La crise de mai 1958 [revue de web] 3/6

La fin de la IVe République et le retour au pouvoir du général De Gaulle - les historiens et universitaires

 Précédemment :

 

Maurice Moissonnier, 1959

Maurice Moissonnier (1927-2009), « professeur agrégé d’histoire, professeur d’histoire-géographie dans l’enseignement secondaire, spécialisé dans l’histoire du mouvement ouvrier lyonnais et communiste. » Wikipédia, maitron, l’Humanité

Analyse du 13 mai, Maurice Moissonnier, Revue la Nouvelle Critique n°106 Radioscopie du Gaullisme (p. 3-30), mai 1959

sur le Portail Archives Numériques et Données de la Recherche (PANDOR), Maison des Sciences de l’Homme de Dijon et laboratoires de recherche en sciences humaines et sociales de l’université de Bourgogne.

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René Rémond, 1983

René Rémond (1918-2007) : « est un historien français. Ses travaux sur l’histoire politique, intellectuelle et religieuse de la France contemporaine, par leur souci d’ouvrir l’histoire politique à la science politique et de dégager les tendances de long terme des courants de pensée et de la vie politique, ont contribué au renouvellement du domaine à partir des années 1970. Il est le père d’une typologie des « Droites en France », issue de l’ouvrage Les Droites en France, en trois familles héritées des conflits du XIXe siècle : « orléaniste », « bonapartiste » et « légitimiste », qui a fait date. Il a joué également un rôle important dans la constitution en France du courant historiographique de l’histoire du temps présent. Il est élu à l’Académie française en 1998. » (Wikipédia)

Biographie de l’auteur
Eminent spécialiste des questions politiques françaises, René Rémond a été successivement doyen, puis président de l’université de Nanterre, avant de devenir président de la Fondation Nationale des Sciences politiques. Il est notamment l’auteur de Introduction à l’histoire de notre temps (3 vol. : 1. L’Ancien Régime et la Révolution ; 2.Le XIXè siècle : 3. Le XXè siècle : de 1914 à nos jours), de Les Droites en France, de Notre Siècle, 1918-1995 et de l’Anticléricalisme en France. De 1815 à nos jours."

1958, le retour de De Gaulle, René Rémond, éditions Complexe, 1983

Quatrième de couverture

« Le 13 mai 1958, Alger est en état d’insurrection et les Algérois d’origine européenne en appellent au général De Gaulle pour maintenir la souveraineté de la France sur l’Algérie. Le même jour Pierre Pfimlin, chrétien-démocrate, est investi à Paris par les députés à la présidence du Conseil de la IVe République. D’Alger monte l’exigence d’un “ gouvernement de salut public ” dont De Gaulle pourrait prendre la tête. Ce dernier, depuis sa retraite de Colombey les-Deux-Églises, fait savoir qu’il se tient prêt à “assumer les pouvoirs de la République”. Le 19 mai, le Général donne une conférence de presse pour dire qu’il refuse de recevoir le pouvoir des factieux d’Alger, et tente de rassurer les journalistes : “Croit-on qu’à 67 ans, je vais commencer une carrière de dictateur ?” Rumeurs, intimidations, confusions, espoirs se mêlent alors, dans un temps politique et historique comme suspendu. Étrange fil temporel finalement dénoué par le président de la République René Coty qui, le 1er juin 1958, en appel au “plus illustre des Français”. De Gaulle forme sans attendre un gouvernement de rassemblement. La IVe République s’écroule en quelques heures. C’était il y a cinquante ans. René Rémond, dans un livre devenu un classique du récit politique, propose une analyse limpide d’un moment de crise majeure du système politique français, restituant dans toute leur épaisseur historique des questions qui sont alors posées dans l’urgence : la France va-t-elle vers la guerre civile ? De Gaulle est-il un dictateur ? Comment fonder une nouvelle République ? »

« 1958. Depuis trois ans, la France mène une guerre épuisante en Algérie. Depuis trois ans, les gouvernements se succèdent, sans parvenir à résoudre ce conflit. Le 13 mai, à Alger, une manifestation tourne à l’insurrection, et pousse l’armée à instaurer un Comité de salut public. À Paris, le pouvoir en place demeure impuissant. Une guerre de sécession menace d’éclater. C’est dans ces circonstances que la France rappelle De Gaulle. De fait, c’est une nouvelle République, la Ve, qui va s’instaurer. Tel est le dénouement d’une crise qui mit le pays à deux doigts de la guerre civile. »

Compte-rendus

« On a plaisir à retrouver dans cet ouvrage d’excellente vulgarisation les qualités bien connues de René Rémond : finesse et équilibre des analyses, balancement des hypothèses, harmonie de la forme. » (L’Information historique)

« Un anniversaire qui ne fait toujours pas l’unanimité, du moins sur les origines immédiates de l’évènement. René Remond déploie objectivement « l’éventail des explications » et des interprétations, qu’il ramène à trois types. Quoi qu’il en soit, il ne croit pas courir de risque à penser que l’année 1958 s’inscrira dans les évènements majeurs qui marqueront « la mémoire du siècle ». Il pense aussi que cette crise du passé est de celles — rares — qui peuvent aider à en comprendre d’autres.

Ici « le retour de De Gaulle » ne commence ni ne finit avec la démission de la IVe République : le livre recherche les causes, puis s’étend à l’Algérie d’au-delà du 13 mai, à la Constitution, à la naissance de la Ve République et à l’entrée de De Gaulle à l’Elysée. Des réflexions pour conclure aident à éclairer le récit de ces évènements « à la fois indéterminés et déterminants ». » Le retour de De Gaulle, Yves Florenne, Le Monde diplomatique, sept 1983

« Il y a parfois plus de richesse de substance dans de petits volumes que dans des ouvrages imposants. On ne étonnera pas que ce soit le cas de ce dernier « René Rémond » où en 170 pages l’auteur analyse l’année 1958 pour expliquer la fin de la Quatrième et l’avènement de la Cinquième. Des faits connus l’auteur sait à la fois retracer avec clarté la chronologie et rechercher les différentes explications possibles : la fermeté et la densité du style, comme l’ouverture esprit et le souci des rapprochements historiques feront certainement de ce petit livre un classique fondamental ; (…) Cette analyse supérieurement maîtrisée de année 1958 est utilement complétée par une trentaine de pages où figurent des textes essentiels de l’époque et une chronologie très intelligemment sélective. » (Jacques Chapsal, Revue française de Science politique, 34ᵉ année, n°3, 1984. p. 506)

Conclusion (p. 165)

« La restitution jour par jour de l’enchaînement des faits aura… fait apparaître en pleine lumière le caractère fortuit d’une partie des évènements et montré qu’ils étaient la fois indéterminés et déterminants. La chronologie éclairée par ce qu’on sait ou devine des intentions et des calculs des protagonistes, impose la conviction que rien n’était au départ absolument joué et que la crise aurait pu emprunter d’autres voies. Il était pas écrit d’emblée que le général De Gaulle entrerait à l’Elysée aux premiers jours de janvier 1959 ni que la Quatrième République ferait place à la Cinquième avec le consentement de la grande majorité des Français. La contingence de l’histoire, c’est une leçon trop souvent méconnue par les historiens.. »

Les 44 premières pages

 

Le 13 mai 1958 : un coup d’État ? (abonnés), René Rémond, fév. 1998

« Depuis plus de trois ans, la France fait la guerre en Algérie. À Paris, les gouvernements se succèdent en vain. Le 13 mai, à Alger, une manifestation tourne à l’insurrection. Un Comité de salut public encadré par les militaires se met en place.

Dès lors, trois pouvoirs s’affrontent : à Paris, un pouvoir légalement investi. À Alger, un pouvoir de fait. Enfin, le pouvoir moral du général De Gaulle.

Le 13 mai 1958 marque le point de départ de la crise qui va jeter bas en moins de trois semaines la IVe République et déclencher un processus qui aboutira, quelques mois plus tard, à l’instauration de la Ve République. Or celle-ci à ce jour a déjà duré quarante ans, soit bien plus longtemps que chacun des régimes dont la France a fait successivement l’essai depuis plus de deux siècles, à l’exception de la IIIe République. Quarante ans déjà : cela signifie que la grande majorité du corps électoral a voté pour la première fois de son existence sous la Ve République. Quarante ans de pratique et de fonctionnement des institutions pour trois semaines de crise et quelques heures d’agitation : rarement le rapport entre l’origine et les suites aura été aussi disproportionné. Que s’est-il donc passé en ce mois de mai 1958 pour engendrer pareil enchaînement ?

Tout régime, comme toute entreprise humaine, reste tributaire de ses origines : elles éclairent les intentions des fondateurs (….) »

 

Henri Guillemin, 1984

Henri Guillemin (1903-1992) : « est un critique littéraire, historien, conférencier, polémiste, homme de radio et de télévision français, connu pour ses talents de conteur historique et pour ses travaux sur les grands personnages de l’histoire de France et sur différents grands écrivains. (…) Présentateur et créateur de plusieurs séries d’émissions historiques diffusées par la Télévision suisse romande entre 1962 et 1982 et sur Télé Luxembourg, son ton parfois déroutant et son enthousiasme lui assurent une popularité importante en Suisse à l’époque et de nos jours, grâce à la diffusion posthume de ses émissions sur Internet. Spécialiste du XIXe siècle, période qu’il aborde au départ par la littérature, Henri Guillemin a été qualifié de « pamphlétaire ». En malmenant certaines figures historiques et ceux qu’il dénomme ironiquement les « gens de bien » ou les « honnêtes gens », il affirme prendre le contre-pied d’une « histoire bien-pensante ». Plusieurs historiens reconnaissent son talent d’écrivain et son éloquence, mais remettent en question sa méthodologie historique en soulignant sa partialité, son « manichéisme politique » ou son inclination pour les interprétations complotistes de l’Histoire. » Wikipédia

La trajectoire de Charles De Gaulle; 1958-1969, la Restauration et la Chute, Henri Guillemin, Club 44, 3 déc. 1984

« Henri Guillemin (HG) propose un zoom sur la vie de Charles De Gaulle entre les années 1958 et 1970, c’est-à-dire entre son retour au pouvoir et sa mort. HG commence son exposé par décrire les évènements de la guerre d’Algérie débutée en 1954 en y juxtaposant les intrigues du général De Gaulle dont le but est le retour à la tête de l’État français. Dans une deuxième partie, HG évoque les premiers mouvements contestataires universitaires et il termine par décrire les évènements de mai 1968 vus par Charles De Gaulle et ses fidèles collaborateurs.

Henri Guillemin Origine : France ; Diplomate; écrivain; historien; attaché culturel à l’ambassade de France à Berne de 1945 à 1964; vivait à Neuchâtel (dès 1942, puis à nouveau à partir de 1954) où il est mort; né à Mâcon (France) » (Club 44)

 

Odile Rudelle, 1988

Odile Rudelle (1936-2013) : « est une historienne française, spécialiste du gaullisme. Elle a été maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris (1992) puis directeur de recherches au CNRS-Centre d’étude de la vie politique française contemporaine (Cevipof) (2007). Elle a été nommée chevalier de la Légion d’honneur en 1997 et officier de la Légion d’honneur en 2009. (…) Pour ressaisir le fil de la pensée d’Odile Rudelle, il faut en revenir aux évènements politiques qui ont marqué sa jeunesse et suscité ses premiers questionnements. À cet égard, la chute de la Quatrième République en mai 1958 constitue une étape majeure sur laquelle elle reviendra à plusieurs reprises. Cet évènement est au cœur de sa pensée, car il cristallise les blocages d’un vieux « problème constitutionnel », qu’elle n’aura de cesse d’explorer au cours de ses recherches. En mai 1958, Odile Rudelle a vingt et un ans, est étudiante à Sciences Po, et assiste à la chute de la Quatrième République « sans comprendre ». Pourquoi une guerre de décolonisation avait-elle entraîné la chute du régime ? Cette question, que « personne ne se posait à l’époque », est véritablement le point de départ de ses interrogations. Cinquante ans plus tard, Odile Rudelle mettra en avant l’«exténuation du modèle républicain »6 pour expliquer la défaite du régime pendant la guerre d’Algérie. » (Wikipédia)

Mai 58: De Gaulle et la République, Odile Rudelle, Plon, 1988

« Mai 1958, un climat d’insurrection règne sur Alger, la IVe République agonise… Les acteurs de cette singulière “révolution” parlent. Heure par heure, ce livre reconstitue la trame cachée de ces trentes jours décisifs qui s’achèrent par le retour au pouvoir de l’homme qui fascine et qui inquiète. Le 13 mai vu, essentiellement, en métropole par les principaux soutiens du Général. Livre fort intéressant qui, au-delà des évènements, pose très clairement la question des rapports entre le général De Gaulle et les principes républicains. L’auteur, universitaire, tente de répondre à cette question en s’appuyant sur les témoignages des principaux collaborateurs du général. Edité par Plon dans une collection dirigée par L’Institut Charles De Gaulle. » (Bonlivres)

