L'eau

 

L’eau de Wade Davis

extraits de l’introduction au livre de photographies « Water » d’Edward Burtinsky (2013), source : Le partage

 
Wade Davis est ethnobotaniste, anthropologue et explorateur résident  du National Geographic.
passages en gras de shortman

Entrecoupés de vidéos de Bruno Parmentier, ancien directeur de l'école supérieure d'agronomie d'Angers

 

« Il n'y a pas beaucoup d'eau "utile" sur terre (ni salée, ni gelée et accessible) et elle est très mal répartie. Plus de la moitié se situe dans quelques pays comme le Brésil, la Russie ou le Canada, tandis que plus de 80 pays en manquent gravement. Or cette eau sert principalement à manger car il faut énormément d'eau pour produire de la nourriture (1 tonne d'eau pour chaque kilo de céréales !). Et on va avoir beaucoup de mal à augmenter les surfaces irriguées. Au final, aura-t-on tout simplement assez d'eau pour manger ? »

 

Aura-t-on de l'eau pour manger ? [vidéo, 14'], Bruno Parmentier, 22 déc 2019

Aujourd’hui plus que jamais, alors que la population humaine a doublé en seulement une génération pour atteindre le chiffre de sept milliards, l’eau douce est universellement reconnue comme une ressource limitée. Si l’on vidait tous les lacs et tous les océans, toutes les mers intérieures et les gisements aquifères, en supposant qu’on y ajoute les neiges de nos montagnes et les glaces de l’Antarctique, nous obtiendrons 1,4 milliard de km3 d’eau. Malheureusement, la plus grande quantité aurait un taux de salinité trop élevé pour être potable, et sur les 2,5 % d’eau douce restants, plus des deux tiers sont, au moins pour le moment, prisonniers des glaces pu bien piégés entre les pores des roches sédimentaires. Nous ne pouvons trouver l’eau dont nous avons besoin, l’eau qui a le goût de la vie, que dans nos lacs et nos rivières, lesquels ne correspondent ensemble qu’à 0,25 % de l’eau douce de la planète. Si toute l’eau présente sur Terre pouvait être contenue dans un récipient de cinq litres, la quantité potable remplirait à peine une cuillère à café.

(...)

Du vivant de nos grands-parents, quasiment tous les fleuves s’écoulaient librement. En 1900, il n’y avait pas un seul barrage au monde qui s’élevât plus haut que quinze mètres. En 1950, on en comptait 5 270, trente ans plus tard, il y en avait 36 562. Aujourd’hui le monde compte plus de 800 000 barrages, dont 40 000 ont au moins quinze mètres de hauteur. Au cours des cinquante dernières années, chaque demi-journée a vu, en moyenne, la construction d’un barrage de dimensions encore inimaginables au tournant du XXe siècle.

Il y a encore un siècle, les déchets plastiques qui obstruent les cours d’eau en Asie et forment des îles flottantes dans les océans, visibles de l’espace, n’existaient pas, non plus que les fertilisants et les produits chimiques qui empoisonnent les rivières et étouffent les lacs en suscitant la croissance d’algues et de plancton.

Depuis 1950, la consommation d’eau douce a triplé pour atteindre l’équivalent de huit fois le débit du Mississippi [aux États-Unis]. De ce précieux liquide, nous gaspillons quatre-vingts pour cent pour l’irrigation industrielle, un euphémisme qui signifie que nous tentons de récolter des espèces végétales là où elles n’auraient jamais poussé d’elles-mêmes.

En 1960, les ingénieurs soviétiques planifièrent délibérément la destruction de la mer d’Aral, alors le quatrième lac du monde, en vue de cultiver du riz et du coton dans les plaines arides du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan et du Turkménistan. Consciente et avouée, conçue par des scientifiques, cette politique formait l’un des volets du plan quinquennal approuvé par le conseil des ministres et le Politburo à Moscou. En siphonnant l’Amou-Daria et le Syr-Daria, deux de plus grands fleuves d’Asie centrale, ils condamnaient inéluctablement cette mer intérieure, qualifiée dans leurs rapports « d’erreur de la nature ».

