La crise de mai 58 [revue de web] 5/6

 La fin de la IVe République et le retour au pouvoir du général De Gaulle - les journalistes

 Précédemment :

 

Les Frères Bromberger, 1959

Compte-rendu : “Les 13 complots du 13 mai (réservé aux abonnés), Le Monde, 5 fév. 1959

« Le titre est commercial, mais il n'est pas exact (1). De complots il n'y en eut que deux : celui des “ activistes ” et celai des “ gaullistes ”, s'ignorant souvent, se contrariant quelquefois, mais se conjuguant finalement puisque comptant l'un et l'autre sur une seule et même force : l'armée, qui n'avait pas attendu le 13 mai pour devenir un État dans l'État. En son sein quelques officiers, bien placés, ont moins tiré les ficelles que tenu les fils, longtemps à l'insu du commandant en chef, puis la plupart des états-majors se sont préparés ou prêtés au “ putsch ” qui, prévu pour le 28 mai, visait à porter, au besoin malgré lui, le général De Gaulle au pouvoir s'il n'avait pas été appelé par le président de la République puis investi par l'Assemblée nationale. Telle est la trame du livre des frères Bromberger, qui se lit comme un roman, mais constitue l'histoire d'évènements décisifs, graves ou burlesques, qui sont encore mal connus de la plupart des Français. (…) »

 

[compte-rendu] Merry et Serge Bromberger : Les 13 complots du 13 Mai (Artémis Fayard) (abonnés), Pierre Viansson-Ponté, Revue Esprit, mars 1959

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[compte-rendu] Merry & Serge Bromberger, Les 13 complots du 13 mai ou la délivrance de Gulliver, Jean Touchard, Revue française de science politique, déc. 1959

« Ce livre sur les évènements de mai 1958 est beaucoup plus complet et plus important que ceux dont cette Revue a présenté une analyse dans son numéro de décembre 1958 (1).

Les frères Bromberger sont des journalistes expérimentés. Leur livre, alertement écrit se lit comme un roman et contient quelques portraits pittoresques (2). Ils ont manifestement procédé a une enquête sérieuse et ont recueilli de nombreux témoignages. S'ils abstiennent de citer toute source, il ne semble pas que leurs allégations aient été souvent démenties.

Les frères Bromberger apportent des précisions inédites sur le rôle de plusieurs hommes, et notamment de quelques officiers généraux. Mais leur livre dépasse le plan de l'anecdote et il tend à proposer une interprétation des évènements.

L'dée maîtresse du livre - idée qui exprime dans le titre - est que le 13 mai n'est pas le produit d'un complot, mais de plusieurs complots mal coordonnés les uns avec les autres et ne rassemblant qu'un très petit nombre de conspirateurs actifs (…) »

 

Alain Decaux, 1983

"Complots pour de Gaulle" [émission "L’histoire En Question", 74'], Alain Decaux, 21 avril 1983

« Le 15 mai 1958, le général De Gaulle annonçait qu'il était prêt à nouveau à assumer les pouvoirs de la république et semblait mettre ainsi fin à sa traversée du désert.

Pour la majorité des français, le retour de "l'homme du 18 juin" semblait presque évidente et sans surprise après le Putsch des Généraux en Algérie et les divers échecs de constitution du gouvernement du président René Coty.

Alain Decaux, grâce à de nombreuses images d'archives, photographies, reconstitutions tente de démontrer que ce retour ne fût pourtant pas le fruit du hasard mais celui d'une préparation mûrement réfléchie. Le grand art de De Gaulle a été de paraître ignorer les complots, et d'avoir su aux bons moments en utiliser les fils. En effet, dès 1956, certains gaullistes comme Chaban-Delmas, Guichard, Pompidou .. " la bande de Solférino " s'activeront dans l'ombre pour faire revenir le général. Celui-ci n'est d'ailleurs pas forcement prêt.