Grey Anderson: « On a (...) un récit « orthodoxe », consensuel, selon lequel, malgré certains aspects louches, et l’existence de divers complots au printemps 1958, De Gaulle a été le sauveur de « l’ordre républicain ». Dans cette veine, je pense à un ouvrage au demeurant très riche d’Odile Rudelle publié en 1988 avec l’appui de la Fondation Charles De Gaulle (Mai 1958. De Gaulle et la République, Paris, Plon, 1988), visant à associer De Gaulle à une lignée de penseurs démocratiques et libéraux du XIXe siècle. »

Le gaulliste Raymond Triboulet : « si le “complot” n’a pas été conçu et ordonnancé par le Général, [celui-ci] a laissé grandir autour de lui une “opération” menée par des acteurs dont certains, et non des moindres, pouvaient se targuer de cet “accord tacite” qu’ [il] savait si bien donner » (cité par Odille Rudelle, Mai 1958, De Gaulle et la République, Plon, 1988, p. 118). (C6R-Paris

Extraits de deux compte-rendus

« À l’initiative de l’Institut Charles De Gaulle Odile Rudelle a mené une étude sur le retour au pouvoir du fondateur de la Cinquième République. Elle a pu recueillir de nombreux témoignages, utilisés avec accord de leurs auteurs. Forte de cette documentation dont il est plus utile de dire le caractère irremplaçable d’une sûre connaissance des imprimés de certaines archives – agenda du colonel de Bonneval, archives du groupe parlementaire de la SFIO – O. Rudelle donne la description sans doute la plus juste de ton et la plus précise1 de la crise de mai 1958. Elle connaît à merveille les hommes, sait croiser les informations, critique et confronte les dires des uns et des autres. On attachera un prix particulier au long récit de l’entretien de Léon Delbecque avec le général De Gaulle le 6 mars 1958. Il justifie une conclusion nuancée : « Si le complot n’a pas été conçu et ordonnancé par le Général », celui-ci « a laissé grandir autour de lui une « opération » menée par des acteurs dont certains pouvaient se targuer de son « accord tacite » ». Encore faut-il prendre en leur sens fort les propos d’adieu tenus à Delbecque : « Faites très attention, car si vous allez trop loin vous pouvez vous retrouver au « gnouf », tenez-moi au courant et gardez le contact avec Foccart », mise en garde envers tout dérapage et refus d’initiative solitaire. Toute l’attitude du général De Gaulle au long de l’opération « Résurrection » finement analysée, est en germe dans ces quelques mots. Le général De Gaulle tient revenir au pouvoir dans la légalité, il se sert de la pression militaire, en « stratège de la légitimité » selon l’heureuse formule de O. Rudelle. » [compte-rendu] Rudelle (Odile) - Mai 58. De Gaulle et la République, Plon, 1988, Jean-Marie Mayeur, Revue française de science politique, n°1, 1989

« Celui qui contrôle les sources du Nil tient l’Égypte, disaient les chancelleries. Odile Rudelle n’appliquerait-elle pas cet adage à l’histoire contemporaine française ? Auteur d’une savante République absolue1 où elle éclairait par les méthodes de la science politique des débuts qui figent la pratique politique de la IIIe République, elle se penche aujourd’hui vers les sources de la Ve République. Cette continuité dans la réflexion sur la République, cette mise en perspectives des origines des régimes politiques devraient en apprendre plus aux historiens que tous les secrets d’État, à la mode de Tournoux, et compléter l’essai de René Rémond, 1958 : le retour de De Gaulle2. La seconde originalité de ce livre tient à la méthode largement fondée sur des entretiens oraux que l’auteur ne destine pas à appuyer ou à orner telle ou telle partie de son œuvre, mais qui concourent à la construction même de l’édifice en liaison avec des matériaux plus classiques. Experte en cette technique de l’entretien, elle a minutieusement préparé puis réalisé une vingtaine d’entretiens d’acteurs du 13 mai 1958 : Jacques Foccart (mais oui, il parle !) ; Marie- Madeleine Fourcade, première et unique femme chef de réseau, disparue en 1989, et qui fut aussi une gaulliste fervente et active après 1945 ; le général Petit, au témoignage très utile car il connaît bien la psychologie de l’armée ; Léon Delbecque, dont le rôle était plus connu ; Jacques Chaban-Delmas ; Jacques Lenoir ; Jacques Soustelle ; François Goguel, secrétaire général du Sénat et observateur avisé de la vie politique du XXe siècle ; Raymond Janot, un des futurs auteurs de la constitution de 1958, et Michel Debré ont été interrogés, incités à expliquer une action ou une atmosphère. Plusieurs ont ensuite relu et corrigé leur interview. La plupart sont déposées à la Fondation nationale des Sciences politiques et consultables après autorisation. Ainsi va la mission du chercheur en histoire qui est non seulement de retrouver et d’exploiter des archives, mais aussi de créer celles qui n’existeraient pas. (…)

Le général De Gaulle a, par ailleurs, la conviction qu’en politique la capacité d’action vient de la domination de l’opinion qui finit par se traduire par de bons résultats électoraux. L’expérience du R.P.F. lui a montré qu’il ne faut pas sous-estimer les aptitudes tactiques des hommes de la IVe République et que la prudence est tout aussi nécessaire que l’enthousiasme et la conviction d’avoir raison. Il faut amener l’adversaire à reconnaître votre légitimité.

D’une crise nationale grave — la menace d’un putsch militaire s’étendant de l’Algérie en guerre à la métropole —, De Gaulle saura faire surgir la réalisation d’un nouveau régime politique. C’est ce processus qui a intéressé avant tout l’auteur. (…)

On voit le général De Gaulle laisser agir des hommes dévoués, formés dans les réseaux de Résistance et au R.P.F. ; le plus connu et le plus prolixe est Léon Delbecque, devenu en 1957 chef du Bureau d'action psychologique au Cabinet de Chaban-Delmas, ministre de la Défense nationale. Il observe la rapide évolution de l'opinion à Alger, qui fut toujours plus pétainiste que gaulliste, et établit les contacts utiles. Il rend compte de ses activités le 6 mars 1958. L'entretien est particulièrement détendu et De Gaulle considère avec amusement, et peut-être pas trop de sérieux, ce comploteur auquel sans donner de mission il recommande d'agir pour le mieux et d'être prudent (« car si vous allez trop loin vous pouvez vous retrouver au “gnouf ” »). Pour lui c'est un observateur, mais pas plus. À Léon Delbecque, bien entendu, il a suffi de voir De Gaulle pour se croire chargé d'une mission et il travaille, aidé de Lucien Neuwirth et en liaison avec Jacques Foccart et Michel Debré, à fédérer les mouvements intéressés par la défense de l'Algérie française.

Au niveau parlementaire agit Raymond Triboulet, président du groupe gaulliste, qui a commencé en 1956 une campagne de banquets républicains où il entretient maires et notables d'une nécessaire révision constitutionnelle. Il est accompagné dans ces agapes politiques par Jacques Soustelle, Michel Debré et par Roger Frey. Triboulet aurait voulu que le Président de la République René Coty, insatisfait de la faiblesse de l'État, appelle le général De Gaulle comme Président du Conseil. Mais il est bien évident que la situation n'était pas mûre et que De Gaulle n'aurait pas reçu l'investiture. Alors un 13 mai algérois pour imposer une investiture sur les bords de la Seine ?

Le renversement du ministère de Félix Gaillard ouvre une crise ministérielle — une de plus, mais la dernière — qui durera six semaines. Le Président de la République fait appel à Georges Bidault, à René Pleven ; le 2 mai, le Conseil national de la S.F.I.O. refuse d'assumer la responsabilité gouvernementale. Pflimlin se laisse convaincre.

Éclate le 13 mai à Alger. Léon Delbecque qui a le contact avec les Anciens combattants et aussi avec le général Salan (qui le néglige dans ses souvenirs) n'a pas été sans influence sur l'appel des généraux dit «télégramme Ely» demandant un gouvernement fermement décidé à maintenir le drapeau français en Algérie. Le 15 mai il souffle à Salan le « Vive De Gaulle ! » que l'officier lance du balcon du G.G.

Un groupe des six se constitue chez les gaullistes se partageant — pour Olivier Guichard, Jacques Foccart, Pierre Lefranc — les contacts avec les politiques et les liaisons avec les militaires (Michel Debré, Christian de La Malène et Roger Ribière). Grâce aux agendas du colonel de Bonneval, l'auteur apporte des précisions chronologiques sur des évènements connus, mais pas toujours exactement situés. Entre le 22 et le 26 mai 1958, De Gaulle rencontre Antoine Pinay, Georges Boris (le conseiller de Pierre Mendès France) et, fait décisif, Guy Mollet. Pendant ce temps se trament des complots militaires. Odile Rudelle pense que De Gaulle s'en servait comme élément de pression psychologique, mais qu'il n'a jamais cru à leur réalisation, sans doute parce qu'il avait gardé de 1940 la conviction de l'armée française. Ainsi en fut-il de l'opération «Résurrection» dont on a beaucoup parlé. Le général Dulac, chef de Cabinet du général Salan, a été reçu à Colombey-les-deux-Églises le 28 mai, à 10 heures du matin, ce que n'ignorait pas la police du gouvernement. Il évoque devant De Gaulle le largage de parachutistes près de Colombey et De Gaulle se demande s'ils sont destinés à le protéger des hommes de la IVe République ou à s'emparer de lui. Il préfère le processus légal… Facilité par une excellente campagne psychologique orchestrée par Marie-Madeleine Fourcade, J. Daver, André Astoux et Pierre Lefranc, le dénouement de la crise parlementaire approche. De Gaulle rencontre les deux présidents des assemblées. Tandis que Vincent Auriol et Guy Mollet rencontrent De Gaulle, Michel Debré se charge de calmer les impatiences des militaires (intéressante interview, p. 254). Finalement l'investiture parlementaire est accordée.

Au-delà de la chronique, le processus politique est bien éclairé par un auteur averti de la pensée et de la pratique politique du général De Gaulle qui connaissait bien les rouages politiques de la IVe République dont il fut le dernier président du Conseil. (…) » [compte-rendu] Odile Rudelle, Mai 1958. De Gaulle et la République, Cointet Michèle, Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 1990


Brigitte Gaïti, 1999

« Brigitte Gaiti (1959-) est professeure de science politique à Paris 1 ; elle est responsable de l’école doctorale de science politique, membre des comités de rédaction de la revue Politix et de la Revue française de science politique.

Ses travaux se déploient dans trois grandes directions :

  • La sociologie des crises politiques et institutionnelles. Les terrains empiriques principaux portent sur le changement de régime qui voit la mise en place la Ve République en France. Dans un souci de généralisation de certaines conclusions, elle a publié des travaux sur les processus d’institutionnalisation et sur les processus de radicalisation.
  • L’analyse de l’écriture de l’histoire. Les changements de régime, parce qu’ils redéfinissent les groupes, les alliances et les rapports de force, parce qu’ils réinventent un passé et dessinent un sens du futur, engagent très souvent des modalités complexes d’écriture (et de réécriture) des évènements et construisent des causalités très singulières. Brigitte Gaïti a publié des travaux sur les manuels scolaires, sur l’histoire des disciplines, et sur les concurrences disciplinaires (histoire, science politique, sociologie) qui se jouent autour de l’écriture de l’histoire politique contemporaine
  • La sociologie de l’expertise, des élites et de l’action publique. Brigitte Gaïti a publié sur les politiques publiques engagées au début de la Ve République et sur les transformations des processus de décision et des profils de décideurs que ces politiques publiques révélaient. Elle a ainsi travaillé sur l’émergence et la consolidation d’une prééminence technocratique, sur la transformation des expertises mobilisées dans l’action publique ou encore sur les phénomènes charismatiques repérables dans les processus décisionnels. Aujourd’hui, elle ouvre son questionnement sur les transformations du gouvernement dans la France de l’après-guerre jusqu’à nos jours » (Centre Européen de sociologie et de science politique)

Les incertitudes des origines. Mai 58 et la Ve République, Brigitte Gaïti, Politix. Revue des sciences sociales du politique, 1999

« L'article se propose d'étudier les controverses politiques et scientifiques qui entourent les origines de la Ve République et notamment la focalisation des questions sur le partage qui s'opère entre factieux et légalistes, entre coup d'État et changement de régime dans les formes constitutionnelles. Cette controverse est souvent réglée dans l'issue : la fin du conflit algérien dans l'indépendance et l'avenir démocratique de la Ve République rendraient inutiles tout questionnement sur les évènements de mai et l'identité politique de Charles De Gaulle. L'article veut montrer comment a été produite et naturalisée cette frontière entre le légal et l'illégal. »

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De Gaulle. Prophète de la Cinquième République, Brigitte Gaïti, Presses de Sciences Po, 1998

« Cet ouvrage invite à une réflexion sur l'écriture d'une histoire de la France contemporaine confrontée à l'omniprésence du général De Gaulle et à sa reconnaissance comme prophète de la Cinquième République…

À l'heure où la Cinquième République a quarante ans d'existence, la question du retour du général De Gaulle au pouvoir n'est plus un problème historique. Que l'on conclue au suicide ou à la mise à mort de la Quatrième République, l'affaire est entendue : le coup d'éclat de 1958 achève un régime impuissant, instable, et fait entrer la France dans les temps nouveaux de la modernité et de la rationalité politiques.