En moins de cinquante ans, cette politique orwellienne réduisit de quatre-vingt-dix pour cent la surface occupée par la mer d’Aral, en même temps que triplait le taux de salinité des eaux. La pêche traditionnelle qui produisait à la fin des années cinquante 44 000 tonnes de poisson a tout bonnement été éliminée. Sa disparition a condamné les milliers de familles de pêcheurs qui en vivaient. Aujourd’hui les vestiges rouillés des bateaux de pêche gisent abandonnés sur les salants du lit asséché, contaminé par les engrais chimiques et les insecticides qui se sont autrefois déversés dans le lac. Les vents désertiques emportent au loin les poussières toxiques, quarante millions de tonnes par an, lesquelles retombent sur les terres agricoles, gâtent les sols et compromettent les récoltes. Dans les poches subsistantes de la mer d’Aral, aucune des vingt- quatre espèces de poisson endémiques de la région n’a réussi à survivre.

Pour tout le Sud-Est des États-Unis, le Colorado a toujours été une artère vitale, louée aussi bien par les poètes, les guides de rivière, les shamans, les guérisseuses, les écoguerriers, les ingénieurs, les ouvriers des barrages que tous les agriculteurs de la Grande Vallée du Colorado jusqu’à la Vallée impériale de Californie. Aujourd’hui, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Entravé par plus d’une vingtaine de barrages, siphonné pour faire pousser de la luzerne dans le désert, et cela pour l’embouche de dix pour cent du cheptel national, il n’a plus de fleuve que le nom lorsqu’il pénètre dans le Golfe de Californie, et va, mince filet qui court dans le désert, son lit desséché et désertifié, se jeter dans la mer en un ruisseau toxique.

Les fleuves chinois sont rouges des rejets d’usines. Le mercure des centrales au charbon rend le poisson qui survit impropre à la consommation. Les pluies acides polluent les lacs. Le Yang-Tsé déverse chaque minute quelque 1,8 milliard de litres d’eau dans la mer de Chine orientale, mais il est biologiquement mort, incapable d’entretenir la moindre vie aquatique. Comme le Colorado, le fleuve Jaune n’atteint plus l’océan. Dans la seule ville de Xi’an, il absorbe chaque jour plus d’un million de tonnes d’eaux d’égout non traitées. Comme plus de la moitié des fleuves chinois, le fleuve Jaune est si pollué que les eaux qu’il charrie, évidemment non potables, ne peuvent même pas être utilisées pour l’agriculture. Plus de quatre-cents millions de Chinois, le quart de la population, ne disposent pas d’un accès quotidien à une eau suffisamment propre pour l’usage humain.

Dans bon nombre de pays en développement, la rareté de la ressource en eau a déclenché une véritable guerre contre la nature. Au Botswana, on projette d’assécher le delta de l’Okovango, le plus grand des oasis africaines, le refuge des plus vastes populations de faune sauvage du continent. Dans le Soudan du Sud, seul le chaos politique a arrêté les plans qui visaient à assécher la zone humide du Sud pour accroître de quelque cinq milliards de litres le débit du Nil, le long ruban dont dépend le sort de cinquante-six millions d’Égyptiens. Avec un cinquième de la population du monde, l’Inde ne dispose que de cinq pour cent de ses ressources en eau. Seul un Indien sur trois a accès à une source d’eau propre, et encore le pays a‑t-il dû creuser vingt-trois millions de puits pour parvenir à ce maigre résultat.

Le plus inquiétant est le laps de temps au cours duquel cette crise mondiale s’est faite jour. En Floride, les Everglades, cette « rivière d’herbes » qui formait autrefois la plus vaste zone humide d’Amérique du Nord, a été irrémédiablement dégradée en moins d’un siècle. Au Népal, la vallée de Katmandou disposait depuis trois mille ans d’un réseau sophistiqué de puits profonds et d’élégantes fontaines en pierre, d’où jaillissait en permanence une eau acheminée dans les centres urbains par des conduites recouvertes de briques et de bois sculpté. Il y a encore une génération, pas plus loin que l’année de ma naissance, les habitants du Katmandou faisaient chaque matin des offrandes sur les berges de la Bagmati et de la Bishnumati, deux grosses rivières tributaires de la « Mère » Gange ; les femmes s’y ornaient le front de safran tandis que leurs enfants nageaient et s’ébattaient dans une eau si claire qu’elle brillait des éclats de mica dans le sable.

