La crise de mai 58 [revue de web] 2/6

La fin de la IVe République et le retour au pouvoir du général De Gaulle - guide de lecture

Retrouvez, dans une première partie, le déroulement des évènements et  un répertoire de quelques noms.

Historiographie, Wikipédia

« L’historiographie désigne généralement l’histoire de la science historique, c’est-à-dire l’étude de la façon d’écrire l’histoire, mais peut aussi, selon l’approche choisie, désigner les manières d’écrire l’histoire, « l’art de l’histoire » ou encore l’ensemble des publications traitant du passé et écrites par les historiens.

Tout peut être objet d’histoire, par exemple le déroulement des évènements, ou les modes de vie de sociétés. L’historien utilise différentes sources : des sources privées comme les témoignages écrits ou oraux ; des sources publiques (presse, archives) et des sources matérielles (objets, monnaie, vestiges archéologiques). Tous les objets, les sources et les méthodes de l’Histoire ont évolué. C’est le rôle de l’historiographie d’illustrer tous ces changements.

Définitions 

Le terme « histoire » est ambigu en français dans la mesure où il peut désigner à la fois le récit et la science historique, deux notions qui, par exemple, en allemand font l’objet d’une terminologie différenciée, historie désignant la connaissance des faits et leur documentation tandis que geshichte désigne le récit qui les traduit, les met en forme.

Le terme « historiographie » n’est lui-même pas dénué d’ambiguïté dans la mesure où, « sous la même appellation, se retrouvent des interrogations et des travaux très divers et que se pose régulièrement la question des discours sur la discipline, de la description des pratiques, [constituant] un champ à géométrie variable, selon l’approche choisie »1.

L’« historiographie » peut ainsi désigner l’histoire de la science historique, l’histoire de l’histoire ou « l’art de l’histoire » (en latin : ars historica), la démarche qui relate l’histoire de l’histoire, l’étude de la façon ou des manières d’écrire l’histoire voire, selon les cas, l’ensemble des publications traitant du passé et écrites par les historiens, la littérature historique, ou encore l’« histoire littéraire des livres d’histoire ». Par ailleurs, l’historiographie, dont l’objet permet aux historiens d’analyser concepts et débats ainsi que d’étudier les pratiques et les discours, est devenue un champ historique singulier, pouvant elle-même faire l’objet d’étude historiographique. »

Guides de Lecture

Le 13 Mai dans l’historiographie, Pierre Girard, 2010

Girard, Pierre. “Le 13 Mai dans l’historiographie”. In Mai 1958 : Le retour du général De Gaulle, (pp. 31-38), Presses universitaires de Rennes, 2010.

« La bibliographie du 13 Mai est paradoxale, bien qu’organisée selon une séquence commune à la plupart des évènements contemporains. Paraissent d’abord les livres des journalistes politiques, dans la foulée, au lendemain même de l’épisode. Du fait de l’importance de la crise, de l’ampleur de ses conséquences, s’expriment alors de grandes plumes, les Bromberger, sympathisants du coup d’Alger1, Sirius, le pseudonyme d’Hubert Beuve-Méry quand il veut prendre de la hauteur, qui publie très vite une sélection à peine retouchée d’éditoriaux du Monde, effectivement pleine de hauteur2. On peut ranger dans la même catégorie Jean Ferniot, bien que son livre soit un peu plus tardif3. Les ouvrages de J.-R. Tournoux, largement diffusés, sont de la même veine4, à un étage inférieur. Ce sont des ouvrages bien informés, qui établissent la chronologie des faits, décrivent les réseaux à l’œuvre, mais sans bien les hiérarchiser. Mais là où ils pèsent le plus lourdement sur l’historiographie, c’est dans la manière dont ils fixent un registre de vocabulaire dont elle ne se départira plus, « les complots », « le suicide », « le coup », un registre qui renvoie à la guerre secrète ou au jeu d’échecs. Ils installent aussi l’appareil des très nombreuses références historiques qui forment un arrière-plan omniprésent dans l’esprit des contemporains, puis des historiens, 6 février 1934, guerre d’Espagne, marche sur Rome, mais aussi 18 Brumaire et 2 Décembre. Dès cette première étape paraissent, plus rares, les premiers récits de témoins importants, comme Jacques Dauer5, en réaction à cette salve journalistique. (…)