C'est pourtant cette histoire que ce livre se propose d'interroger : rien de “fatal”, en effet, dans la chute de la Quatrième République, rien de “naturel” dans le rappel au pouvoir du général De Gaulle, rien de “nécessaire” non plus dans les formes prises par la nouvelle République.

Cet ouvrage revient sur les processus concrets engagés dans le changement de régime : comment la personnalisation du pouvoir, ce contraire aux pratiques parlementaires de la Quatrième République, devient-elle pensable, possible et réalisable en mai 1958? Comment s'opèrent les ralliements qui vont faire advenir et légitimer la Cinquième République? La formulation de ces questions éloigne de la geste gaullienne, de cette histoire organisée autour de la vérification de l'accomplissement d'un destin amorcé en juin 1940 et contrarié en janvier 1946. Elle entraîne dans une réflexion sur l'écriture d'une histoire de la France contemporaine confrontée à l'omniprésence de Charles De Gaulle, à sa reconnaissance continue comme prophète et à la lecture du présent de la Cinquième République comme confirmation de ses prophéties. »

Trois recensions

« Le titre est alléchant Quarante ans après un changement de régime constitutionnel qui n'en finit pas d'interroger les esprits, voici une étude qui pouvait faire espérer que le mystère de cet avènement allait être l'objet d'une tentative élucidation menant le lecteur au seuil de ce paradis qu'est le progrès dans l'explication. Ce n'est malheureusement pas le cas. Car ce titre si alléchant est trompeur. Au point de faire tort à un livre dont la préoccupation est tout autre : loin de chercher à comprendre ce qui au 20e siècle, a pu être vécu par les fidèles comme un exemple vivant de prophétie réalisée, il s'agit ici, et de façon beaucoup plus prosaïque de démontrer que le véritable avènement de l'année 1958 a été celui d'une noblesse d'état, dont le sanctuaire, situé dans un triangle magique, aurait pour base les rues Saint-Guillaume et Saints-Pères et pour pointe un Palais-Bourbon réduit à n'être plus qu'un théâtre d'ombres, manipulé par les forces obscures de la technocratie du Plan et de la rue Martignac, située comme on le sait dans le quartier Sainte-Clotilde. C.Q.F.D (…) » [recension] Brigitte Gaïti, De Gaulle, prophète de la Cinquième République (1946-1962), Odile Rudelle, Revue française de science politique, n°5, 1998

« L’auteur du livre décrit ainsi son point de départ et son objet : « Le retour du général De Gaulle au pouvoir (1958) est un évènement enchâssé dans un récit mythique qui s’organise autour d’une prophétie historique réalisée. Tout semble finalement s’être passé comme Charles De Gaulle l’avait prédit dès 1946 : l’échec de la Quatrième République et le rétablissement sous son autorité d’un régime stable, efficace et puissant » (De Gaulle prophète, etc., p. 13 ; la date 1962 dans le titre marque la stabilisation dudit régime). Et l’A. d’ajouter : « C’est le pari de ce livre que de montrer en quoi la confirmation des prédictions tend à rendre invisible l’ensemble des processus qui ont pu contribuer au dénouement « heureux ». En effet, la reprise de la version des gaullistes, et en premier lieu celle de leur chef, semblent (sic) bien souvent valoir aujourd’hui explication historique, comme si le général De Gaulle était à la fois prophète et analyste des conditions de réussite de ses prédictions » (ib., p. 15). (…) » [recension ] GAÏTI (Brigitte), De Gaulle prophète de la Cinquième République (1946-1962), Jean Séguy, Archives de sciences sociales des religions, oct 2000

« Si l’importance d’un livre se mesure à son aptitude à remettre en cause les idées reçues, nul doute que le livre de Brigitte Gaïti consacré à l’histoire de l’avènement de la Ve République, sera considéré comme un livre important. Sa lecture conduit en effet à la révision de la plupart des croyances communément diffusées et admises sur cette période charnière de notre histoire politique. (…) » [recension] Brigitte Gaïti, De Gaulle, prophète de la Cinquième République (1946-1962), Loïc Blondiaux, Lire les sciences sociales, 2004

 

[Thèse] Brigitte Gaïti, De la quatrième à la cinquième République : les Conditions de la réalisation d'une prophétie, theses.fr, 1992

« Entre la période de la guerre et de la libération. La quatrième république constitue un temps historiquement et politiquement disqualifie, pensé dans les catégories de l'entrave au “progrès” Gaulliste. La thèse analyse la mise en forme du retour au pouvoir du général De Gaule dans un récit mythique. Dans une première partie sont étudiés les processus de reconstruction historique qui organisent le découpage et l'interprétation de certains épisodes (le discours de Bayeux, la promotion et l'échec de Pierre Mendès France, la compétition autour de la guerre d'Algérie, les circonstances du retour du général De Gaulle au pouvoir). Dans une seconde partie sont développées les conditions du ralliement des représentants de certains groupes (hauts fonctionnaires et hommes politiques) et celles de la reconversion de ressources nouvelles en ressources de pouvoir politique. Loin que le changement de régime trouve son origine dans la toute-puissance ou l'habileté d'un héros prophétique, loin également qu'il trouve son moteur dans l'adoption d'un nouveau texte constitutionnel, c'est un autre point de vue sur “l'accomplissement” de la prophétie Gaulliste qui est ouvert. La réussite de la cinquième république, c'est-à-dire aussi la consécration de C. De Gaulle comme prophète et comme source des transformations, n'est que le terminus ad quem, historiquement reconstruit et politiquement célèbre, de compétitions au sein de divers espaces sociaux, de jeux complexes de stratégies d'acteurs politiques, de rationalisations successives et contradictoires de concurrents et d'interprètes de la lutte politique, dont la résultante contribue à la “production” du nouveau régime, a son inscription dans l'ordre des choses et a son enracinement dans un “sens” de l'histoire. »

 

Guy Pervillé, 1999

Guy Pervillé (1948-), professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse - Le Mirail « est un historien français, spécialiste de l'histoire de l'Algérie coloniale, du nationalisme algérien et de la guerre d'Algérie. (Wikipédia)

Résurrection ou entreprise d'usurpation ? Le retour de la légalité républicaine en Algérie, Guy Pervillé, 1999

« Cette communication a été présentée lors du colloque sur L'avènement de la Vème République, organisé à Reims les 5 et 6 octobre 1998 par la Fondation Charles De Gaulle, les Archives de France et l'Université de Reims, et publié par les éditions Armand Colin en septembre 1999 (pp. 95-104).

« Ce qui se passe en ce moment en Algérie par rapport à la Métropole et dans la Métropole par rapport à l’Algérie peut conduire à une crise nationale extrêmement grave. Mais aussi, ce peut être le début d’une sorte de résurrection. » Ainsi parlait Charles De Gaulle au début de sa conférence de presse du 19 mai 1958, dans laquelle il refusait de traiter de généraux factieux « des chefs qui n’ont été l’objet d’aucune sanction de la part des pouvoirs publics, lesquels, même, leur ont délégué toute l’autorité [1] ». (…)

,Mais sur le fait que la désobéissance du pouvoir militaire au pouvoir civil était une illégalité regrettable à laquelle il convenait de mettre fin le plus vite possible, De Gaulle n’avait pas modifié son jugement du 19 mai 1958 : « Quant à l’armée, qui est normalement l’instrument de l’État, il convient qu’elle le demeure. Mais encore faut-il qu’il y ait un État [3] ». Dès sa première intervention dans la crise ouverte par le pronunciamiento militaire du 13 mai 1958 à Alger, le rétablissement de la légalité républicaine fut le leitmotiv de toutes ses déclarations. Et l’un de ses principes fondamentaux était bien le vieil adage latin : Cedant arma togae.

Depuis la fin désastreuse de la guerre d’Indochine, l’appel au soldat pour renverser la IVe République était l’objectif de maints comploteurs, civils ou militaires, d’extrême-droite ou gaullistes (ou les deux à la fois), dévoués à la cause de l’Algérie française ou l’utilisant comme un levier [4]. Pourtant, jusqu’à la veille du 13 mai 1958, les empiétements des chefs militaires sur les attributions normales des responsables politiques s’expliquaient moins par une volonté d’usurpation des premiers que par des concessions, voire des sollicitations des seconds, débordés par la situation de guerre révolutionnaire. (…)

Enfin le 12 mai à Alger devant un envoyé du président du Conseil désigné, le général Salan déclara que les intentions énoncées par M. Pflimlin ne pouvaient être acceptées « ni par la population ni par l’armée : pour éviter le désordre, je suggère que M. Pflimlin se retire et qu’un gouvernement de salut public soit constitué avec à sa tête le général De Gaulle, seul garant pour nous de l’unité française ! » [8].

Ainsi sollicité par les responsables politiques, le général Salan avait commencé à sortir du cadre traditionnel de la discipline militaire. Et c’est encore avec l’autorisation du président du Conseil démissionnaire Félix Gaillard, confirmée ensuite par le président du Conseil nouvellement investi, Pierre Pflimlin, qu’il assuma provisoirement les pouvoirs civils et militaires dans la nuit du 13 au 14 mai 1958 [9]. (…)

Mais entre-temps, il est vrai, s’étaient produites des violations caractérisées de la légalité républicaine. La manifestation patriotique d’hommage aux trois soldats français fusillés en Tunisie par le FLN, décidée le 9 mai à la demande du général Salan pour avoir lieu le 13, jour du débat d’investiture du gouvernement Pflimlin à l’Assemblée nationale, avait été détournée en occupation du siège du gouvernement général [GG], conformément à la décision du « Comité des Sept », animé par Pierre Lagaillarde, dont le général Salan avait été informé vers midi [10]. Le service d’ordre, composé de CRS renforcés par des régiments de parachutistes (le 3e RPC de Trinquier et le 6e de Romain-Desfossés), n’avait pas pu ou pas voulu empêcher la prise d’assaut du « GG ». Pour rétablir l’ordre, avec l’accord du général Salan, le général Massu avait accepté de constituer un Comité de salut public associant sous sa présidence des militaires et des civils, qui avait aussitôt réclamé par un télégramme au président de la République « la création d’un gouvernement de salut public, seul capable de conserver l’Algérie partie intégrante de la métropole [11] », puis adressé un appel au général De Gaulle « pour qu’il prenne en main la destinée de la patrie [12] ». ,Mais le 14 mai à 2h45, l’annonce de l’investiture du gouvernement Pflimlin vint sceller la rupture entre Alger et Paris. Le Comité de salut public refusa de reconnaître le « gouvernement d’abandon » et renouvela son appel au général De Gaulle [13]. Et le général Salan annonça : « Ayant la mission de vous protéger, je prends provisoirement en main la destinée de l’Algérie française [14]. »

Paradoxalement confirmé dans ses pouvoirs civils et militaires par le nouveau gouvernement, le général Salan continua de communiquer avec celui-ci pour justifier son action par le souci de maintenir l’ordre, l’unité nationale et la légalité, tout en couvrant l’action des comités de salut public. Pas à pas, il franchit le Rubicon sans rompre ouvertement avec les autorités légales de Paris. Il remplaça par des généraux les préfets qui refusaient de lui obéir et de coopérer avec les CSP, et les plaça en résidence surveillée pour assurer leur sécurité [15]. Le soir du 14 mai, il refusa de transmettre à ses subordonnés un télégramme du président de la République rappelant l’armée à son devoir d’obéissance au gouvernement légal. Le matin du 15 mai, après avoir consulté par téléphone ses amis de Paris et conféré avec le CSP d’Alger, il adressa au président de la République, au président du Conseil et au ministre de la Défense nationale un télégramme, affirmant qu’il avait jusqu’ici réussi à maintenir l’ordre, que la population de souche française, soutenue par la population musulmane unanime, ne s’était pas dressée contre les institutions républicaines, et adjurant les responsables de « constituer d’extrême urgence un gouvernement de large union nationale ». Le texte indiquait enfin que « le vœu profond des populations françaises et musulmanes s’oriente vers le général De Gaulle ». Ensuite, du balcon du gouvernement général, s’adressant à la foule algéroise, il s’écria : « Vive la France ! Vive l’Algérie française ! », puis, sous la suggestion du gaulliste Léon Delbecque : « Vive le général De Gaulle [16] ! » À 17h30, la réponse du Général fit entrer la crise dans une nouvelle étape, décisive.