A travers le récit de ces complots en France et en Algérie, Alain Decaux dresse aussi le portrait de Léon Delbecque. Gaulliste de la première heure et ancien résistant, animateur de la Fédération du Nord des Républicains Sociaux, Delbecque établit une antenne à Alger à laquelle il donnera un but unique : le retour de De Gaulle. C'est lui qui poussera le général Salan devant une foule algérienne immense à clamer " Vive De Gaille ", ce qui entamera le processus de retour au pouvoir. Il relate, lors d'une interview, les deux entretiens qu'il eut avec de Gaulle sur la situation très instable en Algérie. Il confie que le général a laissé entendre qu'il serait là, si tout le monde l'appelait dans la légalité. Lucien Neuwirth et Félix Brunreau évoquent divers souvenirs. Maurice Sschuman, qui correspondra durant toute la Quatrième république avec De Gaulle raconte ses rendez-vous avec le général et précise que dès 1958, le général aurait proposé un référendum aux algériens. »

 

Christophe Nick, 1998

Résurrection : naissance de la Ve République, un coup d’État démocratique, Christophe Nick, Fayard, 28 oct 1998

« Ce livre, qui se présente comme une enquête, faisant appel à de nombreux documents inédits et aux témoignages des derniers acteurs survivants de l'époque, montre comment De Gaulle et ses partisans ont pris le pouvoir, le 13 mai 1958, avec le concours de l'armée et de certaines composantes de l'extrême droite. » (Centres de documentation des Armées)

 

Quatrième de couverture :

« Comment prendre le pouvoir, dans une démocratie, quand on n'a aucune chance de gagner les élections, sans pour autant vouloir instaurer une dictature ? Problème a priori insoluble. Pourtant, dans les années 50, le général De Gaulle trouve la solution.

À l'époque, gaullistes et extrême droite ne forment qu'une seule famille : les nationaux. Leur but est le renversement de la IVè République. Pour y parvenir, ils choisissent d'aggraver et de pourrir les crises qu'affronte le pays. La plus explosive, la guerre d'Algérie, sera la bonne : les gaullistes poussent l'armée à basculer, ce qu'elle fera le 13 mai après que les activistes ont pris d'assaut le Gouvernement général d'Alger. En collaboration avec l'état-major gaulliste, les militaires organisent la sécession de la Corse, puis montent un projet de débarquement sur Paris. C'est l'opération Résurrection. Devant la menace de guerre civile, l'Assemblée nationale cède. Elle donne les pleins pouvoirs à De Gaulle, puis vote sa propre dissolution pour que s'élabore la constitution de la Vè République.

Cet évènement majeur de l'Histoire de France est quasiment absent des livres d'Histoire. On ne le commémore jamais. C'est l'autre grand tabou de la France contemporaine, après celui de Vichy. Quarante ans après, l'évidence s'impose malgré tout : la naissance de l'actuelle République n'a été possible que grâce à un coup d'État d'un type nouveau, perpétré avec le concours de l'extrême droite et des forces de sécurité du pays.

En racontant la genèse et le déroulement de ce coup d'État, Christophe Nick met en évidence une technique simple et efficace de prise de pouvoir dans une démocratie moderne. Technique qui, aujourd'hui, compte des émules aux quatre coins du globe. Cette enquête s'accompagne d'un petit “manuel du coup d'État démocratique” en ouze leçons, intercalées entre chaque chapitre, qui pourrait passer pour un jeu amusant s'il ne démontrait pas l'extrême fragilité des démocraties. »

 

Christophe Nick : “Les origines de la Ve République c’est Technique du coup d’État de Malaparte”, Les Influences, 4 oct 2018

« En 1999, un journaliste d’enquête, Christophe Nick (né, smiley, en 1958), avait publié un document, Résurrection (Fayard). Résurrection était le nom de l’opération destinée à faire revenir De Gaulle au pouvoir en mai 1958, sans utiliser les élections ni faire basculer le pays dans un régime de dictature. Mode d’emploi :la famille politique avec plusieurs nuances dite des nationaux, gaullistes et extrême droite, cultivaient depuis de nombreuses années, le dessein de renverser la IVe République. Les diverses crises que sécrètent la Guerre d’Algérie, et qu’ils aggravent avec les techniques de la guerre psychologique très en vogue au 5e Bureau, permettent cette rupture spectaculaire. “ Les gaullistes poussent l’armée à basculer, ce qu’elle fera le 13 mai après que les activistes ont pris d’assaut le Gouvernement général d’Alger, explique l’enquêteur. En collaboration avec l’état-major gaulliste, les militaires organisent la sécession de la Corse, puis montent un projet de débarquement sur Paris. C’est l’opération Résurrection. Devant la menace de guerre civile, l’Assemblée nationale cède. Elle donne les pleins pouvoirs à De Gaulle, puis vote sa propre dissolution pour que s’élabore la constitution de la Ve République.” Ce scénario des coulisses pourtant connu, balisé, validé n’est que très peu étudié dans les lycées et universités français. Soixante ans plus tard, la constitution de 1958 est toujours en vigueur, et garde bon pied bon œil malgré les rêves de Vie République, et les promesses de réforme constitutionnelle d’Emmanuel Macron. (…)