Dans un second temps sont publiées les mémoires, surreprésentés dans le corpus du 13 Mai. Les mémorialistes sont nombreux, et prolixes, parmi les acteurs de chaque camp. Évidemment tous les hommes politiques de quelque poids qui ont vécu le 13 Mai lui consacrent aussi au moins un chapitre de leurs mémoires. C’est particulièrement vrai pour les partisans de l’Algérie française, sudistes et perdants, donc prolixes, militaires comme civils, Jacques Soustelle dans ses nombreux ouvrages6, les généraux Salan7, Challe8, Ély9, Jouhaud10, l’officier parachutiste Trinquier11. Parmi les hommes clefs de la IVe République, pour ne noter que les livres largement ou spécifiquement consacrés à la crise, retenons André Le Troquer12, mais surtout Guy Mollet13 et Jules Moch14, également précieux sur Pflimlin. (…)

Sauf Jacques Soustelle et Raymond Triboulet15, le camp gaulliste est resté longtemps beaucoup moins disert. Les mémoires sont plus tardives et adoptent volontiers une posture de règlement définitif des débats qu’illustre parfaitement le titre de cet ouvrage posthume de Georges Pompidou16, Pour rétablir une vérité, qu’il s’agisse de Pierre Lefranc17, d’Olivier Guichard18 et, plus tardivement encore, de Jacques Foccart19. (…)

Au regard de la luxuriance de ces témoignages, et alors même qu’ils constituent pour cette histoire, par nature officieuse, une source essentielle du fait de la maigreur et aussi de la contamination des sources habituelles de l’histoire politique, la production proprement historienne est singulièrement étroite pour un évènement aussi globalement fondateur. Le chantier est ouvert par Jacques Julliard, alors jeune historien, dans un livre vigoureux au titre trompeur20, dominé par la question de la mort de la IVe République, en 1968. Son chapitre VIII, L’euthanasie, donne quinze pages bien senties sur le 13 Mai, qui illustrent, outre son talent, cette volonté très spécifique à l’analyse de cet évènement de trouver les mots justes pour le dire, au-delà de ces « complots » et de ces « coups » qui reviennent sans cesse. (…)

Michel Winock est celui des historiens français qui revient avec le plus de constance sur le 13 Mai. Il l’aborde une première fois en 1978 par un biais très original, qu’il est l’un des seuls historiens à pratiquer, la chronique, ici de ses vingt ans, qui donne parfaitement « l’ambiance », comme aurait dit le général De Gaulle23, puis il y revient sous trois formats différents, le chapitre, la somme, le livre illustré24. Au premier plan de cette production, aussi parce qu’ils sont très centrés sur l’évènement lui-même, deux ouvrages parus il y a vingt ans et qui demeurent comme un horizon indépassable, qui inspirent tous les travaux parus depuis, quand ils abordent le 13 Mai, la brève et précise mise au point de René Rémond, 1958 : le retour de De Gaulle25 et Mai 58, De Gaulle et la République d’Odile Rudelle26. Deux livres parus à la fin des années 1980 (…)

Ces dernières années, trois livres méritent d’être retenus pour leur contribution à l’historiographie du 13 Mai. Un objet étrange, utile et agaçant (pour un historien), faisant un large usage des sources, sans appareil critique et sans bibliographie, téméraire souvent, mais copieux et très bien informé, renouant avec les Tournoux des années 1960, mais dans un style plus échevelé, un livre de journaliste stimulant et sans vergogne28 dont l’auteur, Christophe Nick a lu vraiment tous les mémoires jusqu’à ceux du dernier témoin et de l’ultime comparse29 (…) Le coup d’État démocratique