Bien qu’il ait encore hésité le 17 mai à provoquer le courroux de Pierre Pflimlin en accueillant à Alger Jacques Soustelle, le général Salan s’orienta désormais vers des initiatives plus audacieuses. Dès le 18 mai, le commandant Vitasse et le capitaine Lamouliatte furent envoyés en métropole pour préparer une intervention militaire appuyée par des troupes d’Algérie [17]. Le 23 mai, leur rapport servit à mettre au point un plan baptisé « Résurrection » (d’après l’expression employée par le général De Gaulle dans sa conférence de presse du 19 mai). Du 24 au 26 mai, une équipe conduite par le député Pascal Arrighi, rejoint par Léon Delbecque et par le colonel Thomazo, s’empara de la Corse avec l’aide du 1er bataillon de choc de Calvi. Le 26, le général Salan écrivit au général De Gaulle pour lui rendre compte de la situation en Algérie et pour l’adjurer de « hâter les décisions indispensables » en prenant en main la patrie [18] ; le lendemain il adjura le président de la République et le président du Conseil de recourir à l’arbitrage du général De Gaulle. D’abord sceptique sur le plan « Résurrection » préparé par l’État-major de la 10e DP, le général Salan le fit compléter par le général Jouhaud (chef de l’aviation), afin d’avoir en main « un outil acceptable » pour faire pression sur le Gouvernement [19].

Le général De Gaulle savait depuis le 5 mai que le président de la République René Coty envisageait de faire appel à lui en dernier recours. Il avait été invité à sortir de son long silence par un éditorial du directeur de L Écho d’Alger, Alain de Sérigny, dès le 11 mai : « Parlez ! Parlez vite, mon général ! Vos paroles seront des actions ! » Le 15 mai, il avait enfin répondu aux sollicitations d’Alger par un bref communiqué où il se déclarait « prêt à assumer les pouvoirs de la République [20] ». Le 19 mai, dans une conférence de presse convoquée deux jours plus tôt, il avait précisé ce qu’il entendait par-là (« les pouvoirs de la République, quand on les assume, ce ne peut être que ceux qu’elle a elle-même délégués »), refusé de condamner le mouvement d’Alger, et de dévoiler les conclusions de « l’arbitrage » qu’il envisageait d’exercer au de l’Algérie, et enfin ridiculisé ceux qui le soupçonnaient de vouloir « à 67 ans, commencer une carrière de dictateur ». Se présentant comme un homme seul, « qui n’appartient à personne et qui appartient à tout le monde », il se proposait pour « être utile encore une fois directement à la France […] si le peuple le veut, comme dans la précédente grande crise nationale, à la tête du gouvernement de la République française [21] ». Sa tactique consistait a retourner dans son village pour s’y tenir à la disposition du pays, en affectant d’ignorer ce que ses plus fidèles partisans tramaient en son nom.

Dès le 18 mai, Michel Debré avait été informé du futur plan « Résurrection » par le général de Beaufort. Soucieux de ne pas décourager ceux qui faisaient pression pour un changement de régime, mais aussi d’éviter « la mort de la République sous les coups des militaires », il fit transmettre à Jacques Soustelle ce message : « L’action de l’armée en métropole doit être limitée à trois hypothèses : refus des partis politiques de faire appel au général De Gaulle, menace de prise du pouvoir par les communistes ou troubles qui peuvent déboucher sur une guerre civile. » À ses amis il répéta : « Notre succès est lié à la peur. Il faut maintenir cette peur jusqu’à la dernière minute [22]. » Le capitaine Lamouliatte et le commandant Vitasse rencontrèrent plusieurs fois Jacques Foccart ; selon son témoignage postérieur, celui-ci les aurait mis en garde contre la réaction du Général, « hostile à tout mouvement militaire » : « Dites-vous bien que si vous faites un débarquement, vous n’aurez pas De Gaulle avec vous. Vous pourrez aller le chercher à Colombey, il ne viendra pas, et ce sera la guerre civile [23]. » En effet, dans son entrevue secrète de la nuit du 26 au 27 mai avec Pierre Pflimlin, le Général aurait maintenu la même position : « De Gaulle lui avait dit avec insistance qu’il était le seul à pouvoir prévenir la guerre civile en prenant le pouvoir, mais qu’il se refusait à « revenir aux affaires » à l’occasion d’un coup de force militaire : s’il a lieu, je me retirerai dans mon village ; je ne reprendrai pas le pouvoir dans un tumulte de généraux [24]. » Pourtant, il refusait encore de condamner la « rébellion » en Algérie et son extension en Corse [25], ce dont Pierre Pflimlin faisait un préalable à la poursuite des discussions avec le Général.

Brusquement, le 27 mai en début d’après-midi, le général De Gaulle annonça par un communiqué : « J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain » ; il désapprouva formellement « toute action, de quelque côté qu’elle vienne, qui met[te] en cause l’ordre public », et ordonna aux forces présentes en Algérie de rester « exemplaires sous les ordres de leurs chefs », auxquels il exprimait sa confiance et son intention de « prendre incessamment contact avec eux [26] ». Ce qu’il fit peu après, en demandant par un télégramme au général Salan l’envoi d’un « mandataire militaire ». Cette initiative hardie - choquante pour Pierre Pflimlin - visait à empêcher un déclenchement immédiat du plan « Résurrection », dont le commandant Vitasse venait de menacer l’état-major gaulliste [27]. Tout en semblant prendre ses distances avec le coup de force en préparation, De Gaulle en prenait le contrôle, sinon la direction effective.

Le 28 mai, après un vote presque unanimement hostile du groupe parlementaire SFIO et la démission de Pierre Pflimlin, suivie par une manifestation de Front populaire à Paris, De Gaulle reçut à Colombey le général Dulac, envoyé par Salan. Le Général posa la grande question : « Ils ne veulent pas de De Gaulle, que faites-vous ? » Informé du plan « Résurrection », dont il jugea les moyens insuffisants, il ajouta : « Je ne veux pas apparaître tout de suite dans les fourgons de l’armée ! Je veux demeurer l’arbitre. Il est immensément préférable que j’obtienne le pouvoir légalement. Une fois en place, je forme mon gouvernement, je me fais donner les pleins pouvoirs et je balaie le système. Il faut en finir cette semaine ! [28] »

Le général Dulac rapporta à Alger l’impression que le Général était « inquiet et acquis en dernière mesure à la réalisation de “Résurrection” ». Dans la nuit du 28 au 29, De Gaulle rencontra secrètement les présidents des deux assemblées, Gaston Monnerville et André Le Troquer, et se heurta à une très vive opposition du second sur les conditions de son retour au pouvoir. Le matin du 29, selon plusieurs témoignages concordants - mais démentis par les acteurs gaullistes - Olivier Guichard aurait téléphoné au général Salan [29] (« Nos affaires vont mal ! à vous de jouer maintenant. Tenez-vous prêts »), et Pierre Lefranc aurait téléphoné de Paris à Colombey, à la demande du général Nicot, pour se faire confirmer « l’accord complet » du général De Gaulle. Vers 15 heures, un télégramme du commandant Vitasse à ses chefs d’Alger annonça : « Grand Charles est entièrement d’accord » et : « Votre venue est attendue le vendredi 30 mai à partir de 2h30 [30]. » L’État-major de l’aviation fit décoller deux escadres de Paris vers le Sud-Ouest.

Mais, avant que le général Salan ait pu prendre la décision irrévocable, le président de la République annonça par un message au Parlement sa décision de faire appel au « plus illustre des Français », et de démissionner si ce dernier n’obtenait pas l’investiture. Puis il invita le général De Gaulle à conférer avec lui sur la procédure exceptionnelle de son retour. Celui-ci partit de Colombey à 16 heures et arriva à l’Élysée à 19h30. Entre-temps, le commandant Vitasse envoya un nouveau télégramme à Alger : « Président de la République recevant Grand Charles, opération prévue est reportée [31]. » Le contre-ordre toucha lentement les différents groupes de comploteurs militaires et civils. Le dispositif de « Résurrection » resta prêt à l’emploi jusqu’au 3 juin ; il ne fut pas nécessaire de le déclencher, sans doute au grand soulagement du général De Gaulle, qui déclara à Léon Delbecque : « Vous avez évité l’irréparable, la guerre civile […] Pas une goutte de sang ! La France vous doit beaucoup à Massu et à vous [32] ». Puis il ajouta : « Mais avouez que j’ai bien joué aussi ! »

Dès la présentation de son gouvernement et de son programme à l’Assemblée nationale, le 1er juin, le général De Gaulle manifesta qu’il ne voulait pas être l’otage d’un coup d’État militaire [33], par la présence de Pierre Pflimlin et de Guy Mollet comme ministres d’État, et par l’absence d’un engagement formel sur l’intégration de l’Algérie à la France. À l’aube du 2 juin, le général Miquel, coordinateur du plan « Résurrection » en métropole, vint à Alger réclamer son déclenchement au général Salan, qui le lui refusa pour ne pas être un « fauteur de guerre civile [34] ». Le même jour, le général De Gaulle annonça au général Salan sa venue à Alger le 4 juin, puis le convoqua à Paris pour le 3. Le nouveau chef du gouvernement s’enquit de l’autorité du général Salan sur les militaires et les civils, le complimenta pour son action, s’informa sur la signification de l’intégration, et annonça son intention de venir à avec plusieurs ministres. Le général Salan le supplia de ne pas emmener Pierre Pflimlin, sans succès dans l’immédiat [35].

Le 4 juin à Alger, Charles De Gaulle réussit magistralement son examen de passage, équivalent d’une seconde investiture. Le général Massu lui présenta le Comité de salut public de l’Algérie et du Sahara, et conclut par le vœu respectueux (reprenant la motion n° 19 du Comité) de voir le nouveau chef de gouvernement « se prononcer sur l’intégration de tous les habitants de l’Algérie et du Sahara à la nation française », « éliminer les séquelles du “système” et ses hommes définitivement déconsidérés aux yeux de toute la population », et « reconnaître les comités de Salut public comme les supports de [son] action et comme l’armature civique nécessaire au pays ». De Gaulle éluda habilement tout engagement, en félicitant le Comité d’avoir été à la fois « le torrent et la digue, source d’énergie, et d’énergie disciplinée », il annonça enfin qu’il serait son propre ministre de l’Algérie, qu’il déléguerait ses pouvoirs au général Salan, et que son « ami » Jacques Soustelle serait bientôt chargé des hautes fonctions qu’il méritait [36]… À 19 heures, du balcon du gouvernement général, il capta l’adhésion de la marée humaine massée sur le forum par cette phrase inspirée : « Je vous ai compris » ; et il en profita pour attribuer au mouvement du 13 mai les buts qu’il voulait lui assigner (la rénovation et la fraternité) sans employer explicitement le mot intégration [37]. Après ce discours triomphal, il réprimanda le général Massu pour avoir laissé enfermer dans un bureau ses deux ministres, Jacquinot et Lejeune, afin qu’ils ne paraissent pas au balcon avec lui [38]. »

 

La crise du 13 mai 1958 [émission "2000 ans d'Histoire", 29'], Blog Histoire, ~2007/2008

« Crise à Algérie en pleine guerre d’indépendance: putsch des généraux manqué, crise autour de la IV e république, retour du Général De Gaulle absent depuis 1948 de la vie politique française qui amènera à la constitution du Ve république. Comment en est on arrivé là ? Quelles habitudes ont été adopté par les différentes protagonistes de cette crise ? Invité : Guy Pervillé. »

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Michel Winock, 2006

Michel Winock (1937-) « est un historien français spécialiste de l’histoire de la République française ainsi que des mouvements intellectuels et politiques. Ses travaux l'ont conduit en particulier à traiter les thèmes du socialisme, de l'antisémitisme, du nationalisme et des mouvements d'extrême droite en France. Il est professeur des universités en histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Paris, où il a enseigné, entre autres, l'histoire des idées politiques. Il est notamment l’auteur du Siècle des intellectuels (1997), pour lequel il a reçu le prix Médicis essai en 1997, des Voix de la liberté (2001), salué par l'Académie française, et de Madame de Staël, prix Goncourt de la biographie 2010. Il a dirigé avec Jacques Julliard le Dictionnaire des intellectuels français. » (Wikipedia)

