La crise de mai 58 [revue de web] 4/6

La fin de la IVe République et le retour au pouvoir du général De Gaulle - les historiens Grey Anderson et Patrick Lagouyete

 Précédemment :

 

Grey Anderson, 2018

« Grey Anderson est un historien et essayiste américain. Titulaire d’un doctorat en histoire de l’université de Yale, ses recherches portent sur l’histoire politique et militaire de l’Europe contemporaine. Il écrit régulièrement sur la vie politique française pour la presse américaine. » La Fabrique

Grey Anderson, La guerre civile en France. 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS, La Fabrique, 2018

« Mai 1958, c’est le début d’une séquence insurrectionnelle où le sort de la France s’est joué à Alger, c’est la fin de la IVe République et le retour au pouvoir de De Gaulle savamment orchestré par le cercle des fidèles, c’est l’arrivée aux commandes d’une nouvelle équipe qui va construire et faire accepter une Constitution encore en vigueur après un demi-siècle. Bref, mai 1958, c’est un moment fondamental au sens fort du terme.

D’où vient donc que, s’agissant de commémoration, ce moment est éclipsé par rapport à mai 1968, toujours célébré, toujours commenté y compris par ses adversaires ?

Les chapitres de ce livre donnent la réponse : si mai 1968 est un moment joyeux et solaire, les quatre années de guerre civile qui s’écoulent entre la prise du gouvernement général à Alger le 13 mai 1958 et la fin de l’OAS au printemps 1962 n’ont rien que l’on aime se rappeler : une haine et une violence extrêmes, l’usage généralisé de la torture, les exactions policières contre les Algériens révoltés et ceux qui les soutiennent, le mensonge officiel qui présente le retrait d’Algérie comme une victoire et le complot initial comme le triomphe de la démocratie

Écrit par un universitaire américain, ce livre dévoile les mécanismes du refoulement de cette réalité douloureuse qui a façonné durablement l’État français et ses institutions. » (Contretemps)

 

[Notes de lecture] Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962 : du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS, Renaud Baumert, professeur de droit public, Jus Politicum n°23 - revue de droit politique, déc. 2019

« Pour qui s’intéresse à la période, l’ouvrage de Grey Anderson est d’un grand intérêt. Il constitue, à l’évidence, une excellente synthèse historique. L’auteur, qui a su s’appuyer sur des sources nombreuses et variées, propose un récit riche, alerte et circonstancié. Au-delà de la simple relation des évènements, La guerre civile en France témoigne d’une réjouissante sensibilité critique. Loin de célébrer l’avènement d’une Ve République supposément salutaire, M. Anderson ne cache rien des turpitudes, des brutalités et des coups de Jarnac qui présidèrent à sa naissance. Au demeurant, la chose est faite sans manichéisme. Ainsi, de nombreux développements permettent de comprendre le dessein politique des différents acteurs – indépendamment de la sympathie ou de l’antipathie que l’on peut nourrir à leur endroit. Entre autres choses, le livre de Grey Anderson a donc le mérite de restituer le climat de violence et d’exacerbation des passions politiques qui entoura la formation de notre régime politique. C’est sans doute là, d’ailleurs, son principal dessein : il se veut un remède à la tentation – jamais éteinte – de bâtir un « grand récit national » consensuel et lénifiant. (…)

Si la qualité générale de l’ouvrage nous paraît incontestable, il est néanmoins possible d’exprimer quelques réserves mineures. (…) Grey Anderson n’hésite pas à qualifier la prise de pouvoir gaulliste de « coup d’État » (dans le titre de l’ouvrage, ainsi qu’à la p. 16). Bien entendu, on peut sensément défendre cette interprétation. On regrettera simplement qu’elle ne soit pas autrement justifiée. Michel Winock, qui a consacré une vingtaine de pages à cette question, préfère y voir un « coup d’État de velours » ou encore un « coup d’État “damoclétien” (…) »

 

La Ve République : une naissance au forceps ?, Damien Augias, Nonfiction, 5 oct 2018

« 60 ans après le retour de De Gaulle puis l'adoption de la Constitution de la Ve République, la naissance trouble de notre régime actuel est toujours l'objet de points de vue antagonistes. (…)

Cette année 1958 qui donne naissance à notre régime actuel a pourtant fait l’objet d’assez peu de commémorations, surtout si on la compare au cinquantenaire de Mai 68 qui a largement occupé le terrain médiatique ces derniers mois. Comment expliquer ce silence dans la commémoration d’un évènement qui est pourtant fondateur pour le plus long régime républicain de notre histoire (après la IIIe République) (…)