Aujourd’hui le système traditionnel de gestion de l’eau de Katmandou est en ruine, compromis par un urbanisme mal pensé et étranglé par une rocade routière dont la construction a coupé les voies d’approvisionnement. Les anciens puits ont été abandonnés, pavés, remplis de détritus voire convertis en latrines. La Bagmati et la Bishnumati, ainsi que des affluents plus modestes comme la Bhacha Khusi, ne charrient plus aujourd’hui qu’un filet d’eaux usées et de noires immondices. Le long des berges de ce qui furent des rivières, les temples tombent en ruine et le parfum du jasmin et du chèvrefeuille a été remplacé par les vapeurs de diesel, l’odeur âcre du plastique brûlé et la puanteur des charognes en décomposition.

En 1922 encore Aldo Léopold qualifiait la région du delta du Colorado de « terre de miel et de lait ». À l’époque, toutes les eaux du Colorado venaient se jeter dans la mer, charriant avec elles des millions de tonnes de sable et de limon. Le débit d’eau douce était si important que l’influence du fleuve était encore sensible à quelque soixante kilomètres au large du golfe de Californie. Le cône de déjection du delta s’étendait sur plus de huit-cent-mille hectares, soit l’équivalent de la superficie de l’État de Rhode Island. C’était l’un des plus grands estuaires vierges au monde. Au large, les nutriments apportés par le fleuve nourrissaient toute une vie sous-marine étonnamment riche, des bagres et des corvinas, des dauphins et jusqu’au rare marsouin vaquita, le plus petit cétacé au monde. Au sommet de la chaîne alimentaire, on trouvait le to-toaba, un énorme cousin du bar blanc d’Amérique qui pouvait peser jusqu’à trois cents livres, qui se reproduisait dans les eaux saumâtres de l’estuaire, et était si abondant dans la mer de Cortès qu’on prétendait que même un vieux pêcheur aveugle ne pouvait manquer son coup de harpon.

Dans un contraste saisissant avec les sables cuisants du désert de Sonora que le fleuve traverse en son cours inférieur, ou les nues collines bleues qui lui font comme un berceau dans la Sierra de los Cucapah, le delta était luxuriant, constellé de marais et d’étangs émeraudes. Les roseaux à massette et les graminées sauvages ondulaient au vent, les saules, les peupliers et les prosopis se penchaient sur ses chenaux sinueux qui couraient partout et nulle part, musardaient et se perdaient en méandres, comme si les eaux ne pouvaient se mettre d’accord sur un chemin à suivre. « Le Colorado, écrivait Léopold, n’arrive pas à décider lequel des centaines de lagons verts offre la route la plus plaisante et la plus paresseuse jusqu’au golfe. »

Réveillés par le sifflement des cailles qui nichaient dans les branches des prosopis, campant dans des vasières qui portaient encore l’empreinte de sangliers, de chevaliers à pattes jaunes ou de jaguars, les frères Léopold connurent le delta du Colorado, au rythme des marées, tel qu’il existait depuis toujours, vierge et sauvage. (...) Tout cela fut sacrifié lorsque fut achevé le barrage Hoover en 1935, et que le Colorado cessa entièrement, pendant six ans, de rejoindre son delta.

Un siècle de négligences et de folies a légué à notre génération une crise d’une ampleur impressionnante. Plus d’un milliard de personnes dans le monde sont dépourvues d’un accès à l’eau potable. Simplement pour étancher leur soif, il leur faut risquer leurs vies et celles de leurs enfants. Dans les pays en développement en particulier, les femmes parcourent des kilomètres afin d’atteindre des puits lointains, souvent souillés par la pollution, des pathogènes, et des déjections animales, pour en rapporter, courbées en deux, des seaux et des jerrycans qui pèsent aussi lourd qu’elles.