C N : J’ai sans doute interviewé les tout derniers acteurs de cette période. (…) Ils étaient à la fin de leur vie, et se sont avérés très bavards avec moi. Ils m’ont ouvert leurs archives personnelles, et leurs derniers petits secrets, ils n’ont pas hésité à me relancer pour des précisions et me faire rencontrer d’autres témoins. Je parle de l’extrême droite, des rebelles putschistes de l’armée ou de quelques personnages hors-normes, pas des gaullistes impliqués dans la conquête de mai 58. Eux m’ont donné un peu plus de fil à retordre. (…) lorsque mon livre est sorti, un collaborateur parlementaire m’a invité à l’Assemblée nationale et m’a fait rencontrer “comme par hasard” Robert Pandraud dans un bureau. Le vieux briscard m’a dit dans un large sourire : “Vous avez fait un chef d’œuvre”.

Q : Dans un entretien aux Inrocks, l’historien Grey Anderson réfute votre expression de “Coup d’État démocratique”.

C N : Quand je dis “Coup d’État démocratique” c’est à la fois une ironie, mais aussi une vérité technique et politique : De Gaulle n’était pas un putschiste fasciste. Dans les faits, les origines de la Ve République c’est La Technique du coup d’État de Curzio Malaparte (1931) (…) La période des années 1950 à 1962 est totalement imbibée de textes et de théories sur la guerre subversive ou guerre psychologique, que les militaires puis l’OAS essaieront d’appliquer.

Ce qui m’a frappé et même sidéré, c’est le peu de critique, et même pas du tout, de la Constitution de 1958 par les gens de gauche désormais. Un président comme François Hollande n’en témoigne aucun trouble. On est bien loin du Coup d’État permanent (1964) d’un De Gaulle machiavélique que dénonçait l’opposant François Mitterrand. Lui même élu en mai 1981 avec ce système, s’est fait très bien et très vite à ce régime à la réputation autoritaire et anti-démocratique. (…) Le système s’est trouvé complètement dépassé par la situation de la guerre d’Algérie. La question reste de savoir si De Gaulle avait une vision de longue date d’une nouvelle constitution, ou s’il était un pragmatique, mais l’Histoire a tranché. »

 

Rémi Kauffer, 2007

« Rémi Kauffer (1949-): « est un journaliste français spécialiste l'histoire contemporaine, du renseignement et des services secrets (Figaro Magazine, Historia, dont il est membre du comité éditorial). Il a écrit avec Roger Faligot de nombreux ouvrages sur les services secrets et les renseignements. Il est également enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris, à l'École de guerre économique et à l'Institut catholique d'études supérieures. » (Wikipédia)

 

13 mai 1958 : comment De Gaulle a-t-il orchestré son retour ?, Rémi Kauffer, Le Figaro, 11 mai 2018

« Préparé de longue date par les fidèles de De Gaulle, le retour de leur champion aux affaires fut le fruit d'un enchevêtrement de complots. Il y a soixante ans, ils culminaient avec le coup de boutoir, le 13 mai 1958, qui devait mettre à bas la IVe République. »

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L’opération Résurrection : la Ve République naît d’un coup d’État, Rémi Kauffer, 2007

« KAUFFER Rémi, « L’opération Résurrection : la Ve République naît d’un coup d’État », dans : Roger Faligot éd., Histoire secrète de la Ve République. Paris, La Découverte, 2007, p. 19-32. »

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« Dans deux jours, il fêtera son anniversaire. Mais avant de souffler ses vingt-sept bougies, l’avocat Pierre Lagaillarde, ancien président de l’Association générale des étudiants d’Algérie, veut à tout prix faire du 13 mai 1958 une date historique. Pourquoi pas, puisque ce mardi-là, Alger ressemble à une chaudière en ébullition ? Dans l’une de ses bases de Tunisie, le Front de libération nationale (FLN) algérien, en guerre depuis novembre 1954 pour l’indépendance du pays, vient de fusiller trois Français du contingent qu’il avait fait prisonniers. Alors 15 000 ou 20 000 pied-noirs sont dans la rue, dont les plus jeunes sont bien décidés à en découdre avec les CRS.