L'agonie de la IVe République, Michel Winock, Gallimard, 16 mars 2006

« La tragédie algérienne a été la malédiction de la IVe République. C'est à Alger, le 13 mai 1958, que s'enclenche l'engrenage qui finira par emporter ce régime issu d'une guerre et défait par une autre. Son agonie n'aura duré que trois semaines. Ce livre met au jour les protagonistes, les paroles, les arrière-pensées, les enjeux, les intrigues, les flottements, les audaces et les lâchetés qui rythment l'embrasement de ces quelques semaines haletantes. Il retrace la chaîne des évènements et des affrontements, qui s'étend de l'insurrection d'Alger au retour du général De Gaulle au pouvoir. Il sonde, ce faisant, la profondeur des dissensions qui déchirent les Français jusqu'à menacer le tissu national. Michel Winock s'interroge sur l'incurable vulnérabilité d'une République, créatrice pourtant, en maints domaines, d'un véritable «miracle français». Ce n'est pas seulement à l'épreuve du conflit algérien que se meurt la IVe, c'est aussi en raison des tares intrinsèques d'un système politique réduit à l'impuissance et, par là même, discrédité. Les faiblesses de ce régime, honni par l'élite militaire, entraînent l'intervention de l'armée dans la vie politique, pour la première fois depuis plus d'un siècle : c'est sous la menace des armes que se décidera l'issue de la crise, par le recours, une fois encore, à un homme providentiel. »

 

Compte-rendu: Michel Winock, “13 Mai 1958, l'agonie de la IVème République”, Gallimard, 2006, Jean Philippe Raud Dugal, La Cliothèque, 6 juin 2006

« (…) L’épilogue répond à la question centrale qui sous-tend l’ouvrage : la théorie du coup d’état. De Gaulle en est-il l’inspirateur ? La comparaison avec le 18 Brumaire et le 2 Décembre 1851 est intéressante et stimulante. Mais cette analyse n’est-elle pas à nuancer ? En effet, en 1799 ou en 1851, les citoyens n’ont qu’une conscience très réduite de la république. Ce n’est pas le cas en 1958.

En fait, c’est plus du gaullisme, autour des fidèles du Général, que de De Gaulle lui même que vient le complot du 13 Mai 1958 même si ce dernier n’a jamais condamné les insurrections d’Alger et d’Ajaccio et à su se servir de la préparation de l’opération Résurrection pour son retour aux affaires. De même, le vote d’investiture de De Gaulle à l’Assemblée Nationale est il légitime comme le soutiennent les gaullistes ou contraint pour nombres de ses opposants? Même si la légitimité apparaît douteuse, la légitimation par le peuple est indiscutable aussi bien lors du référendum que lors des élections législatives de novembre. »

[recension] L'agonie de la IVe République : 13 mai 1958 de Michel Winock, Critiques Libres, 11 avril 2006

« Le 13 mai fut-il un coup d’état ? Certes un complot a bien été ourdi, une opération, Résurrection, mise sur pied, mais De Gaulle qui ne voulait pas arriver au pouvoir par un coup de force n’a ni conçu l’un, ni ordonnancé l’autre, même s’il a laissé faire pour, si nécessaire, en profiter. Il y eut bien « complicité d’intention » et Winock préfère parler joliment de « coup d’état de velours » faisant référence à ce qui se passera trente ans plus tard à Prague. Car le retour de De Gaulle au pouvoir fut légal et plus encore légitime quand on sait le résultat du référendum du 28 septembre 1958 et des élections qui suivirent. »

De Gaulle à la barre, Libération, 1 avril 2006

« l'historien Michel Winock, qui vient de publier l'Agonie de la IVe République chez Gallimard, est appelé à la rescousse : il explique que le 13 mai 1958 est «un coup d'État de velours légitimé par le suffrage universel». (…) »

Michel Winock : « Pour De Gaulle, le rêve devait traverser la politique » [entretien], La Croix, 9 nov. 2020

« L’année 2020 est une année de la mémoire gaullienne : 80e anniversaire de l’appel du 18-Juin, 130e anniversaire de sa naissance et 50e anniversaire de sa mort, le 9 novembre 1970. L’historien Michel Winock relit l’héritage du Général et considère sa place dans la mémoire collective.

En 1958, vous avez 21 ans quand De Gaulle est rappelé au pouvoir et installe la Ve République. Comment votre regard sur lui a-t-il évolué ?

En 1958, nous sommes dans la guerre d’Algérie et je suis un étudiant militant en faveur de l’indépendance. Je suis hostile au retour de De Gaulle, qui revient au pouvoir avec l’appui de l’armée. Il y avait un aspect d’illégalité que la gauche républicaine, démocratique et socialiste – sans parler des communistes – ne pouvait pas accepter. J’étais du côté de Pierre Mendès France. Rapidement, j’ai compris qu’il n’y avait pas d’autres solutions, mais j’ai voté « non » au référendum de 1958, comme un baroud d’honneur… (…)

Sa manière d’exercer le pouvoir n’est-elle pas malgré tout datée ?

Effectivement, il y a un aspect désuet dans la verticalité du pouvoir tel qu’il l’a exercé. C’était acceptable pendant la guerre d’Algérie, mais soixante ans plus tard, cela paraît obsolète. Le corps des citoyens n’est plus le même. Les Français sont désormais en majorité éduqués, ils n’acceptent plus que les décrets tombent d’en haut. C’est pourquoi le style de la Ve République a quelque chose d’archaïque et d’anormal au regard des autres démocraties libérales. En même temps, il faut se rendre compte que nous sommes un pays extrêmement difficile à gouverner. En France, l’union est faible par rapport aux forces de division : idéologies, héritages, partis, querelles de personnes…

Les Français ont une extraordinaire aptitude à dire non, à critiquer le pouvoir, à désobéir. Ce ne sont pas des démocrates, ce sont des frondeurs. Ils ne savent pas négocier, sont inaptes au compromis. Pour toutes ces raisons, la verticalité gaullienne a quelques vertus : elle maintient en place des gouvernements qui gouvernent. Vaille que vaille, malgré ses défauts en matière de démocratie, cette Ve République tient le coup. C’est un système trop présidentiel, trop personnel, trop vertical, mais on peut le démocratiser. »

Mai 1958 : la chute de la IVe République [émision, 53'], Affaires Sensibles, France Inter, 5 juin 2018

« La IVe République est morte il y a 60 ans, pour certains de son inaptitude à vivre dans un pays en guerre; assassinée pour d’autres par des conjurés qui voulaient sa perte pour sauver l’Algérie Française. Invité Michel Winock, professeur émérite en histoire contemporaine à Science Po, spécialiste de l’histoire de la République française et des mouvements intellectuels contemporains.

Raconter la fin de cette République, c’est évoquer le retour d’un homme, celui de Charles De Gaulle. Opposé au régime parlementaire de la 4e qu'il appelait, méprisant, la République des partis, il a eu sa peau, après 12 ans de traversée du désert.

Selon la légende le général était revenu en toute légalité, tel un homme providentiel pour sauver une nouvelle fois la France d'un grand péril. La vérité est que la providence s’organise, telle une toile que l’on tisse à plusieurs mains.

Tout s’est déroulé en un peu plus de trois semaines, du 13 mai 1958 au 1er juin. Trois semaines, où diverses conjurations se sont entrecroisées pour donner à cette République son coup fatal. Trois semaines où, des bancs de l’Assemblée Nationale à Paris jusqu'au balcon du gouvernement général d’Alger, les militaires ont envahi le champ politique pour changer l’histoire de notre pays. Trois semaines pendant lesquelles les Français de Métropole furent des témoins souvent passifs des évènements qui se déroulaient en Algérie, ce département français où depuis quatre années une partie de la population colonisée algérienne se battait pour obtenir son indépendance.

Ce basculement dans notre histoire et ses secrets, nous l’aborderons, après le récit, avec l’historien Michel Winock. Professeur émérite en histoire contemporaine à Science Po, auteur notamment de L’Agonie de la IVe Républiqueet de La République se meurt, son carnet des souvenirs de ses 20 ans dans cette France à la croisée des chemins. »

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« (…) Michel Winock, qui a consacré une vingtaine de pages à cette question, préfère y voir un « coup d’État de velours » ou encore un « coup d’État “damoclétien” » Renaud Baumert, professeur de droit public, Jus Politicum revue de droit politique, déc. 2019

« la première solution, celle du “processus régulier”, l’arrivée au pouvoir en toute légalité, a sa préférence sans aucun doute. Mais il ne néglige pas un autre scénario : le débarquement des paras, une menace de guerre civile accrue et son intervention à lui, au bout de quelques jours, en arbitre ». (Michel Winock, L’agonie de la IVe République, Gallimard, 2006, p. 260). cité par C6R-Paris

« voici ce qu’écrit M. Winock, (...) professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris, dans L’Agonie de la IVe République, éd. Gallimard, 2006, pp. 346/348 : « Le principal acteur reste bien entendu De Gaulle […]. Dans un premier temps, le 15 mai, il relance un mouvement insurrectionnel plus ou moins en panne par un simple communiqué. […] C’est l’insurrection d’Alger et la complicité des militaires qui lui offrent sa chance de revenir au pouvoir ; il se garde donc de toute condamnation à leur endroit. […] Si ce n’est pas un coup d’État, cela ressemble bien à un quasi-coup d’État. […] Comparée au coup d’État du 2 décembre [1851], la journée du 13 mai et ses suites n’ont aucun caractère sanglant, mais, comme au 18 Brumaire, l’armée y a joué un rôle majeur sans tuer personne. Privé de la menace des armes, le général De Gaulle eût été condamné à ruminer son chagrin […] dans le silence bucolique de Colombey-les-Deux-Églises. » » cité dans Wikipédia : Discussion:Charles De Gaulle/Archive 1

 

Alain Ruscio, 2008

Alain Ruscio (1947-) « est un historien, chercheur indépendant, et un militant politique, qui a consacré l'essentiel de son travail, dans un premier temps, à la colonisation française en Indochine et à la guerre d'Indochine avant de travailler également sur la guerre d'Algérie. » (Wikipédia)

Mai 1958 : un coup d'État… démocratique ?, Alain Ruscio, 19 avril 2008

« (…) un étrange silence, jusqu’à présent, règne sur un autre anniversaire à venir : celui de mai 1958, dix années plus tôt.

Une première question : ce silence n’est-il pas un tantinet suspect ?

Mai 58… Pourtant, le fait n’est pas mince. Il s’agit ni plus ni moins du moment fondateur qui donna naissance à l’actuelle République, cinquième du nom. Les évènements de la période qui tourne autour du 13 mai 1958 sont, pour l’histoire de la France contemporaine, d’une importance exceptionnelle. Outre le sort de l’Algérie, c’est le visage de la France contemporaine qui se dessina alors.

Au printemps 1958, la France de la IV è République a derrière elle un bilan déjà lourd : une fracture sociale importante, marquée par des séries de grèves parfois violentes (1947, 1948, 1953), un déficit démocratique grave, conséquence d’un abandon en rase campagne des idéaux de la Résistance, une dépendance à l’impérialisme américain, dans le cadre global appelé guerre froide, une politique coloniale catastrophique (guerre d’Indochine, massacres de Madagascar, répression un peu partout…).

Et, surtout, une seconde guerre coloniale, commencée avec autant d’inconscience et de morgue que celle d’Indochine : depuis novembre 1954, l’armée française tente de briser – avec quels moyens ! – la résistance du peuple algérien. Ni le gouvernement Mendès France, ni celui d’Edgar Faure, ni celui de Guy Mollet, dit de Front républicain n’ont su, voulu ou pu reconnaître le fait national algérien. La guerre d’Algérie s’est au contraire accentuée, répandant une odeur nauséabonde sur toute la société. Une crise de régime sans précédent secoue la France. Plus aucune majorité stable ne paraît possible.