René Rémond a voulu établir, dans une collection dont c’était l’objet – La mémoire du siècle – l’histoire précise du retour aux affaires, jugé improbable, du général De Gaulle. Aussi son 13 Mai est-il taillé un peu large, il l’achève par l’évocation de janvier 1959, la crise proprement dite n’en constituant qu’une première partie (de la page 43 à la page 107). Il pose avec la rigueur qui est sa marque le problème historique de la qualification des faits, et tout en faisant une assez large part à la contingence, aux évènements qui créent de l’irréversible, il établit très clairement ce qu’il appelle « l’héritage de la IVe République », à la fois dans les structures et dans les faits historiques auxquels elle a du faire face, jusqu’à la vingt-deuxième crise ouverte par le bombardement de Sakhiet. Il s’attache alors à analyser la part de chacun des acteurs, en essayant d’échapper à la classification usuelle en complots, réseaux ou mouvances (ce qui revient au même), privilégiant de fait le « haut » personnel politique. Dans un deuxième temps, très attentif à la chronologie, il développe un récit de la crise proprement dite, du 13 mai au 3 juin, convaincant, mais circonscrit aux chaînes de faits, les initiatives et leurs conséquences, et très attaché à éclairer aussi l’ensemble des faits historiques de référence, véritables citations, auxquels renvoie sans cesse le déroulement des évènements. (…)

Le projet d’Odile Rudelle est bien différent. Il répond à une commande de l’Institut Charles De Gaulle et repose sur l’exploitation de deux sources inédites, ainsi qu’elle l’explique dans son avant-propos : les papiers de jeunesse du Général pour mieux éclairer sa conception de la République et de l’État, et les témoignages sollicités de nombreux acteurs du 13 Mai, et notamment de plusieurs acteurs gaullistes32, jusque-là beaucoup moins diserts que les autres. Il faut y ajouter l’agenda du colonel de Bonneval. Leurs propos, confrontés à l’ensemble des mémoires alors parus permettent d’y voir plus clair sur beaucoup de points décisifs et, en quelque sorte, de donner de la chair au schéma général proposé par René Rémond. En outre par rapport à René Rémond, évasif ou plutôt circonspect sur des points qu’il ne pouvait trancher, Madame Rudelle apporte de vrais éclaircissements. À plus grande échelle, elle contredit assez largement l’idée de l’improbabilité du retour du général De Gaulle, dont le désert, ce que souligne aussi Gaëtano Quagliariello, est densément peuplé. Ses rendez-vous montrent bien un retour d’opinion des élites politiques et administratives en sa faveur33, y compris parmi les orphelins de Mendès France. Lui-même attend, selon ses propres termes « la secousse » qui permettra « une initiative sur la table rase ». Il a cette expression formidable dans une confidence à Astoux en 1951 : « pour faire un 18 Juin, il faut l’ambiance ! » Si René Rémond conforte la thèse de la grande habileté politique du Général, « un artiste » selon Stanley Hoffmann, Odile Rudelle va beaucoup plus loin dans la thèse de la manipulation gaulliste, du début à la fin, et notamment au début, ce qui est plus nouveau, à plusieurs échelles, une thèse bien appuyée sur l’exploitation de ses sources, abondamment citées. René Rémond rejette les rumeurs pour s’en tenir à ce qui est établi et public. Odile Rudelle qui peut en savoir plus et ne se cache pas d’être une fervente gaulliste, dédouane par avance le Général en posant en préalable, dans la première partie de son livre, qu’il est un libéral démocrate, le soupçon de bonapartisme est donc infondé, puis qu’en tout état de cause le référendum de septembre légitime l’ensemble du processus. (…)

Ces deux livres ensemble donnent une lecture de la crise dont on peut écrire qu’aujourd’hui encore, elle fait vulgate, inspire les manuels universitaires comme les livres spécialisés. (…)

Michel Winock dans son livre sur le 13 Mai41 n’innove guère dans le récit ou l’interprétation, l’apport de son livre étant plutôt dans la conjugaison de trois temporalités distinctes et la combinaison de protagonistes individuels et collectifs. (…)

C’est sans doute Gaetano Quagliariello dans cette somme au titre trompeur43, qui innove le plus, et d’abord par l’importance qu’il donne – près de la moitié – dans son livre à la période 1944 à 1958. Il appelle d’ailleurs les historiens français à se défaire d’une analyse saucissonnée du gaullisme, à ne pas considérer des phases indépendantes les une des autres, et à analyser la droite gaulliste en longue durée. Il insiste sur l’importance de « la zone grise » dans la période de crise finale de tout régime, le couple légalité/illégalité n’est pas alors pour lui un bon critère de classement. Les comportements illégaux sont si nombreux, si diffus et si durables qu’ils laissent finalement les pouvoirs légaux assez libres de leurs choix – mais soumis à une forte pression. Par rapport à l’ensemble de la bibliographie, Quagliariello insiste sur le retour de Soustelle à Alger, sur le rôle décisif de la menace de Résurrection, et sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale pour la totalité des acteurs. Mais ce sont surtout des nuances, sur le fond il reste tout à fait fidèle à la thèse du coup d’État démocratique. « Une révolution a eu lieu, qui, de la légalité n’a respecté que la lettre. Telle est la véritable signification du 13 Mai. » Au total il n’y a pas à proprement parler une historiographie du 13 Mai, et le 13 Mai est présent dans l’historiographie politique française par une version de référence. »