La disette d’eau se traduit inévitablement par l’absence d’installations sanitaires, à l’origine de millions de morts particulièrement chez les enfants. Deux milliards et demi d’hommes n’ont pas accès aux installations les plus rudimentaires. On compte dans le monde plus de téléphones cellulaires que de foyers équipés de toilettes. Chaque jour en Inde, un milliard de litres d’effluents urbains sont déversés dans le plus sacré des fleuves, fa « mère » Gange. Ces eaux usées proviennent des foyers équipés de toilettes à chasse, un luxe pour la plupart des Indiens. Six cents millions d’entre eux n’ont pas d’autre choix que de déféquer en plein air. Ils représentent près de la moitié des 1,5 milliards de malheureux qui doivent chaque jour, à travers le monde, chercher un abri auprès d’une route ou d’un ruisseau qui leur permette de satisfaire leurs besoins avec un minimum de discrétion et de dignité. Dans beaucoup de cultures, les femmes ne doivent pas être vues en train de se soulager, et il leur faut se résigner à attendre la tombée de la nuit et son manteau d’obscurité. Dans le sous-continent indien, la moitié des jeunes filles qui ont la chance de recevoir une éducation fréquentent des écoles qui ne possèdent pas de toilettes. La honte due au manque d’intimité en conduit beaucoup à quitter l’école dès qu’elles atteignent la puberté.

En Haïti, plus de la moitié de la population n’a pas un accès commode à un point d’eau potable. Sept familles sur neuf n’y disposent d’installations sanitaires d’aucune sorte. En Éthiopie, quarante-neuf millions d’habitants n’ont pas d’accès à une eau propre et soixante-quinze millions à des équipements sanitaires de base. Au Bangladesh, plus dé la moitié de la population se trouve dans la même situation ; les maladies diarrhéiques y tuent cent-mille enfants chaque année. En Inde, elles causent la mort de mille six cents personnes par jour.

Un enfant dans le monde meurt toutes les vingt secondes chaque jour du fait d’une maladie liée à l’eau ou au défaut d’eau, Les seules diarrhées tuent un million et demi d’enfants par an, plus que la malaria, le sida et la rougeole réunis. En une époque d’avancées médicales époustouflantes, une bonne moitié des lits d’hôpitaux sont occupés par des patients atteints de maladies qui pourraient pratiquement être éliminées s’ils avaient seulement accès à une eau de bonne qualité et à des sanitaires décents. En leur absence, des pathologies qu’il serait facile de prévenir emportent chaque année l’existence de plus d’hommes qu’il n’en meurt dans les guerres et les conflits qui empoisonnent la planète.

À l’évidence, la question de la distribution géographique de la ressource est l’un des éléments essentiels du problème de l’eau. Le Canada possède vingt pour cent des ressources en eau douce. Sur une étendue comparable et avec une population quarante fois plus importante, la Chine ne dispose que de huit pour cent de la ressource mondiale.

En 2025, cinq milliards de personnes réparties dans une douzaine de pays d’Afrique ou d’Asie seront sévèrement affectées par des pénuries d’eau. L’Inde aura besoin d’un billion de mètres cubes d’eau, soit le double de ce dont elle dispose actuellement et l’équivalent de vingt pour cent de la demande mondiale escomptée. Quatre-vingt-dix pour cent devra aller à l’irrigation, le pays peinant à nourrir une population qui en 2025 sera la plus vaste au monde, et ce alors que la mousson annuelle devient de plus en plus irrégulière sous l’effet du changement climatique. Le ministre indien de l’Environnement et des Forêts, Jairam Ramesh, résumait ainsi, dans des propos rapportés par le Washington Post du 3 avril 2013, les dures réalités auxquelles est confronté son pays : « Les glaciers de l’Himalaya reculent, les rendements agricoles stagnent, le nombre de jours sans pluie va croissant, et la mousson n’est plus aussi prévisible ».

La prospérité des États du golfe persique dépend de leur capacité à extraire les eaux fossiles souterraines, nappes dont l’exploitation représente soixante- quinze pour cent de la production d’eau dans la région et qui se réduisent au rythme de 5,2 milliards de mètres cubes par an.

