limites physiques sur les ressources paraissent trop lointaines, il nous faut des contraintes politiques et d’autres choix que l’impérialisme et le consumérisme.

Référence

Jean-Baptiste Fressoz. Pour une histoire désorientée de l'énergie. 25èmes Journées Scientifiques de l’Environnement - L’économie verte en question, Fev 2014, Créteil, France.

Approfondir

L’anthropocène, une histoire de la crise environnementale. Jean-Baptiste Fressoz. GREP-MP. 25 octobre 2015
Transcription d’une conférence-débat à l’occasion de la COP 21, organisée par le Groupe de Recherche pour l’Éducation et la Prospective Midi-Pyrénées, association culturelle qui s’est donné pour mission de dynamiser le débat citoyen.

La fin du monde par la science : genèse d’une angoisse. Concordance des temps, France culture. 16 juillet 2016
« Lors de la COP21, beaucoup paraissaient croire en effet que l’angoisse que suscite, fort légitimement, l’emprise délétère des humains sur la planète serait toute récente, exprimée et portée par l’écologie politique contemporaine. Rien n’est plus faux en réalité et cette émission va s’attacher à le démontrer. La présence de Jean-Baptiste Fressoz s’imposait à ce micro, car ses travaux sont précieux sur la prise de conscience, progressive ou à éclipses, depuis le XIXe siècle, des risques multiples engendrés par les progrès de la science et par la révolution industrielle. »

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