Alger, 13 mai 1958 : l’insurrection
À leur tête, Lagaillarde, revêtu pour l’occasion de sa tenue léopard de lieutenant de réserve de l’artillerie parachutiste. Son but : liquider la IVe République, qui « brade » l’Algérie au FLN. Sa tactique : prendre de vitesse les émissaires gaullistes venus de Paris, qui rêvent de détourner au profit de leur patron le mouvement de protestation des Européens d’Alger. Son objectif immédiat : l’immeuble du Gouvernement général (GG), centre nerveux de l’administration française pour toute l’Algérie.

18 heures passées. L’avocat au fin collier de barbe rameute une foule que quadrillent les troupes de choc de l’insurrection : ses fidèles étudiants, des lycéens emmenés par Jacques Roseau (qui mourra assassiné à Montpellier le 5 mars 1993 [▷ p. 100]), les agriculteurs de Robert Martel, le catholique intégriste de la plaine de la Mitidja, les petits commerçants poujadistes de Joseph Ortiz…

« Tous au GG contre le régime pourri ! » Grenades lacrymogènes, jets de pierre. Tandis que les CRS battent en retraite en direction du bâtiment administratif, les soldats du 3e régiment de parachutistes coloniaux (RPC) du colonel Roger Trinquier débarquent de leurs camions. Ils arborent la casquette en toile de camouflage héritée de leur ancien chef Marcel Bigeard. Idoles des pieds-noirs, les « hommes peints » montrent un manque d’enthousiasme évident à repousser les manifestants. D’autant moins que Trinquier n’a que sympathies pour le projet insurrectionnel de Lagaillarde…

Le jeune avocat et ses hommes profitent de la passivité des paras pour envahir le GG. Sous les applaudissements de la foule, Lagaillarde fait irruption au balcon du troisième étage. D’autres manifestants s’engouffrent dans le bâtiment. L’occupation tourne à l’émeute. Les dossiers administratifs volent par les fenêtres.

Peu après 19 h 30, le général Jacques Massu, commandant la région militaire d’Alger, accepte en râlant de prendre la tête d’un « Comité de salut public » formé de militaires et de civils (…)

ce grognard du Général vient de mettre le doigt dans l’engrenage qui, en vingt jours, va tirer De Gaulle de son « exil intérieur » à Colombey-les-Deux-Églises et le ramener vers le pouvoir qu’il a quitté à si grand fracas douze ans auparavant.

De Gaulle : départ en fanfare et traversée du désert
(…) Un nouveau régime politique : la IVe République…

Ce mode de gouvernement très parlementaire où le pouvoir exécutif procède des élus, députés et sénateurs, De Gaulle en rejette les fondements mêmes. Le 7 avril 1947, bien décidé à reprendre l’initiative, il lance un mouvement de masse, le Rassemblement du peuple français (RPF). (…)

Dès les municipales du 19 octobre 1947, les listes gaullistes et assimilées connaissent un succès fulgurant : 38,7 % des suffrages exprimés (55,9 % à Paris), contre 30,6% pour le PCF, le reste – socialiste, radicaux ou modérés – se partageant la portion congrue. Fort de 400 000 à 450 000 adhérents, issus surtout des classes moyennes (employés, fonctionnaires, souvent militaires ou policiers, commerçants et artisans, personnel d’encadrement du secteur privé, professions libérales), le RPF se structure de manière efficace. (…)

Cohabitent en effet au sein de la formation gaulliste les partisans du recours à la force (…) et des dirigeants plus modérés (…) De Gaulle pourra jouer sur chacun d’entre eux en fonction des besoins. Certes, il veut revenir au pouvoir sous des formes légales, mais il est des cas où la main gauche « ignore » ce que fait la main droite. Qui se priverait de l’atout du chantage à la violence ? Pas lui.