Au cœur des États-Unis, un tiers de l’eau consommée par les ranchers et les agriculteurs du Dakota du Sud jusqu’aux hautes plaines du Texas provient de l’aquifère Ogallala, lequel est par définition une ressource finie qui ne se renouvelle qu’à l’échelle des temps géologiques.

Dans le monde entier, l’activité humaine a engendré une demande toujours croissante de ce bien précieux dont l’offre s’avère rigoureusement limitée. Si l’on ne veut pas que la crise de l’eau débouche sur des conséquences désastreuses, il faudra trouver des mécanismes politiques et économiques pour maîtriser effectivement cet insatiable appétit.


« Dans de nombreuses régions du monde, on mange grâce à une Agriculture irriguée. Elle est maintenant menacée par l'asséchement des rivières et des lacs (avec le réchauffement climatique), et le tarissement des nappes phréatiques. On détaille ici ce défi, via des exemples spectaculaires, tant en Asie (Chine, Inde) qu'en Afrique et aux USA. »

La fin de l'irrigation [vidéo, 17'], Bruno Parmentier, 28 déc 2019

 

Mais à la fin des fins, nous ne trouverons jamais d’issue à cette crise si nous ne sommes pas prêts à changer le regard que nous portons sur l’eau et les autres ressources naturelles. C’est certainement l’un des messages les plus forts et les plus poignants de ce superbe livre. Pleinement conscient de l’étendue et de la complexité des défis liés à l’eau douce, hanté comme artiste et comme père de famille par ses conséquences, Edward Burtynsky a entrepris il y a cinq ans de parcourir le monde pour en rapporter ce qui s’avère une histoire assez simple. La vertu de son art photographique ne réside pas dans un parti pris polémique mais dans sa neutralité. Edward ne juge pas. Il se contente de livrer un témoignage de ce qu’il a vu. Construit, composé et présenté de telle sorte qu’il ne peut qu’être une source d’inspiration, son travail offre une trace indélébile des contrecoups de la folie industrielle. La compassion est au fondement de son œuvre. Canaliser l’énergie rédemptrice de l’humanité en vue de l’action, son objectif.

Depuis trois siècles maintenant, nous avons consommé les énergies fossiles, nous avons dévié et asséché les fleuves, vidé les mers de la vie qu’elles abritaient, abattu des forêts ancestrales, causé des trous dans la couche d’ozone. Nos modèles économiques sont des projections ascendantes et des courbes de croissance en forme de flèches quand ils devraient ressembler à des cercles. Prendre une croissance perpétuelle sur une planète finie comme seule mesure du bien-être économique revient à s’engager dans la voie d’un lent suicide collectif. Nier ou exclure des calculs économiques ou des plans de gouvernance les coûts engendrés par la violence exercée à l’encontre des équilibres naturels, c’est s’abandonner à une logique illusoire.

À n’en pas douter, il est temps de substituer au vocabulaire des « droits sur l’eau » celui des obligations envers cette ressource, de ne plus bâtir de projets pour la détourner mais de trouver de nouvelles façons de l’honorer, comme en vérité l’ont fait nos ancêtres pendant l’essentiel de l’histoire humaine. Concéder une sacralité à l’eau n’est pas aller contre la science, c’est bien plutôt reconnaître la merveilleuse complexité des systèmes écologiques et biologiques que la science a mis en pleine lumière.

Un pas décisif sera accompli si nous comprenons comment nous en sommes venus à percevoir le monde comme nous le percevons. De la Renaissance jusqu’aux Lumières, la dynamique européenne a affranchi l’esprit de la tyrannie d’une foi aux prétentions absolues, en même temps qu’elle libérait l’individu de la collectivité, ce qui fut un peu l’équivalent sociologique de la fission de l’atome. Ce faisant, nous avons laissé en chemin nombre des intuitions que recelaient le mythe, la magie, la mystique, et de manière peut-être encore plus importante, la métaphore. L’univers, déclarait Descartes au XVIIe siècle, n’est composé que de deux « substances », l’esprit et la matière régie par des lois mécaniques. L’homme mis à part, toutes les créatures sensibles se voyaient reléguées du côté du pur mécanisme comme l’était bien sûr la nature elle-même. « La science, écrivait Saul Bellow, a procédé au grand ménage de la foi. » Les phénomènes qui ne pouvaient être positivement mesurés ou observés n’avaient tout simplement plus de réalité. La modernité s’enorgueillit du triomphe du matérialisme. L’idée que la terre pût avoir une âme, le vol d’un faucon une signification, la croyance un substrat de vérité fut proprement ridiculisée.