[Guide de lecture] Les origines de la Ve République, Grey Anderson, Revue Période, nov 2017

« La réalité de la Ve République est le plus souvent résumée à ses traits les plus autoritaires et à ses origines putschistes. Dans un contexte d’escalade répressive, d’essoufflement du régime et de radicalisation des forces de l’ordre, cette perspective est salutaire. Dans ce guide de lecture, Grey Anderson propose des outils d’analyse du régime, de son histoire et de sa nature au prisme de la théorie marxiste de l’État. Anderson n’hésite pas à entrer dans le détail des publications largement descriptives, sur l’économie gaulliste, sur la guerre d’Algérie et la naissance du nouveau régime, notamment parce que le gaullisme était et demeure une énigme : régime bourgeois régulier ? bonapartiste ? fascisant ? La contingence historique liée à l’apparition de la Ve République donne une épaisseur et une complexité au problème. Anderson nous propose brillamment de démêler ce nœud théorique, en combinant les lectures théoriques marxistes d’époque et en historicisant les analyses des forces bourgeoises, anticolonialistes ou issues du mouvement ouvrier. Ce cheminement bibliographique donne une clarté à un phénomène encore mal cerné, et pourtant terriblement actuel.

Le 13 mai 1958, des émeutes de colons à Alger précipitèrent la prise du pouvoir dans la capitale algérienne par des officiers de l’armée française. Les putschistes formèrent un Comité de salut public et demandèrent la dissolution du gouvernement à Paris et son remplacement par un nouveau – qui s’engagerait à maintenir la souveraineté française en Algérie – sous la conduite de Charles De Gaulle. Pendant les semaines qui suivirent, la métropole vécut sous la menace d’une guerre civile. Ébranlé par des années de luttes violentes en Indochine et en Afrique du Nord, l’instabilité parlementaire et la pression économique internationale, le régime d’après-guerre était en mauvaise posture pour répondre au défi d’Alger. Au début de juin 1958, dans des conditions minimales de légalité formelle, la principale exigence des insurgés colonialistes était satisfaite. Le général De Gaulle était revenu assumer le rôle de président du Conseil et chaperonner la constitution d’une nouvelle république. Durant les quatre années qui séparent la crise terminale de la IVe République en 1958 et le retrait d’Algérie en 1962, la vie politique française allait être marquée par une contestation accrue sur les thèmes de la fin de l’empire, du rôle politique de l’armée et des limites de la légitimité politique. Massacres d’État et escalade de violence terroriste d’extrême droite ponctuèrent la phase finale de la guerre d’indépendance algérienne.

L’État français reste encore aujourd’hui profondément marqué par les turbulences de sa fondation. Parmi les plus évidents héritages de la transition de 1958 : un système électoral antidémocratique, une présidence autoritaire, et une politique étrangère militariste – en particulier dans le « pré carré » de l’Afrique postcoloniale. Les débats sur l’immigration et « l’intégration » des populations minoritaires se tiennent dans l’ombre projetée par les guerres de décolonisation. Durant la dernière décennie les questions portant sur l’héritage de l’impérialisme français et les mécanismes constitutionnels de la Ve République ont revêtu une urgence nouvelle. Au xxie siècle, les forces armées françaises ont été continûment engagées dans des conflits à travers l’Afrique et le Moyen-Orient. Les attentats terroristes sur le sol français ont entraîné une répression plus intense, et depuis novembre 2015, le pays vit sous l’état d’urgence. À l’élection présidentielle de 2017, et pour la première fois depuis 1958, les partis de gouvernement traditionnels de la droite et du centre ne sont pas parvenus à atteindre le second tour. En parallèle, la légitimité déclinante de la démocratie capitaliste a réveillé un intérêt grandissant pour les théories du fascisme, du bonapartisme et du césarisme. (…)