La lassitude, les désillusions aidant, une idée commence à faire son chemin : puisque les nains politiques de la IV è sont décidément incapables de régler les problèmes, un homme providentiel ne peut-il, une fois de plus, venir sauver le pays ? Cet homme, c’est Charles De Gaulle. Il serait bien naïf de croire que l’idée de ce recours a été le fruit d’une génération spontanée. Depuis l’effacement du RPF gaulliste, aucun réseau n’a été désactivé. Quelques-uns des barons futurs du gaullisme, Michel Debré, Olivier Guichard, Roger Frey, Alexandre Sanguinetti, travaillent l’opinion avec obstination… et efficacité. Jusqu’au sein du gouvernement, le gaullisme a ses hommes, comme en témoigne l’activité fébrile de Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense. Début 1958, à la suite d’une n.ième crise de régime, ces réseaux vont reprendre du service. À Alger, un homme en est le principal animateur : Léon Delbecque. Il est en contact avec des milieux factieux de l’armée, dirigés par les colonels Thomazo et Trinquier, anciens d’Indo, baroudeurs extrémistes, prêts à tous les coups de force contre la République. (…)

Le nom, qui courait dans bien des têtes, est enfin lâché au grand jour. Le grand homme, qui évidemment était alors informé heure par heure de l’enchaînement des évènements, daigne alors sortir de sa réserve. Le 15 mai, il affirme être prêt à « assumer les pouvoirs de la République ». Aucune autorité républicaine ne le lui avait d’ailleurs demandé. Mais le scénario est bien huilé. Car, derrière cette façade démocratique se dessine une opération bien plus inquiétante, baptisée Résurrection. Beaucoup de contemporains l’avaient su, ou pressenti – et d’ailleurs les réseaux laissaient passer l’information : cela faisait partie du chantage –, mais les travaux historiques, depuis 50 ans, ne permettent plus d’en douter : il y eut bel et bien des préparatifs, en coordination entre les milieux Algérie française de l’armée – Massu en est – et les réseaux gaullistes, d’un parachutage massif sur la métropole, d’une jonction avec des groupuscules violents – dirigés à Marseille par un certain Charles Pasqua – afin de s’emparer du pouvoir et d’y imposer la solution De Gaulle. À titre d’intimidation, les paras de Thomazo sont largués en Corse le 24 mai. Pour la métropole, une échéance-ultimatum est fixée : le 29 mai au plus tard.

Alors, le monde politique de cette fin de régime s’agite. « Les grenouilles qui demandent un roi » titrera plus tard Jean-Paul Sartre dans L’Express. La route Paris-Colombey est alors fort utilisée. Les missives se multiplient. Et l’historien ne saura jamais combien de coups de téléphone ont été échangés, ni les contenus. Les gloires de la IV è République – Bidault, Pinay – commencent le ralliement. (…)

Mai 1958 s’achève. De Gaulle, qui a donc des assurances de presque tous les courants politiques, peut se permettre désormais de sauver les apparences démocratiques. Il se présente aux députés pour solliciter leur investiture. Seul le groupe communiste vote unanimement contre, le groupe socialiste se divisant (42 pour, 49 contre), la droite et le MRP votant évidemment pour. Le cabinet De Gaulle (qui compte dans ses rangs l’inévitable Guy Mollet), dernier de la IV è République, est investi le 1 er juin. (…)

Légalité ? Oui, à condition de n’observer que la surface des choses. En fait, la prise du pouvoir s’est faire grâce à un scénario particulièrement bien huilé, bien adapté à la psychologie des principaux acteurs, alternant appel au patriotisme et usage de la menace. De Gaulle lui-même ne s’est certes jamais compromis à commettre des actes illégaux. Mais il a laissé faire et dire ses partisans, il a continûment laissé planer une menace, voire, dans le cas d’Alger et de la Corse, couvert de son autorité des actes de rébellion. « La majorité de M. De Gaulle se compose de 100 députés et de 5.000 paras », écrit alors Pierre Courtade dans L’Humanité. Et Mendès France ajoutera : « Je ne voterai pas un pistolet appliqué sur la tempe ». Un certain François Mitterrand avait naguère utilisé le terme fort de Coup d’État permanent [1] pour qualifier le régime gaulliste (avant, il est vrai, de s’installer assez confortablement dans ses institutions). Les historiens confirment : un coup d’État démocratique pour Christopher Nick [2], meilleur analyste de l’évènement, coup d’État de velours pour Michel Winock [3]. Qu’importent les adjectifs : il s’est bel et bien agi d’un Coup d’État, même si les termes polémiques de l’époque (« De Gaulle fasciste ») étaient inappropriés. C’est bel et bien un chantage anti-républicain, un coup de force factieux, qui aura été l’acte fondateur de ce régime. L’habillage démocratique qui sera jeté a posteriori sur cet acte ne pourra jamais effacer cette tache originelle. (…) »

 

Mai 1958 : Le retour du général De Gaulle, sous la direction de Jean-Paul Thomas, Gilles Le Béguec et Bernard Lachaise, Presses universitaires de Rennes, 2010

« Actes du colloque tenu au Centre d'histoire de Sciences-Po, mardi 13 mai 2008.

La date du 13 mai 1958 marque un carrefour de l’histoire française. Une république meurt en un drame indolore, une nouvelle est en gestation avec le retour du général De Gaulle. Entre les deux, l’inexorable crise du fait colonial semble suspendue.

Les questions s’enchaînent : l’impasse de la Quatrième République n’a-t- elle été scellée que par une conjonction de facteurs exceptionnelle ? La Cinquième, notre régime républicain d’aujourd’hui, est-elle entachée d’une origine illégitime ? Le bénéficiaire des évènements s’illusionnait-il sur la réalité algérienne ? Et quelle était-elle à ce moment ? De Gaulle fut-il placé en connaissance de cause devant un nœud d’ambigüités ? Les historiens et les témoins répondent par l’étude d’acteurs individuels ou collectifs et de situations dont les ressorts divergent malgré une dynamique provisoirement orientée. Et l’on s’accorde aujourd’hui pour reconnaître que le retour du général De Gaulle n’était pas inscrit par avance dans l’émeute du 13 mai 1958.

Au total, l’ouvrage fait le point de nos connaissances sur le sujet, explore de nouvelles sources, suggère des pistes de recherche et remet en cause quelques mythes. Si l’histoire est toujours en quête d’approfondissements, les éclairages apportés ici devraient, sans prétendre à une impossible exhaustivité, arracher l’historiographie du 13 mai 1958 à l’emprise de toute littérature polémique. »

Pourquoi revenir sur « le 13 Mai » ?, Jean-Paul Thomas, 2010

Thomas, Jean-Paul. “Pourquoi revenir sur « le 13 Mai » ?” In Mai 1958 : Le retour du général De Gaulle, (pp. 13-20), Presses universitaires de Rennes, 2010.

« Le cinquantième anniversaire d’un évènement, fût-il à une bifurcation de l’histoire, n’est pas en soi une justification suffisante pour un colloque. Mais, cinquantenaire ou pas, l’écoulement du temps permet ce que Jean-François Sirinelli désigne d’une image heureuse, comme la « poldérisation » de l’objet historique : l’émergence d’une terre plus ferme. Elle procède de l’ouverture de nouvelles archives autant que du moment où certains acteurs jugent pouvoir sortir d’une discrétion première ; elle découle aussi du recul. Il est peut-être suffisant désormais pour affranchir la crise de 1958 d’hypothèques insuffisamment sereines. Le relatif consensus d’aujourd’hui sur le régime hérité n’a pas empêché la récurrence d’analyses se voulant démystificatrices et dont certaines risquent d’être simplement déviées par un a priori polémique – sans parler de résumés à l’usage du grand public1.

Les enjeux sont ouverts, mais celui qui apparaît le plus immédiatement, concernant les origines de la Ve République, doit être ici circonscrit. Ce sujet a déjà été traité beaucoup plus largement par le colloque du quarantième anniversaire sur L’avènement de la Ve République, sous la direction de Maurice Vaïsse, avec une forte dimension institutionnelle, économique, internationale et dans une amplitude historique longue2. Un certain nombre de communications touchaient de près à la crise de mai 1958, parfois d’auteurs ayant déjà écrit sur le sujet, dont Odile Rudelle. D’autres avaient un objet neuf qui n’appelle guère de complément de notre part : en particulier la très fine analyse de l’opinion en 1957-1958 par Philippe Buton. Il nous reste donc ce qui a le plus soulevé la controverse : la présomption qu’on puisse désormais en dépasser certaines pesanteurs est la première justification du présent colloque.

Comme tout fait historique, le 13 Mai laisse apercevoir autant d’autres questions que les observateurs peuvent en chercher. Ouverte à tous les témoignages comme aux interventions plus générales, notre journée d’étude n’était pas enfermée dans un catalogue et on se gardera de toute prétention à l’exhaustivité. Des aspects paraissent à approfondir à la lumière de nouvelles sources : le rôle des entourages politiques, au premier chef celui du général De Gaulle, est moins balisé qu’il n’y paraît ; la vie politique « européenne » en Algérie est insuffisamment connue au-delà de notions assez générales. Des communications et témoignages soulignent des distances : entre les composantes de l’armée, dont Jacques Frémeaux montre qu’elle ne peut être réduite aux corps effervescents le 13 mai ; entre les droites ultra décrites par Olivier Dard et les autres acteurs ; entre De Gaulle et les gaullistes, dont l’étude par Bernard Lachaise converge avec le souvenir capital de Simone Brunau-Menut. Ces écarts sont encore à explorer sous toutes les facettes. Le bilan historiographique dressé par Pierre Girard oppose le foisonnement des mémoires et ouvrages au petit nombre et à l’ancienneté relative des travaux d’historiens – du reste de poids. C’est justifier les dernières communications, de Jérôme Pozzi, de Pascal Girard et de l’auteur de ces lignes : parce qu’elles approchent d’une manière ou d’une autre de la statue du Commandeur, elles rappellent que l’enjeu central reste le passage de la IVe à ce qui amène la Ve République. Elles ne sont pas pour autant séparables des apports multiples des autres contributions, dans l’esprit indiqué plus haut : quand le croisement de sources nouvelles ou à relire rend le sol plus ferme. »

De Léon Delbecque, acteur et témoin, au général Dulac : les « feux verts » en question, Jean-Paul Thomas, 2010

Thomas, Jean-Paul. “De Léon Delbecque, acteur et témoin, au général Dulac : les « feux verts » en question”. In Mai 1958 : Le retour du général De Gaulle, (pp. 121-143), Presses universitaires de Rennes, 2010.

« Léon Delbecque est un des protagonistes de la crise de mai 1958. S'il paraît au-devant de la scène, son rôle réel est en question : sa notoriété soudaine pouvait prêter à mythification. L'intérêt qu'il soulève serait secondaire s'il ne dépassait sa personne. Derrière lui des gaullistes ont paru piloter, voire provoquer, tout ou partie des évènements. Au-delà, on sait qu'il eut accès au général De Gaulle et fut « suivi » plus couramment par des membres de son entourage immédiat. Une étude critique de son témoignage à la lumière de ses propres archives incite à réexaminer la relation d'un certain nombre d'acteurs, gaullistes ou non, avec le Général. Les hypothétiques « feux verts » que le grand homme aurait donnés à des acteurs du 13 Mai y trouvent-ils crédit ou matière à démystification ? Quitte à décevoir les amateurs d'histoire cachée, l'auteur de cette communication penche dans ce dernier sens. D'une part, on trouve dans les propos approximativement établis du Général une cohérence autre et, sans surprise, toute gaullienne. D'autre part, s'il y eut aussi un « jeu à la limite », on doit chercher ce qui vint d'initiatives de membres de l'entourage agissant sans aval.

Avant cet examen, soulignons ce qui justifie plus que toute autre chose de rapprocher les témoignages de Léon Delbecque et du général Dulac : ce sont les deux seuls, provenant d'acteurs présents à Alger pendant tout ou partie de la crise, qui n'aboutissent pas à un entourage formant écran, mais (au moins ponctuellement pour Delbecque) au général De Gaulle lui-même ; d'où l'intérêt exceptionnel de leur décryptage. (C'est sous la précision qu'un troisième témoin, Lucien Neuwirth, doit être rattaché au cas de Léon Delbecque dont il était l'intermédiaire à ce moment précis) (…)

Ce qui reste à établir si faire se peut : du Général à l’entourage…
On en restera à ce qui paraît établi sur la base des faits déjà connus éclairés par quelques sources nouvelles, sans présumer de ce qui ne peut l’être à ce jour.

Une marge demeure sur l’information du général De Gaulle. On peut ne pas se satisfaire de la façade « Je n’ai rien su » qu’il oppose aux questions d’Alain Peyrefitte. Le même interlocuteur a recueilli les précisions ambigües d’Olivier Guichard : « il n’avait pas à le savoir… C’est la frange d’incertitude dont il entourait tous ses actes aux moments décisifs. Il nous a laissé faire, tout en ignorant ce que nous faisions ». Le légitime recul auquel ses mots mêmes nous invitent n’épuise pas une question qui se décline : De Gaulle a-t-il été informé ? Sans doute, mais jusqu’à quel degré ? Et immédiatement ? ou sinon quand ? La gamme temporelle des a posteriori est large… Sur les fameux « feux verts », on n’imagine pas que Guichard ni Foccart aient avoué à brûle-pourpoint avoir falsifié ce qui était un message explicite de défiance à Soustelle. Notre attention est attirée par la notation de Peyrefitte (dont rien n’indique un rapport avec cet épisode particulièrement) : « sans doute lui en a-t-il voulu » [De Gaulle, à Guichard]… La perception d’une atmosphère est peut-être le plus objectif d’un témoignage…

Quant au jeu du Général, on peut seulement en préciser des bornes : – entre un régime laissé à sa chute – et un coup d’État rampant qu’il n’a pu vouloir cautionner, dans les deux cas pour des raisons gaulliennes de fond. Pour en revenir à un demi « feu vert » hypothétiquement laissé à l’appréciation de Salan selon une lecture du général Dulac, De Gaulle était assurément servi par la pression exercée ; mais pouvait-il de son point de vue en attiser le feu ? Pouvait-il prendre le risque qu’elle se matérialise en intervention militaire – fût-elle aseptisée – sans que ce fût en signant son propre échec ? Il est vrai que là, on ne dispose à ce jour que de l’indice de la cohérence gaullienne : a-t-il pu croire pouvoir apparaître comme un arbitre « après quelques jours » une fois que l’irréparable aurait été commis ? Christophe Nick cite à l’appui la lettre du 29 mai du Général à Philippe De Gaulle42 : elle peut aussi bien être lue comme un commentaire fataliste.