Deux ouvrages récents, aux points de vue antagonistes, permettent d’y répondre partiellement en proposant deux lectures ô combien différentes de l’origine de la Ve République. La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS de l’historien américain Grey Anderson (traduit et publié par Eric Hazan aux éditions de la Fabrique) cherche à dévoiler « les mécanismes de refoulement » des origines de la Ve République, de l’insurrection algérienne au retour de De Gaulle, que l’auteur assimile à une forme de « guerre civile » à peine larvée, aboutissant en définitive au façonnement de nos institutions actuelles. Dans De Gaulle et la République (Odile Jacob), l’historien Philippe Ratte, membre du conseil scientifique de la Fondation de la France libre et grand admirateur du Général, considère au contraire que *cette année 1958 a été décisive pour apporter à une France affaiblie par ses guerres coloniales et la fin de son Empire, une nouvelle République « forte et efficace » permettant au pays de surmonter ces épreuves et de lui donner les moyens de reprendre son rang.

On devine d’emblée à quel point les deux récits peuvent apparaître dissemblables, entre une lecture critique (« coup d’État gaulliste », « guerre civile en France ») d’une situation (géo)politique et une ode hagiographique à la personne du fondateur de la Ve République. A vrai dire, ils sont à la fois complémentaires dans leur éclairage historique et illustratifs de la profonde perplexité du lecteur quant à la possibilité d’un discours neutre sur l’origine, à tout le moins « refoulée », de notre régime républicain actuel (…)

Alors, on peut bien entendu trouver outrancière la critique au vitriol de la construction de l’État gaulliste par Grey Anderson – et contester son usage permanent du vocable « guerre civile » –, mais on ne peut pas considérer sérieusement la gloriole gaulliste d’un autre temps (et au style souvent grandiloquent, sinon grotesque) de Philippe Ratte comme un ouvrage d’histoire scientifique, alors même que l’important travail sur les sources et les archives de la part de l’historien américain ne peut aucunement être remis en cause. On aurait donc aimé présenter deux livres antagonistes permettant de confronter des arguments, mais il y a un tel déséquilibre entre les deux ouvrages sur le plan de la rigueur scientifique que cette comparaison n’est malheureusement pas vraiment possible… au grand dam du lecteur de 2018 qui, soixante après les faits, souhaiterait comprendre, sans légende noire ni dorée, toutes les subtilités d’une année fondatrice de notre régime actuel. »

 

La fabrique de la guerre civile en France (1958-1962), Richard Labévière*, 5 nov 2018

*Journaliste, consultant en relations internationales et questions de défense (Wikipédia)

« (…) l’historien Grey Anderson, se livre à une relecture toute aussi documentée, à partir de l’ouverture de nouvelles archives et d’une multitude de témoignages inédits, déconstruisant nombre de mythes touchant au retour au pouvoir du général De Gaulle : La Guerre civile en France, 1958 – 1962. D’emblée, le sous-titre donne le ton : « Du coup d’Etat gaulliste à la fin de l’OAS ».

Avec la plus grande rationalité, cet historien de terrain reconstitue les errances de la IVème République qui vont amener au désastre indochinois de Dien Bien Phu – le 7 mai 1954. Celui-ci aboutira, en droite ligne, au sanglant retrait d’Algérie. Entre temps, le mois de mai 1958 marque le début d’une séquence insurrectionnelle où le sort de la France s’est joué à Alger. C’est la fin de la IVème République et le retour au pouvoir du Général, savamment orchestré par le cercle des fidèles. « C’est l’arrivée aux commandes d’une nouvelle équipe qui va construire et faire accepter une Constitution encore en vigueur après un demi-siècle. Bref, mai 1958, c’est un moment fondamental au sens fort du terme », souligne la quatrième de couverture. (…)

les débuts de la Vème République n’avaient pas encore été auscultés de la manière qu’ils méritent, parce que la mémoire de haine et de violence du 13 mai 1958 aux tribulations de l’OAS du printemps 1962, restaient certainement encore trop vive pour en démonter les mécanismes. Comme pour la France de l’occupation, il a fallu une lente maïeutique pour revenir à l’historiographie critique. (…) Là encore, il a fallu un historien étranger pour nous réveiller de notre sommeil dogmatique (…)