Pendant plusieurs siècles, le rationalisme n’a cessé de progresser, même si sa plus haute expression, la science, ne peut jamais, avec tout son éclat, que répondre à la question comment, sans seulement pouvoir espérer s’approcher du pourquoi. Les limitations inhérentes au modèle scientifique ont depuis longtemps provoqué une forme de malaise existentiel, familier à nombre d’entre nous à qui l’on a appris depuis l’enfance que l’univers se résumait à l’action aléatoire de minuscules particules atomiques qui tournoient et interagissent dans l’espace. Mais de manière plus significative, la réduction du monde au mécanisme, et la perception subséquente de la nature comme un obstacle à surmonter, une ressource à exploiter, a pour une bonne part déterminé la façon dont nous traitons aveuglément la vie sur Terre.

En Colombie-Britannique, j’ai appris jeune homme que les forêts existaient pour la coupe. C’était là le fond de la sylviculture scientifique que j’ai étudiée puis appliquée comme ingénieur forestier. Cette perspective culturelle différait profondément de celle des Premières nations, qui habitaient l’île de Vancouver à l’époque de la rencontre avec les Européens et qui l’habitent encore aujourd’hui. Si l’on m’envoyait dans la forêt pour la mettre en coupe, le jeune Kwakiuti du même âge était dépêché dans cette même forêt pendant le rituel d’initiation hamatsa pour s’y mesurer au Huxwhukw et au Bec-crochu-céleste, esprits cannibales de la pointe-Nord-du-monde. S’il en triomphait grâce à sa bravoure et à sa discipline spirituelle, la sagesse et la puissance de la nature viendraient habiter à son retour les hommes de sa tribu dans la célébration du potlatch. Le problème n’est pas de trancher laquelle de ces visions du monde est bonne ou mauvaise. La forêt se réduit-elle à de la cellulose et à des stères de bois de sciage ? Quel est vraiment le domaine des esprits ?

Ce ne sont pas là les questions décisives. L’important réside dans la force du système de croyance et ses implications dans la vie quotidienne des gens, puisqu’il reçoit une traduction en termes d’empreinte écologique, d’impact de la société sur son environnement. Un enfant qui grandit dans la certitude que la montagne est le refuge d’esprits protecteurs sera un homme profondément différent de celui à qui l’on a appris qu’elle n’est qu’une masse rocheuse inerte prête à l’exploitation minière. Un enfant Kwakiuti à qui l’on a inculqué que les forêts côtières sont le domaine du divin ne sera pas le même que le jeune Canadien qui a appris que ces arbres ne poussent que pour être mis en coupe. Prendre la pleine mesure d’une culture requiert de considérer non seulement ses réalisations effectives mais la nature et la puissance de ses aspirations et des métaphores qui l’animent.

L’existence dans les marais de Nouvelle-Guinée où sévit la malaria, les vents glacés du Tibet, la chaleur incandescente du Sahara ne prêtent pas à l’envie. La nostalgie du passé n’est pas un sentiment très répandu chez les Inuits, et les chasseurs-cueilleurs de Bornéo n’ont pas de conscience réfléchie d’une responsabilité à l’égard des forêts d’altitude qu’ils sont de toute façon dans l’incapacité technique d’éradiquer. Mais ces cultures n’en ont pas moins su forger une mystique de la Terre, qui n’est pas fondée sur le simple attachement concret à leur environnement mais sur l’intuition plus subtile que la nature vient à l’être par les forces de l’esprit. Les montagnes, les fleuves et les forêts ne sont pas perçus comme inanimés, comme les simples étais du tréteau où se déroule le drame humain. Pour ces sociétés, la terre est vivante, dynamique, et la psyché humaine a la capacité de s’y inclure comme d’agir sur elle.