De fait, le RPF fait peur. Le régime – le « système », comme dit De Gaulle – voit en son principal détracteur un nouveau Napoléon III ! Dès mai 1951, la IVe République accouche d’une loi électorale byzantine, qui contraint les grands partis opposés, PCF et RPF, à s’« apparenter » à d’autres forces politiques au prix de reniements doctrinaux, ou alors à sombrer dans l’isolement. Dans les deux cas, c’est le régime qui gagne. La preuve : le Général refusant tout accommodement, son mouvement n’obtient qu’une victoire sans lendemain aux législatives du 17 juin 1951 (cent dix-neuf élus, le groupe le plus important à la Chambre des députés), avant de tomber en chute libre (10,7 % des voix seulement aux municipales d’avril 1953). Le 6 mai 1953, De Gaulle ordonne la mise en sommeil – mais pas la dissolution formelle – du RPF. Il ne faut jamais insulter l’avenir… (…)

Ce retour du Général, « c’était notre objectif permanent », confiera quarante ans plus tard Lucien Neuwirth, un de ses principaux artisans [1][Entretien avec l’auteur, Le Figaro Magazine, 5 avril 1998.] Et d’expliciter en ces termes la problématique gaulliste des années de « traversée du désert » : « Après la mise en sommeil du RPF, nous avons créé les Républicains sociaux. S’y retrouvaient des personnalités politiques comme Michel Debré, Edmond Michelet ou Roger Frey. Des jeunes aussi comme Guy Ribeaud. Et surtout quelqu’un qui allait jouer un rôle capital par la suite, Léon Delbecque. Les Républicains sociaux avaient tout d’un groupuscule, mais enfin, cette structure nous permettait de survivre. Survivre, il le fallait, parce qu’au fur et à mesure des développements tragiques de l’affaire algérienne, nous sentions que là-bas, tout allait exploser. […] L’Algérie, c’était une chaudière. De jour en jour, la température montait. […] La IVe République était incapable de résoudre les grands problèmes et notamment ce drame colonial. Tout laissait à penser que la nation allait s’effondrer. De Gaulle était la seule personnalité capable d’empêcher cela. » (…)

Le temps des réseaux (…)
- L’entourage du sénateur Michel Debré [▷ p. 56], conjuguant fidélité gaulliste et attachement au maintien de l’Algérie dans la France, possède des relais dans les milieux ultras, les activistes « Algérie française », et un hebdomadaire lancé en novembre 1957, le Courrier de la colère.

– L’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française (USRAF), créée fin 1956 par Jacques Soustelle, l’ancien secrétaire général du RPF, son bras droit le Lyonnais Charles Béraudier, l’industriel René Dumont [2][Sans rapport avec son homonyme, l’agronome René Dumont], « et le colonel Jean Thomazo, dit « Nez-de-Cuir ». Beaucoup de gaullistes y adhèrent, (…)

Léon Delbecque, ancien résistant puis responsable du RPF dans le Nord (Chaban-Delmas vient de le bombarder responsable de l’« antenne » algéroise du ministère de la Défense, couverture d’autant plus idéale pour comploter en faveur du retour du Général que ladite antenne est pilotée en sous-main par l’omniprésent Jacques Foccart [▷ p. 103]) (…)

Véritable éminence grise du retour aux affaires du Général, Foccart s’occupe de tout, avec l’aide d’adjoints fidèles, tel Marcel Chaumien, l’itinérant du SDECE en Afrique. La liaison directe avec Colombey, c’est lui plus Olivier Guichard, le collaborateur direct du Général. Les contacts avec les militaires, c’est encore lui. Et lui toujours, le responsable de la coordination avec les groupements activistes, les filières gaullistes, les amicales. Rarement vit-on chef d’orchestre aussi discret, aussi efficace, toujours prêt à aller au-devant des pensées de son patron, tout en évitant à ce dernier d’avoir à les exprimer. (…)

L’Association des Français libres : gaulliste par définition, elle possède de nombreuses ramifications en régions. Le 20 avril 1958, son congrès réuni à Toulouse lance à l’instigation de Neuwirth un appel public en faveur de De Gaulle. (…)

Les filières de Marie-Madeleine Fourcade, habituée de la clandestinité en sa qualité de chef du réseau Alliance sous l’Occupation, mais qui, flanquée d’un ancien fusilier-marin de la France libre et militant du RPF, André Astoux, a choisi, une fois n’est pas coutume, de mettre sur pied une vaste campagne de lettres adressées à l’Élysée, qui pressent le président de la République, René Coty, d’appeler le général De Gaulle à Matignon. (…)

Coup de force à Alger (…)
Le 26 avril, Salan renvoie Delbecque en France. Retour à l’expéditeur… Mais un gaulliste peut en cacher un autre : Delbecque, en effet, se débrouille pour faire muter son copain Neuwirth à Alger au 5e Bureau, chargé de l’action psychologique. Avant de quitter la métropole, ce dernier convient de messages radio codés avec d’autres Français libres, l’abbé Hervé Laudrin, du Morbihan ; Mourre, d’Amiens ; le professeur Cathala, de Toulouse ; Brice, du Nord et Bord, d’Alsace. Puis c’est la rencontre avec De Gaulle, la première depuis 1952.