Pour une vue d’ensemble de l’historiographie et un brillant aperçu des mécanismes à travers lesquels cet épisode fondateur a été refoulé, le travail de Brigitte Gaïti, professeur de science politique, est indispensable, à commencer par : « Les incertitudes des origines : mai 1958 et la Ve République » (Politix 47 [1999]: 27-62). Un article ultérieur, « Les manuels scolaires et la fabrication d’une histoire politique : l’exemple de la IVe République » (Genèses 3:44 [2001]: 50-75) reprend le même thème en comparant le traitement des manuels scolaires. De Gaulle, Prophète de la Cinquième République, 1946-1962 (Paris : Presses de Sciences Po, 1998) présente une analyse approfondie de la fonction du « mythe De Gaulle » dans la reformulation de l’effondrement de la IVe république – résultat d’un complot colonialiste et de l’insubordination militaire – en récit d’un déclin inexorable empêché par un chef providentiel. (…)

Bien que la controverse plane encore sur la question du rôle de De Gaulle dans le coup d’État de 1958, et sur ce qu’il savait exactement des activités de ses instigateurs, les faits principaux sont établis depuis longtemps. 1958, Le retour de De Gaulle (Bruxelles : Éditions Complexe, 1998) de René Rémond, dont la première édition a plus de 25 ans, constitue un récit des évènements accessible, même si son focus sur les contingences minimise la coordination des conspirateurs gaullistes. Rédigé dans un esprit plus polémique, et considérablement plus volumineux, l’ouvrage du journaliste d’investigation Christophe Nick, Résurrection : naissance de la Ve République, un coup d’État démocratique (Paris : Fayard, 1998), fournit nombre d’éléments nouveaux, impliquant directement De Gaulle dans les intrigues qui ont renversé la république d’après-guerre. Deux volumes anniversaires synthétisent l’état de la recherche : L’avènement de la Ve République (Paris : Armand Colin, 1999) est particulièrement utile pour son exposé des réactions internationales au treize mai ; un évènement pour lequel « il n’y a pas d’historiographie à proprement parler », selon l’un des contributeurs du colloque organisé à l’occasion des quarante ans [Pierre Girard, « Le 13 Mai dans l’historiographie », in Jean-Paul Thomas, Gilles Le Béguec et Bernard Lachaise (dir.), Mai 1958 : Le retour du général De Gaulle, (Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2010), 37]. (…)

Ramené au pouvoir en 1958 par des conspirateurs civils et des officiers indisciplinés engagés dans la défense de l’Algérie française, De Gaulle allait bientôt se retourner contre les colonialistes partisans de la ligne dure, avançant graduellement vers la reconnaissance de l’indépendance algérienne. Le cadre institutionnel qui régissait alors le pays a été forgé sous un gouvernement d’urgence, dans des conditions de guerre contre-révolutionnaire, et restait marqué par de profondes contradictions dans les plus hauts sommets de l’État. (…)

À l’instar des travaux de Gaïti, le livre de Delphine Dulong, Moderniser la politique: Aux origines de la Ve République (Paris : L’Harmattan, 1997) éclaire l’exploitation par une élite technocratique de la crise algérienne, et la dévalorisation concomitante de la compétence parlementaire. L’entérinement de cette dynamique dans la constitution de 1958 est bien décrit par Bastien François dans Naissance d’une constitution: La Cinquième République, 1958-1962 (Paris : Presses de Sciences Po, 1996).

Si des forces multiples prirent part à la crise de la IVe République, aucune n’exerça sur le moment plus d’influence que l’armée française. (…)

Les guerres en Asie du Sud-Est et en Afrique du Nord ont donné lieu à une effervescence d’innovations stratégiques dans l’appareil militaire français, convergeant dans la « doctrine de la guerre révolutionnaire » qui allait connaître un succès international. Dans L’Ennemi intérieur: La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Paris : La Découverte, 2011), Mathieu Rigouste dresse un tableau saisissant de ce courant de pensée, et explore les voies par lesquelles ces techniques de contre-insurrection coloniale ont continué de façonner la police nationale et les politiques sécuritaires autant que la stratégie militaire. (…)