Cette dernière question attire l’attention sur une autre : la part des initiatives non cautionnées de l’entourage. Des indications point trop cachotières, discrètes mais semblant intentionnelles et qui pouvaient en promettre d’autres, ont depuis longtemps été données par des personnages hélas aujourd’hui disparus : les plus significatives, de Jacques Foccart et d’Olivier Guichard, sont reproduites en annexes 5 et 6. Parmi les enjeux, saura-t-on jamais si Guichard parlait en son nom propre ou réellement en celui du Général en répondant à l’envoyé du gouverneur militaire de Toulouse, pilier éventuel de Résurrection, que De Gaulle « prendra[it] la situation telle qu’elle se présentera[it] », ce qui pouvait être un encouragement incontrôlable.

Quel écart y eut-il autour du 13 mai 1958 entre De Gaulle et une partie au moins de son entourage ? Cette communication repose sur l’évidence qu’il y en eut un ; ou plutôt une série étagée : on doit ici faire écho à l’analyse de ses différents cercles par Jérôme Pozzi, depuis le noyau le plus étroit des quelques hommes qui avaient un accès permanent au Général. La question a été jusqu’ici trop peu approfondie : est-ce par la présomption excessive que tout était fait en sous-main du Général ? Il convient au moins d’explorer un sens inverse. Sans s’y attarder, Jean Lacouture a il y a longtemps recueilli un sous-entendu sur le plus notoire, qui ne relève que d’un second cercle à ce moment43. À un même échelon intermédiaire, les faits concernant le pilotage de Delbecque sont ici établis. On doit laisser aux conjectures ce qui ne peut être établi au-delà, en l’absence de nouveaux documents ou d’hypothétiques témoignages ultimes, et qui ne le sera peut-être jamais. »

Les complots, les mythes et les présomptions du 13 Mai, Pierre Girard, 2010

Girard, Pierre. “Les complots, les mythes et les présomptions du 13 Mai” In Mai 1958 : Le retour du général De Gaulle, (pp. 145-167), Presses universitaires de Rennes, 2010.

« Pierre Girard est actuellement professeur de Chaire supérieure d’histoire au lycée Claude Monet à Paris et maître de conférences à l’IEP de Paris. Il est également chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po et membre du comité de rédaction de Histoire@Politique. Politique, culture, société depuis la naissance de la revue.» (Histoire@Politique)

« Les complots font partie intégrante de l'historiographie des évènements du mois de mai 1958. Des historiens de renom se sont penchés sur cette question1, contribuant à mettre à mal un certain nombre de légendes dorées ou de légende noires. On pourrait penser que l'attention portée aux menées clandestines de la fin de la Quatrième République est liée au statut d'objet d'étude que le complot a acquis à la faveur du renouveau de l'histoire politique2, mais en fait, concernant le 13 mai 1958, cette dimension n'avait jamais été éludée. Au contraire, il s'agit d'une problématique centrale dans l'importante production sur le sujet. De l'ouvrage fondateur des frères Bromberger3 au travail monumental de Christophe Nick4 qui nous servira bien souvent de référence, les enquêtes sur le 13 Mai, comme bon nombre des témoignages qu'elles utilisent, se basent sur la certitude que ces évènements naquirent d'un ou plusieurs complots. Il serait toutefois vain d'opposer les efforts de clarification des historiens aux perspectives des témoins et des journalistes, dans la mesure où ces derniers ont à la fois stimulé les questionnements et collecté une bonne partie des informations à notre disposition.

Le but de cette communication sera donc modeste : tenter de faire un point critique en évaluant la part effectivement prise par d'éventuels complots dans la naissance et le déroulement des évènements du mois de mai 1958. Ce faisant, nous essayerons de distinguer ce qui a été solidement établi de ce qui reste encore incertain, et de mettre en évidence quelques uns des a priori qui sous-tendent les interprétations que l'on pourrait qualifier de « conspirationnistes ».

Cette communication sera structurée en quatre temps. Les trois premières parties analyseront le rôle des acteurs (qui forment les points nodaux des explications « conspirationnistes5 ») : l'émeute des ultras6 d'Alger, les agissements des comploteurs « métropolitains » et l'intervention cruciale de l'armée. Pour finir, notre attention portera sur la question demeurée la plus polémique, l'opération Résurrection. (…)

Conclusion
Un premier constat, presque trivial, est que malgré la rapidité des évènements et leur dimension secrète, les sources sont relativement abondantes et on peut, somme toute, en savoir beaucoup sur les complots. Néanmoins, tout n’a pas été encore établi avec certitude, y compris à propos de l’émeute du 13 mai. Les incertitudes les plus grandes concernent toutefois le plan Résurrection, faisant partie des évènements qui n’ont pas eu lieu149 et qui sont de fait les plus difficiles à étudier. Il s’agit donc d’un champ d’étude difficile, mais encore ouvert à la recherche historique.

Du point de vue historique, les évènements de mai 1958 apparaissent singuliers et complexes. Ils agissent comme accélérateurs et révélateurs d’évolutions qui les dépassent et s’enchaînent en fonction d’« une multiplicité de paramètres dont l’enchevêtrement rendait la prévision parfaitement aléatoire150 ». Il n’y a ainsi pas un mais des complots qui s’entrecroisent et qui n’atteignent que partiellement et indirectement leurs buts initiaux. Ce sont d’abord les complots précédant le 13 mai, qui n’ont pas eu d’impact réel sur la journée proprement dite. Puis le mini-complot des ultras, demi-échec qui prend de court les « conspirateurs » métropolitains. Enfin le plan Résurrection, dont la dimension de menace sert les gaullistes, mais décevra une partie de l’armée.

Il faut donc – et ce sera notre dernier point – se départir des présomptions « conspirationnistes », qui poussent à sélectionner les faits et les sources pour les insérer dans un récit préétabli. Les lacunes de la documentation, le poids d’un contexte politique mouvant, les hésitations des acteurs, et finalement la complexité des évènements sont gommés au profit d’un explication univoque, celle du complot. En dépit d’un travail d’investigation parfois remarquable, comme dans le cas de Christophe Nick, cela conduit à des témoignages à charge qui ne font que partiellement œuvre d’histoire.

Tout porterait à croire qu’avec l’effacement des enjeux partisans liés au gaullisme et à la naissance de la Cinquième République, les accusations de complot et la « pollution politique » des recherches sur le 13 mai 1958 seraient appelées à décroître. Il apparaît cependant que, dans la dynamique des révélations sur les réseaux Gladio et Stay-behind, les évènements tendent à intégrer d’autres « conspiracy theories ». Un article du réseau Voltaire de 2001 affirmait sans réelle preuve que le 13 Mai avait été organisé par les services secrets sous l’égide de l’OTAN151. Plus récemment, Daniele Ganser soutenait, malgré une méconnaissance manifeste de la question, que le plan Résurrection s’inscrivait dans le cadre des opérations anti-communistes illégales de Guerre Froide152. Signe des temps, les interprétations conspirationnistes du 13 Mai ne sont peut-être pas en passe de disparaître, mais plutôt de se diluer dans un des « méga-complots » contemporains, celui de la main cachée, mais omnipotente des services secrets occidentaux. »

[compte-rendu] Mai 1958, Le retour du général De Gaulle. Jean-Paul Thomas, Gilles Le Béguec et Bernard Lachaise, dir. Presses Universitaires de Rennes, 2010, Yann Coz, La Cliothèque, 13 Mai 2010

« Revenir sur cet évènement fondateur par excellence qu’est le 13 mai 1958, quelle meilleure idée ? La réévaluation récente de la IVe République constitue à elle seule une justification de ce volume, né du colloque organisé pour le cinquantenaire de l’évènement par la fondation Charles De Gaulle et Sciences Po. (…)

Difficile pourtant de se retenir d’un sentiment de déception à la lecture du livre. Focalisées sur le 13 mai et l’analyse minutieuse du rôle des différents acteurs et des complots, réels ou fantasmés, plusieurs contributions semblent réservées aux seuls spécialistes. La contextualisation est inexistante, la plupart des personnages sont considérés comme connus, même quand ils n’ont pas joué de rôle public de premier plan, et le lecteur a l’impression d’être un intrus dans une réunion de famille.

De surcroît, ces analyses, mais on ne peut en blâmer les auteurs, débouchent souvent sur la même conclusion, à savoir que personne ou presque n’a vraiment prévu ni maîtrisé l’évènement. De Gaulle se fait toujours évanescent lorsqu’on lui demande son approbation, manière pour lui de ne pas s’engager et de ne pas se laisser instrumentaliser par ses fidèles. Léon Delbecque, envoyé à Alger pour canaliser la rébellion au profit des gaullistes, se trouve ainsi rapidement dépassé par l’émeute, d’autant que les communications avec Paris sont rompues.

L’opération « Résurrection » mise en place quelques jours plus tard paraît aussi insaisissable ou presque, chacun ayant son plan. »

 

Jérôme Pozzi, 2010

« Agrégé et docteur en histoire contemporaine, Jérôme Pozzi est chercheur associé au CRULH (Centre régional universitaire lorrain d’histoire). Il a publié une version remaniée de sa thèse sous le titre Les mouvements gaullistes. Partis, associations et réseaux (1958-1976) (Rennes, PUR, 2011). Il a participé au programme Gaulhore (Gaullistes, hommes et réseaux) de l’ANR dirigé par Bernard Lachaise (Bordeaux 3). Ses recherches et publications portent sur l’histoire politique et culturelle des droites parlementaires au XXe siècle. » (Histoire@Politique, Revue électronique du Centre d'histoire de Sciences Po)

Les entourages et les initiatives gaullistes au début de 1958, Jérôme Pozzi, 2010

Pozzi, Jérôme. “Les entourages et les initiatives gaullistes au début de 1958”. In Mai 1958 : Le retour du général De Gaulle. Presses universitaires de Rennes, 2010. (pp. 101-112)

« Dans un ouvrage intitulé Le Général et le journaliste, Jean Mauriac évoque en ces termes la crise de mai 1958 :

« La Quatrième, à bout de souffle, s’effondra d’elle-même et tomba dans l’escarcelle des gaullistes comme un fruit pourri dégageant une odeur pestilentielle1. »

Si la thèse de l’effondrement « naturel » de la IVe République, sous le poids conjugué d’une instabilité ministérielle chronique et de la guerre d’Algérie, est souvent avancée pour expliquer l’explosion du printemps 1958, force est de constater que cette version de sa chute finale est quelque peu angélique, appartenant pour ainsi dire à la gesta gaullienne. Dans les faits, les gaullistes n’ont pas attendu que le fruit tombe de lui-même, mais quelques-uns d’entre eux se sont activés en coulisses pour secouer l’arbre de la Quatrième et en précipiter la chute. Ainsi, dans les semaines qui précédent le 13 mai 1958, les entourages du général De Gaulle se mobilisent afin d’entraîner le retour au pouvoir de leur patron dans un climat d’« agonie » de la IVe République2. La question qui se pose alors est double, puisqu’il s’agit d’une part, de tenter d’identifier les principaux acteurs gaullistes de ces évènements et d’autre part, de mettre en évidence les principales initiatives qui ont été menées au cours de ces quelques semaines décisives. En outre, il convient de savoir si ces initiatives ont été orchestrées par l’ermite de Colombey en personne ou si, au contraire, celui-ci a laissé faire son entourage, en se tenant régulièrement informé de l’évolution de la situation. Nous aborderons tout d’abord la question du poids des entourages et des réseaux gaullistes encore en activité ou réactivés au début de l’année 1958. Ensuite, nous tenterons de mettre en lumière les principales initiatives lancées par quelques fidèles, entre la chute du gouvernement Félix Gaillard (15 avril 1958) et la date du 13 mai, période qui peut être considérée selon nous comme le paroxysme d’un certain activisme gaulliste3. Enfin, nous verrons en quoi le lancement de l’« Association nationale pour l’appel au général De Gaulle dans le respect de la légalité républicaine » peut être considéré comme un élément clé, permettant de canaliser les différentes initiatives en faveur de l’homme du 18 Juin. (…)