« Eh bien, Neuwirth, j’espère que vous me tiendrez au courant. – Oui, mon général, et l’on fera appel à vous. – Et je vous répondrai. »

Le Général a déjà tenu des propos similaires à Delbecque. Mais bien entendu, il désavouera en cas d’échec. Toujours la main droite et la main gauche… (…)

Au sommet de l’État, on cherche aussi par quel biais l’homme de Colombey pourrait bien revenir aux affaires. Le 5 mai 1958, le général Jean Ganeval, chef de la maison militaire du président de la République, René Coty, rencontre deux fidèles de De Gaulle : le colonel Gaston de Bonneval et l’inévitable Olivier Guichard. Coty, apprennent-ils, envisage de proposer au Général de prendre la tête du gouvernement « dans la légalité » ; il lui propose un rendez-vous préliminaire. À quoi De Gaulle répondra qu’il préfère un échange de lettres officiel.

Discret certes, le contact entre l’Élysée et Colombey est en tout cas établi, plusieurs jours avant l’émeute algéroise. (…)

Parallèles jusque-là, les droites gaullistes choisissent ce moment précis pour se transformer en droites sécantes. Point d’intersection : Alger, où une manifestation monstre est prévue le 13 mai à la mémoire des trois jeunes du contingent fusillés par le FLN. Delbecque, Frey, Soustelle, Debré, Guichard pour les liaisons avec De Gaulle s’accordent sur une stratégie : rebondir sur l’évènement pour imposer… un Comité de salut public, l’idée force de Debré. De son côté, Foccart envoie un vieux gaulliste, le général André Petit, demander à Salan de garder en réserve deux régiments de paras… en cas de troubles à Paris. Sur ce, chacun guette l’explosion du 13.

L’émeute est bien au rendez-vous. Menés par Lagaillarde, les ultras d’Alger s’emparent du bâtiment du GG. Massu, on a vu dans quelles conditions, accepte la désignation d’un Comité de salut public. Revenu à Alger le matin même, Delbecque s’en bombarde un peu plus tard vice-président : on ne gagne pas longtemps les gaullistes de vitesse…

Cible numéro deux : Salan. Investi en catastrophe par le gouvernement des pleins pouvoirs civils et militaires en Algérie dans la soirée du 13 mai, le « commandant supérieur » est devenu de ce fait une sorte de proconsul. Qu’il bascule avec ses troupes dans une semi-illégalité sans rompre les amarres avec Paris, et De Gaulle aura fait un pas immense vers le pouvoir. Car entre l’homme de Colombey et le risque bien réel de coup de force militaire et de guerre civile, le cœur des Français ne balancera guère…

Delbecque fait donc le siège du « commandant supérieur ». Pendant ce temps, Neuwirth crée le climat à Radio-Alger, rebaptisée France V (pour Ve République) : des messages personnels du style BBC des années 1940-1944, qui accréditent l’idée d’un lâcher imminent des paras sur la métropole.

Le 14 mai, Salan, soumis à forte pression et conseillé par son entourage, lâche enfin le « Vive De Gaulle ! » tant attendu. Versatilité des foules : la veille, les pieds-noirs huaient l’impopulaire commandant supérieur ; cette fois-ci, ils l’acclament ! Le lendemain, De Gaulle sort de son silence et se déclare prêt à « assumer les pouvoirs de la République ». (…)

Nouveau coup de théâtre le lendemain, avec l’arrivée à Alger de Jacques Soustelle. L’ancien secrétaire général du RPF et ex-gouverneur général de l’Algérie est parvenu à quitter clandestinement Paris. Une manière comme une autre de démontrer le degré de décomposition d’un pouvoir qui ne contrôle plus grand-chose.

Opération Résurrection
(…) en métropole, le gouvernement de Pierre Pfimlin, investi en catastrophe le 14 mai à 2 heures du matin, refuse de plier. Comment faire « entendre raison » au maire de Strasbourg, républicain modéré dans l’âme ? Par la peur, bien sûr, commencement de la sagesse. En termes plus clairs : l’ostensible préparation de l’armée d’Algérie à un coup de force militaire.