Les ambitions de De Gaulle en matière de politique étrangère, son souhait de restaurer la « grandeur » de la France face à l’imposante influence des États-Unis ont généré quantité de débats. La vision admise de l’histoire diplomatique française, qu’incarne le monumental ouvrage de Maurice Vaïsse, La grandeur: Politique étrangère du général De Gaulle (Paris : CNRS, 2013 [1998]), habilement synthétisée par Frédéric Bozo dans La politique étrangère de la France depuis 1945 (Paris : Flammarion, 2012), tend à accepter l’affirmation gaullienne selon laquelle il aurait pris ses fonctions animé d’une haute conception de l’indépendance nationale et la conviction que la décolonisation de l’Algérie en était une condition préalable. Des chercheurs ont révisé cette vision et affirmé qu’il avait eu au contraire une approche pragmatique durant sa présidence, eu égard à l’Algérie comme aux relations franco-américaines. (…)

Les premières années de la république ont également vu l’élaboration d’un état juridique d’exception, et la première application en France métropolitaine de la législation qui est en vigueur depuis maintenant deux ans sans discontinuer [en novembre 2017]. (…)

Le refoulement de la scène primitive de la Ve République est d’autant plus frappant que la quantité et bien souvent la richesse théorique des productions des observateurs du moment fut importante. Toutes les forces politiques en France furent obligées de réagir au soulèvement de 1958. Bien que les dissidences sur la question algérienne n’allaient pas tarder à se produire, la droite française dans l’ensemble approuva le retour de De Gaulle à la tête de l’État, soulagée que la crise n’eut pas accouché d’un gouvernement de front populaire, et avec l’espoir que les contradictions qui déstabilisaient le vieux régime seraient résolues. Il n’y avait pas de raison de sonder plus en profondeur le programme œcuménique du nouveau président du Conseil. Raymond Aron [Wikipédia], avocat précoce de la décolonisation au nom de l’intérêt économique, fait figure d’exception : dans une série d’articles pour le Manchester Guardian et la revue financée par la CIA Preuves, le philosophe exprime quelques réserves envers les tendances dictatoriales et bonapartistes de De Gaulle mais fait montre d’un optimisme prudent concernant le résultat de ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « coup d’État » dans L’Algérie et la République (Paris : Plon, 1958). (…)

L’été qui suivit le coup d’État du 13 mai 1958, la ligne du PCF évolua, d’une caractérisation initiale – directement issue de la doctrine du Komintern de l’entre-deux-guerres – de De Gaulle comme un fasciste, ou comme « tremplin du fascisme », à une définition plus nuancée du gaullisme comme n’étant ni fasciste ni démocratique, mais plutôt un « régime de pouvoir personnel » au service du grand capital. (…) Unis par leurs objections à la ligne officielle hésitante du PCF sur l’indépendance algérienne (et par leurs espoirs persistants de s’entendre avec la SFIO de Mollet), beaucoup d’« oppositionnels » remirent en cause l’identification simpliste de De Gaulle aux ultras de l’Algérie française. À l’instar de Lucio Magri, qui formula une analyse précoce sophistiquée dès l’hiver 1958 (« Ipotesi sulla dinamica del gollismo », Nuovi argomenti 35-36 [Nov. 1958 – Fév. 1959]: 1-43), des intellectuels du PCF se tournèrent vers les théories du césarisme et du bonapartisme, plutôt que vers les dictatures allemande et italienne, pour expliquer le fonctionnement de la présidence De Gaulle. Selon cette interprétation, le Général n’était pas la simple marionnette des « éléments les plus réactionnaires et colonialistes du grand capital », mais une figure médiatrice, appelée à superviser l’intérêt général du capital par-delà les querelles entre les différentes fractions de classe de la bourgeoisie française. (…)