En dépit de la montée des préoccupations écologiques, nous n’avons au fond cessé de considérer la nature comme une ressource brute qu’il nous appartient d’exploiter selon notre bon plaisir. Quand s’ouvre une mine, nous tenons pour normal que des gens qui n’ont jamais vécu sur cette terre, qui n’ont d’attaches d’aucune sorte avec la contrée environnante, puissent en toute légalité s’assurer le droit de s’implanter et de laisser à leur suite, par la nature même de leur entreprise, un site entièrement transformé et dégradé. En outre, en octroyant ces concessions minières, souvent pour des sommes modiques à des spéculateurs de villes lointaines, nous n’attribuons aucune valeur culturelle ou de marché à la terre elle-même. Le coût que représente la destruction d’un site naturel, ou sa valeur inhérente s’il est préservé, n’a pas de traduction dans les calculs économiques qui président à l’exploitation industrielle de la nature. Aucune entreprise n’a à dédommager les habitants pour le tort infligé aux res communes, aux fleuves, aux montagnes, aux forêts, qui par définition appartiennent à tous. Dès lors qu’existent promesses d’emplois et de rentrées monétaires, les permis continueront à être accordés.

Nous tenons cela pour naturel puis qu’aussi bien c’est le fondement de notre système économique, la façon dont le commerce extrait de la valeur dans une économie guidée par le profit. Mais si l’on y accorde un peu d’attention, notamment en essayant d’adopter la perspective d’autres cultures, animées par des visions de la vie et de la nature tout à fait différentes, nous ne tardons pas à considérer ce comportement comme étrange et anormal au plus haut point.

L’expérience des sociétés traditionnelles nous importe car elle nous rappelle qu’il existe des alternatives, d’autres façons de s’orienter dans l’espace social, spirituel et écologique. Éprouver, par exemple, de l’admiration pour le mode de vie des Indiens des Andes ne revient pas à demander que nous abandonnions tout et imitions les sociétés préindustrielles, ni que quiconque doive aliéner le droit de bénéficier des merveilles de la technologie. C’est bien plutôt une source d’inspiration et de réconfort qui nous montre que le chemin que nous avons emprunté jusque-là n’est pas le seul qui s’offre à nous, que notre destin n’est pas irrévocablement fixé par des choix dont on peut scientifiquement démontrer l’imprudence. Par leur existence même, les diverses cultures de ce monde attestent la sottise de ceux qui prétendent que nous ne pouvons changer, comme nous savons tous qu’il le faudra, la façon dont nous habitons la Terre.

Depuis un siècle, nous avons sacrifié les rivières, les lacs et les mers intérieures sur l’autel de la prospérité. Il est temps de bousculer ce système de pensée et de reconnaître que notre prospérité repose aussi sur la protection de ces précieuses sources d’eau douce. Comme l’écrivait il y a longtemps Aldo Léopold, « quand nous chantons cette terre comme celle des libres et des braves, il nous faut inclure les plantes et les animaux, les rivières et les lacs, l’humus et jusqu’aux montagnes qui tutoient le ciel. Ce n’est qu’ainsi que notre chant se fera hymne et prière universelle, même pour les innombrables générations à naître. C’est pour elles que nous devons laisser s’écouler les fleuves puisque nous savons que tous ils entrent dans la mer, et la mer n’en regorge point. Ils retournent aux mêmes lieux d’où ils étaient sortis pour couler encore ».

Wade Davis

 

Les conclusions de la vidéo suivante  proposent la voie du progrès technique... en contradiction  avec le propos de Wade Davis....

« Un ensemble de technique pour cultiver plus sobrement, un objectif qui devient majeur avec la raréfaction de l'eau sur une bonne partie de la planète : choisir des plantes plus sobres, garder un maximum d'eau dans son champ et permettre aux plantes d'aller la chercher »

Cultiver avec moins d'eau [vidéo, 17'], Bruno Parmentier, 20 fév 2020

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