Le premier cercle est le plus proche de l’homme du 18 Juin (…)
trois hommes clés en font partie et jouent en quelque sorte le rôle de conseillers politiques. Il s’agit de Jacques Foccart, Olivier Guichard et dans une moindre mesure de Pierre Lefranc. (…)

De son côté, Olivier Guichard est l’« agent de liaison » du Général, selon les propres termes utilisés par ce dernier dans ses Mémoires d’espoir5. Il rencontre de nombreuses personnalités politiques et militaires à qui il fait part de l’état d’esprit de son patron et, en retour, il dresse au Général un bilan détaillé de la situation politique. (…)

Le deuxième cercle est composé de ceux que nous pourrions appeler les « gaullistes parlementaires ». Il regroupe d’anciennes figures de proue du RPF, qui sont rassemblées depuis 1954 au sein des Républicains sociaux et dont quelques-unes ont accepté de participer aux gouvernements de la IVe République10. Certaines d’entre elles bénéficient d’un lien privilégié avec le Général, à l’instar notamment de Gaston Palewski ou de Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense nationale dans le gouvernement Félix Gaillard depuis novembre 195711. Depuis le milieu de l’année 1957, Edmond Michelet12, Raymond Triboulet, Michel Debré13 et Roger Frey ont mis sur pied une « campagne de banquets gaullistes14 » et parcourent la France avec pour seul et unique thème la révision constitutionnelle15. Parmi ces quatre compagnons de route du Général, c’est Michel Debré qui est le plus incisif, notamment à travers les colonnes du Courrier de la Colère, hebdomadaire qu’il dirige depuis l’automne 1957. La petite équipe qu’il rassemble autour de lui et dans laquelle on retrouve Jean Mauricheau-Beaupré, un ancien du réseau Alliance et de la DGER16, le conseiller d’État Maxime Blocq-Mascart, ainsi que Christian de La Malène et André Fanton17, multiplie les attaques contre la IVe République et n’hésite pas à comparer la situation de la France en 1958 à celle de l’année 1789. Défendant sans répit la cause de l’Algérie française, Michel Debré effectue un travail de sape grâce à ses talents de pamphlétaire. Le 21 février 1958, la première page du Courrier de la Colère reproduit une photographie de l’homme du 18 Juin avec comme légende : « De Gaulle, c’est la paix française en Afrique, c’est l’association loyale de la France et de tous les peuples d’Outre-Mer18. » Enfin, le 8 mai 1958, l’hebdomadaire debréiste choisit pour titre : « SOS De Gaulle19 ! » et réclame la création d’un gouvernement de salut public. (…)

Le troisième cercle est moins proche de la personne même du Général et plus informel par rapport aux deux premiers. De plus, il constitue un ensemble assez hétérogène où se mêlent différents rameaux de la famille gaulliste. En effet, on y trouve des gaullistes de la première heure, comme Lucien Neuwirth, Léon Delbecque20 et Jacques Soustelle (…)

Tout compte fait, nous pouvons faire deux remarques d’ensemble sur les entourages du général De Gaulle dans les semaines qui précédent le 13 mai. Tout d’abord, les membres de ces trois cercles poursuivent le même objectif, à savoir mobiliser l’ensemble des réseaux gaullistes pour remettre en selle leur patron. Ensuite, ces cercles ne sont pas hermétiques et l’on observe même des phénomènes de capillarité entre eux. A titre d’exemple, Jacques Foccart a des contacts fréquents avec le deuxième et le troisième cercle, puisqu’il souligne dans un de ses ouvrages qu’il rencontrait à cette époque aussi bien Michel Debré que Lucien Neuwirth et qu’il était également tenu informé des actions de propagande conduites par André Astoux et Jacques Dauer24. A partir du mois d’avril 1958, l’action de ces trois cercles et de leurs relais respectifs dans la famille gaulliste est déterminante pour – selon les termes employés par Jacques Foccart – mettre en œuvre une « préparation psychologique assez intense25 » ou selon ceux utilisés par Olivier Guichard : « faire frissonner l’eau dormante de l’opinion26. » (…)

Dans l’ensemble, la particularité des initiatives gaullistes repose sur l’absence d’une quelconque articulation générale et on peut parler sur ce point de la juxtaposition d’actions isolées non coordonnées27. Selon une technique bien rodée et héritée de la Résistance, plusieurs réseaux agissent en parallèle, mais en prenant soin de séparer leurs activités. De ce fait, comme l’a souligné Maurice Agulhon, on ne peut pas parler d’un coup d’État, même si « le coup d’État comme spectre ou comme mythe a figuré activement28 » dans cet épisode. En revanche, les différentes actions qui sont menées poursuivent un objectif commun, à savoir exercer une pression maximale sur René Coty, afin qu’il fasse rapidement appel au général De Gaulle. (…)

Le lancement de l’Association nationale : canaliser le « bouillonnement gaulliste » au lendemain des évènements du 13 Mai
Au lendemain du 13 Mai, les bonnes volontés affluent rue de Solferino pour proposer leur aide, afin de se mobiliser en faveur du général De Gaulle. Anciens du RPF ou de la France libre, sympathisants gaullistes égarés au temps de la traversée du désert, mais aussi simples citoyens décidés à tourner la page de la IVe République, tous sont prêts à prendre part à des actions concrètes. Afin de canaliser les énergies et de fédérer ces bonnes volontés, Pierre Lefranc, en accord avec Jacques Foccart, décide de créer une association48. Le 16 mai, l’« Association nationale pour l’appel au général De Gaulle dans le respect de la légalité républicaine » est lancée et le 27 mai, les statuts sont déposés à la préfecture49. Dans le contexte des évènements d’Alger, le terme de « légalité » dans la dénomination un peu longue de l’association prend tout son sens. D’ailleurs, comme a pu l’écrire P. Lefranc : « Il fallait trouver un nom qui suggérât l’affiliation au Général sans alarmer, en apparaissant comme une ligue destinée à bousculer ou à remplacer les formations politiques50. » Il faut attendre quelques jours, à savoir au lendemain du communiqué de presse du général De Gaulle dans lequel il affirmait avoir « entamé le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain » (27 mai 1958), pour que l’association gaulliste créée par P. Lefranc, se transforme en « Association nationale pour le soutien de l’action du général De Gaulle ». En tout cas, une fois la structure mise sur pied, il convient de lui donner une armature solide. (…)

Les statuts de l’Association nationale précisent que celle-ci a « pour but de mettre en lumière et faire connaître par tous les moyens légaux le désir profond qui anime le pays de voir le général De Gaulle devenir le chef du gouvernement de la République ; de réaliser une large union des Français de bonne volonté en rejetant tout recours à la violence et à l’illégalité, conformément aux déclarations constantes et récemment répétées du général De Gaulle et de regrouper toutes les initiatives inspirées par le même esprit55 ». L’Association nationale a donc deux objectifs, d’une part assurer le retour au pouvoir du Général par des moyens légaux, ce qui exclut donc des formes d’action directes comme celles préconisées par les Comités de salut public et d’autre part, être le pôle de regroupement de la diaspora gaulliste issue de la traversée du désert. Dans les faits, elle va effectivement jouer ce rôle, notamment entre la fin du mois de mai et le 1er octobre 1958, date de la création de l’Union pour la nouvelle République (UNR), qui se place sur un autre plan que celui du rassemblement des fidèles du Général, puisqu’il s’agit pour elle de remporter les élections législatives de novembre. (…)

En conclusion, il convient tout d’abord de souligner que le rôle des trois cercles qui entourent le général De Gaulle au début de l’année 1958 a été déterminant dans les quelques semaines d’intense activité du mois de mai. Les hommes qui le soutiennent activement sont des fidèles et l’initiative prise par les Compagnons de la Libération montre à quel point ceux que l’homme du 18 juin considérait – selon ses propres termes – comme une « chevalerie exceptionnelle59 » ont su se rassembler en souvenir d’un passé commun. Ensuite, le général De Gaulle a été tenu régulièrement informé de toutes ces initiatives, même s’il a adopté une stratégie consistant à laisser faire, afin de ne pas se lier prématurément les mains avec telle ou telle tendance. Enfin, la création de l’Association nationale a été un élément essentiel permettant d’articuler de façon plus efficace les entourages et les initiatives éparses des gaullistes en leur donnant un cadre visible et reconnu sur la scène nationale. D’ailleurs, sa réussite se traduit ultérieurement dans l’arène électorale, puisque quelques-uns de ses responsables sont élus députés de Paris à l’occasion des élections législatives de 1962, comme Bernard Dupérier et Jean Sainteny. »

13 mai 1958 : coup de force gaulliste ? 3 questions à Jérôme Pozzi, historien, Samarra, 27 déc 2014

« Pour comprendre les enjeux de cette crise du printemps 1958, nous avons demandé à l'historien Jérôme Pozzi de nous éclairer sur les enjeux de l'évènement. Il a soutenu en 2009 une thèse de doctorat sur les mouvements gaullistes de 1958 à 1976. Il a participé en 2008 à un colloque dont les actes viennent d'être publiés aux Presses Universitaires de Rennes. Ce colloque faisait le point sur l'évènement et ses différentes lectures.

Question : Quel rôle jouent les gaullistes dans l’enchaînement des évènements ?

Initialement, les principaux leaders de l’insurrection algéroise ne sont pas des admirateurs zélés du général De Gaulle, c’est le moins qu’on puisse dire, même s’ils reconnaissent en lui l’homme du 18 juin et de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout l’art des gaullistes va être de canaliser les énergies à Alger et à Paris pour montrer que le retour au pouvoir du Général est la seule solution qui permette de maintenir l’Algérie française. Ainsi, des proches du Général (Lucien Neuwirth, Léon Delbecque, Jacques Soustelle) font d’incessants allers-retours entre Alger et Paris en avril-mai 1958 pour persuader les activistes et l’armée d’Algérie de la nécessité de faire appel au Général. Le 15 mai, le général Raoul Salan (chef du pouvoir civil et militaire en Algérie depuis novembre 1956) s’adresse à la foule massée sur le forum et termine son allocution par un « Vive De Gaulle ! » (Pour la petite histoire, on raconte que Léon Delbecque, qui se trouvait juste derrière lui, avait un revolver sous sa veste pointé dans sa direction, ce qui peut expliquer qu’il ait lancé cet appel, alors qu’il n’était pas gaulliste…). Intimidation ou pas, une majorité de Français se rallient en mai à l’idée du recours au général De Gaulle.

Le 15 mai, celui-ci se déclare prêt à « assumer les pouvoirs de la République ». Le 28 mai, P. Pflimlin démissionne et le 1er juin, De Gaulle est investi Président du Conseil de la IVe République. Le 2 juin, il obtient les pouvoirs spéciaux en Algérie.

Question : Comment les historiens analysent-ils aujourd’hui la prise du pouvoir par De Gaulle ?

Mai 1958 a donné lieu à la publication d’un certain nombre d’ouvrages d’historiens, mais aussi de témoignages de personnalités politiques ou militaires qui ont été au cœur de ces évènements. En 1998, le livre du journaliste Christophe Nick a relancé le débat sur l’existence d’un coup d’État gaulliste, thèse qu’il démontre avec des arguments convaincants. En fait, tout le problème réside dans l’attitude du principal intéressé, à savoir le Général. En d’autres termes, à qui profite le crime ? En l’occurrence ici la chute de la IVe République. Certes, les guerres coloniales (Indochine puis Algérie), tout comme l’instabilité gouvernementale, ont considérablement affaibli cette République née en 1946, mais dans les faits, le fruit n’est pas tombé tout seul et l’arbre de la IVe a bel et bien été secoué, notamment par les gaullistes. Ils ont réactivé leurs réseaux, nés au temps de la Résistance et ont su se rassembler autour d’un objectif commun, à savoir favoriser le retour au pouvoir du Général. Les historiens sont en fait divisés sur une question : De Gaulle était-il régulièrement tenu informé des agissements de ses proches en métropole et à Alger pour permettre son retour sur la scène politique. En fait, même si tout pousse à croire que oui, rien ne semble démontrer que le Général ait donné son feu vert à un coup d’État. Au contraire, il tenait à revenir au pouvoir dans la légalité, tout au moins dans les formes. En d’autres termes, il fallait faire pression sur le système, qui était déjà moribond depuis quelques mois, mais ne pas franchir la ligne jaune qui était celle d’un putsch. Ainsi, comme a pu l’écrire l’historien Maurice Agulhon, le « coup d’État comme spectre ou comme mythe a figuré activement dans l’épisode » (Coup d’État et République, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 79), même s’il ne s’agit pas d’un véritable coup d’État. »

 

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