Le sociologue Serge Mallet, dont le livre Le gaullisme et la gauche (Paris : Seuil, 1965) reproduit des articles parus initialement dans Les Temps modernes et ailleurs, en est un exemple remarquable. Rappelant l’avertissement de Marx dans Le dix-huit brumaire de ne pas amalgamer indifféremment tous les politiciens bourgeois sous la catégorie de « réaction », « une nuit où tous les chats sont gris », Mallet rejoignait les « Italiens » du PCF et d’autres courants hétérodoxes dans leur insistance sur les contradictions opposant la fraction la plus avancée du capital français aux couches arriérées des propriétaires de terres coloniales, des travailleurs agricoles, commerçants et petits marchands, historiquement plus susceptibles de sympathie fasciste. La petite bourgeoisie des colons et des « militaires poujadistes » avaient beau avoir installé De Gaulle au pouvoir, ils n’en éprouvaient pas moins une certaine déception. La Ve République allait privilégier les intérêts d’un néocapitalisme high-tech et dynamique. Un pouvoir exécutif renforcé, un parlementarisme « rationalisé » et l’investissement étatique dans la recherche et le développement prévalaient, tandis que les résidus encombrants du stade de développement antérieur devaient être écartés. (…)

Tandis que la guerre d’Algérie entrait dans sa phase finale sanglante, le régime se trouva englué dans une lutte violente, contre les maîtres colonialistes et une armée désobéissante d’un côté, et contre le FLN et les opposants de gauche en métropole de l’autre. Fallait-il soutenir le régime « progressiste », bien que bourgeois et autoritaire, de De Gaulle contre la menace fasciste bien plus sérieuse représentée par les putschistes et les jusqu’au-boutistes de l’Algérie française ? (…)

L’ouvrage du Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961 : Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire (traduit par Christophe Jacquet, Paris : Tallandier, 2008), examine en détail un épisode de ce processus longtemps passé sous silence, l’assassinat par la police de plus d’une centaine d’Algériens à Paris, en septembre et octobre 1961. Comme le montrent ces auteurs, le massacre de l’automne 1961 ne fut nullement une anomalie, un excès, mais le résultat de la militarisation méticuleusement réfléchie des forces de l’ordre, nourrie – sous la supervision du préfet de police de Paris Maurice Papon – des principes de la contre-insurrection coloniale et infusée dans le cadre idéologique de la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire. Au mois de février suivant, lors d’un rassemblement contre l’OAS, 9 militants et militantes de la CGT sont tués durant l’assaut policier. L’enquête magistrale menée par Alain Dewerpe sur cet évènement, Charonne, 8 février 1962 : Anthropologie historique d’un massacre d’État (Paris : Gallimard, 2006), se concentre moins sur les origines coloniales de cette répression que sur l’« habitus du pouvoir » caractéristique de l’État gaulliste.

L’indépendance algérienne, qu’entérinent les accords d’Évian en mars 1962, et le référendum d’octobre sur l’élection au suffrage universel direct du Président de la République marquent la fin de la turbulente période de consolidation de la Ve République. (…) Le PCF lui-même sera amené en temps voulu à réviser sa position sur le gaullisme. À la fin de 1962, la direction du parti estime que le régime « n’ouvre plus la voie au fascisme », mais a plutôt établi un pouvoir personnel au service de la finance et de la concentration du capital (…)

Mais si 1958 laissa une trace durable sur la pensée politique française, les prédictions de ceux qui croyaient que le régime gaulliste resterait hanté par sa scène primitive étaient infondées. Rétrospectivement, la rapidité avec laquelle le nouvel ordre se distancia lui-même des circonstances de sa fondation est frappante. Les controverses entourant la réalité du pouvoir exécutif – source archétypale de l’anathème républicain – le cédèrent aux controverses sur sa forme. Il fallut deux décennies à la gauche pour conquérir l’Élysée. Mais dans l’intervalle, se produisit une transformation radicale. François Mitterrand, dont la diatribe antigaulliste Le Coup d’État permanent (Paris : Plon, 1964) est toujours fréquemment citée sinon lue, abandonna rapidement sa condamnation des institutions de la Ve République en accédant à la présidence. Mais la première crise que rencontra la nouvelle majorité, et le premier usage de l’article 49-3 de la constitution de 1958, ranimèrent les vieux démons. (…)