Massu met le doigt dans cet engrenage subversif dès le 17, quand il désigne un de ses subordonnés, le commandant Robert Vitasse, pour se rendre en métropole et y contacter les officiers supérieurs « amis ». Flanqué du capitaine Jean-Marie Lamouillate, Vitasse gagne clandestinement la métropole par avion dès le lendemain, rencontre le général Roger Miquel, commandant les unités du sud-ouest de la France, et notamment les parachutistes.

Miquel ayant accepté de prendre la tête d’une intervention militaire éventuelle (nom de code : opération Résurrection) et de la planifier, d’autres officiers se déclarent prêts à entrer dans la danse, comme le général Marcel Descour (ancien « Bayard » de l’Organisation de résistance de l’armée – ORA – sous l’occupation), chef de la région militaire lyonnaise, ou le colonel André Gribius, ancien de la 2e division blindée qui commande les unités de blindés de Rambouillet, en région parisienne. Outre ses contacts – essentiels – côté gaulliste avec Foccart et avec son ami Pierre Lefranc (ex-Français libre lui aussi et ancien du RPF), ainsi qu’avec Christian de la Malène, un proche de Debré, Vitasse établit la liaison avec les militants de l’USRAF. Il obtient de même l’assentiment de deux policiers de haut rang, Michel Hacq, le patron de la Police judiciaire (PJ), et Roger Wybot, le chef de la Direction de la surveillance du territoire (DST). Autant dire que désormais, l’appareil d’État complote contre l’appareil d’État.

Si elle ignore le détail des préparatifs en cours, la gauche dénonce avec véhémence le risque de coup de force militaire. (…)

La IVe République est à bout de course, personne ne montera aux barricades pour la défendre. Si coup d’État il doit y avoir, force est donc d’admettre que ce dernier aura lieu avec l’accord tacite d’une bonne partie, sinon de la majeure partie de l’opinion publique. Nous voilà très loin du schéma classique qui conduit à la dictature militaire…

De Gaulle sait jouer de cette désaffection populaire, en même temps qu’il cherche à s’attirer les élites politiques et économiques. L’opération Résurrection, dont il est informé via Foccart et Debré, et même, directement, par Miquel, ne constitue qu’un atout supplémentaire dans son jeu, au même titre que la main tendue du président Coty ou les ralliements d’un Salan puis d’un Mollet. Le chantage existe bien, mais il n’est que l’un des éléments d’un dispositif sophistiqué de reconquête du pouvoir. À preuve les consignes de temporisation délivrées par Foccart et Debré au général Miquel, même si l’option militaire – on ne sait jamais – n’est pas exclue. À preuve aussi l’habile manière dont les gaullistes vont tirer, le 24 mai, parti d’un ralliement mouvementé, mais pacifique de la Corse à Alger, dont ils figurent parmi les artisans : de l’art de naviguer entre insurrection et légalité, légitimité populaire et respect des formes républicaines…

Un chef-d’œuvre de poker menteur… Mais De Gaulle ne s’est-il pas défini lui-même comme un joueur de poker en opposition aux hommes de la IVe, pratiquants de belote ? Et il va rafler la mise : l’homme du 18 juin 1940 devient aussi l’homme du 1er juin 1958. Ce jour-là, il obtient l’investiture de la Chambre des députés, par 329 voix contre 224. Et le lendemain, les pleins pouvoirs pour son gouvernement et le vote d’un projet de loi qui le charge de la réforme constitutionnelle. Adoptée par référendum le 28 septembre 1958, avec 82,6 % de votes favorables, la Constitution de la Ve République est officiellement promulguée le 4 octobre. Moyennant deux changements – il est vrai capitaux –, l’élection du président au suffrage universel arrachée par De Gaulle lors du référendum du 28 octobre 1962, puis, en sens inverse, la réduction de son mandat à cinq ans (par le référendum du 24 septembre 2000, œuvre conjointe de Jacques Chirac et de Lionel Jospin), elle reste toujours en vigueur près d’un demi-siècle plus tard – loin encore du record de longévité de la IIIe République (1870-1940). »

 

A suivre : La crise de mai 58 [revue de web] 6/6 - la fin de la IVe République et le retour au pouvoir du général De Gaulle - témoignages

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