Vingt ans plus tôt, alors qu’il répondait des crimes de l’OAS devant un tribunal, Salan et ses avocats – le politicien et militant d’extrême droite Jean-Louis Tixier-Vignancour en tête de gondole – s’étaient saisis du procès pour organiser un référendum symbolique contre un régime dans la création duquel l’ex-commandant en chef avait joué un rôle clef. Le compte rendu de la procédure, publié sous le titre Le procès de Raoul Salan (Paris : Albin Michel, 1962), reste un document fondamental pour la compréhension des origines de la Ve République. Le juriste allemand Carl Schmitt, jadis théoricien juridique du Troisième Reich et observateur averti du procès, releva l’ironie de l’épisode dans une série de conférences réunies dans Théorie du partisan (traduit par Marie-Louise Steinhauser, Paris : Flammarion, 2009 [1963]). Schmitt, pour qui le leader de l’OAS était un insurgé romantique voué à l’échec à un âge de « guerre civile mondiale », concluait que « le cas de Salan prouve qu’une légalité même douteuse est plus forte, dans un État moderne, que toute autre forme de justice ». Un jugement que les années n’ont pas franchement démenti. »

Mai 1958 : une histoire encore inachevée, Bryan Muller, The Conversation, 14 février 2018

« Cette année marque le cinquantième anniversaire de Mai 68. Alors que cet évènement va sans nul doute faire couler beaucoup d’encre, comme ce fut le cas lors de ses trentenaire et quarantenaire, les évènements scientifiques (colloques, journée(s) d’études, publications d’articles et d’ouvrages) se rapportant au soixantième anniversaire de Mai 1958, eux, ne semblent pas se bousculer. (…)

Mai 1958 : une historiographie de qualité… (…) Ainsi, en 1959, Serge et Marry Bromberger s’interrogent sur les 13 complots du 13 mai, défendant l’idée qu’il n’y a en réalité pas eu de complot, tandis que Serge Barsalou, partisan de la IVe, admet les défauts de « la Mal Aimée », mais estime que sans la « crise algérienne », elle aurait pu prospérer. Michel Winock a produit des travaux très importants sur la fin de la IVe République, tandis que René Rémond et Odile Rudelle en ont renouvelé l’historiographie lors du trentenaire de la Ve République, en 1988.

La Fondation Charles De Gaulle apporta également sa pierre à l’édifice avec les colloques qu’elle organisa en 1998 puis en 2008 – l’un sur l’avènement de la Ve République et l’autre intitulé Mai 1958, le retour du général De Gaulle, pendant que René Rémond offrait pour le cinquantenaire son livre-synthèse 1958, le retour de De Gaulle.

… mais en assez faible quantité (…) les deux colloques mentionnés plus tôt, organisés par la Fondation Charles De Gaulle, se firent en partie en opposition à la somme polémique de Christophe Nick paru en 1998.

Cette sorte de « tabou », de « loi de l’omerta », peut s’expliquer de différentes manières : le consensus par la grande majorité des citoyens et de la classe politique sur l’établissement de la Ve République (Emmanuel Macron la défend ardemment), la volonté de ne pas « salir la mémoire » de son avènement, mais aussi (et peut-être surtout) la prééminence des élites soixante-huitardes dans les strates politique, médiatique et culturelle de notre société. (…)

Suite au cinquantenaire célébré en 2008, il n’y eut pas un seul colloque, pas une seule journée d’études pour s’intéresser à l’année 1958. (…)

Tant d’horizons à explorer Si Mai 1958 a eu droit à des travaux de grande qualité et commence à bénéficier du renouvellement historiographique depuis une décennie, certaines questions restent encore peu traitées. Ainsi, l’importance du contexte international est peu mise en valeur malgré l’intérêt que lui portèrent quelques chercheurs lors du colloque organisé par la Fondation Charles De Gaulle en 2008. Pourtant, elle eut un impact puissant sur les évènements qui se déroulèrent cette année-là. De même, l’état d’esprit de la population française n’a pas eu droit à une étude approfondie et gagnerait à être sondé – des articles et chapitres d’ouvrages isolés ont pu s’intéresser à « l’opinion publique » à travers les grands journaux de l’époque et les sondages, mais il n’y a pas eu d’ouvrage consacré à la confrontation de ces sources avec les rapports des forces de l’ordre (RG, commissariat central, gendarmerie).

La « foi gaulliste » du temps du RPF et de la « traversée du désert » est peu interrogée, tout comme la question du degré d’implication de Charles De Gaulle et les informations qu’il possédait sur les « actions » (pro-)gaullistes en mai 1958. (…) »

Prochainement : La crise de mai 58 [revue de web] 3/6 - La fin de la IVe République et le retour au pouvoir du général De Gaulle - les historiens

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