Grey Anderson reprend magistralement cette histoire complexe en démêlant toutes les ruses de l’homme de Colombey-les-deux-Eglises qui arrive à se faire acclamer le 4 juin 1958 à Alger, en lançant son célèbre : « je vous ai compris… » Auparavant, le Général a réussi à s’imposer comme un arbitre dantonien, l’homme de la réconciliation et le sauveur de La Patrie en danger. Reçu par le président Coty à l’Elysée, voilà le général De Gaulle investi par l’Assemblée le 1er juin. (…)

ce livre-évènement retrace des épisodes inconnus du sanglant face à face qui opposa l’OAS aux barbouzes du regretté Lucien Bitterlin. Il retrace tout aussi savamment les stratégies contradictoires de la gauche de l’époque, notamment les tribulations de l’auteur du Coup d’État permanent – qui se coulera dix-sept ans plus tard – dans les appareils de la Vème République sans état d’âme aucun…

« Le régime de la France actuelle reste profondément marqué par les troubles de ses débuts », et par une mécanique constitutionnelle qui n’est pas toujours démocratique. Mais d’une certaine façon, Grey Anderson rend hommage au Général et à son obsession de l’indépendance de la France, rappelant l’autre appel de l’homme du 18 juin : « il faut que la défense de la France soit française ». (…)

soulignons l’une des rares faiblesses du livre minimisant trop la haine continue de Roosevelt et de ses successeurs pour le Général De Gaulle, notamment pendant la guerre d’Algérie et les évènements de mai 1968, qui virent des agents des services américains attiser la révolte estudiantine… (…) »

 

[Compte-rendu] Grey Anderson, La Guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS, Paris, La Fabrique, 2018, Jean-Guillaume Lanuque, Dissidences : le blog*, 7 juil 2019

*« Le blog de Dissidences, émanation de la revue éponyme, se consacre à la publication de recensions et d'éclairages critiques sur les mouvements révolutionnaires, sur les gauches radicales et les dissidences artistiques et culturelles. »

« (…) Face au malaise en France métropolitaine et dans l’armée, en réaction à ce qui est considéré comme une ingérence étatsunienne dans l’affaire du bombardement du village de Sakiet en Tunisie, des manœuvres gaullistes menées en coulisse avec les milieux d’extrême-droite de l’Algérie française conduisent aux manifestations du 13 mai, marquées par l’investissement par les manifestants des locaux du gouvernement général d’Alger et par la création d’un Comité de salut public dirigé par Massu. Deux jours plus tard, De Gaulle déclare publiquement qu’il est disponible pour l’exercice du pouvoir. Le gouvernement déclare alors l’état d’urgence et s’efforce d’élargir son assise politique. Mais face à des forces de l’ordre jugées peu fiables et à des Comités de salut public qui se multiplient sur le territoire algérien et même métropolitain, il temporise. L’arrivée de Jacques Soustelle à Alger pousse encore davantage l’armée vers De Gaulle. Dès lors, l’opération Résurrection, élaborée par le général Raoul Salan et le Comité de salut public d’Alger, dont le but était la prise de contrôle des lieux de pouvoir parisiens, connaît un début d’exécution en Corse. Le gouvernement, devant cette quasi invasion, refuse les propositions de répression avancées par le ministre de l’intérieur socialiste Jules Moch, encourageant d’autant les ralliements de plus en plus nombreux de membres du personnel politique à De Gaulle. (…)

La constitution élaborée en particulier par Michel Debré, dont Grey Anderson rappelle le bref passé vichyste, est bien, selon les mots du premier, un moyen d’affirmer la supériorité de l’État sur les représentants du peuple, dans une filiation très monarchique. (…)

L’OAS débute d’ailleurs ses actions avec l’année 1961, marquée principalement par le putsch des généraux. Si une certaine panique gagne les milieux étatiques, elle n’est qu’éphémère, et l’état d’urgence alors proclamé est utilisé par De Gaulle bien au-delà de la seule situation engendrée par le putsch : il ne sera d’ailleurs levé qu’à l’été 1963 ! « Dans les errements du malheureux « quarteron » de généraux, il voyait la chance de compléter le projet de construction de l’État et de légitimité politique entamé trois ans plus tôt. » (p. 266). C’est dans ce contexte que l’on peut mieux comprendre, selon Grey Anderson, la dureté du pouvoir à l’égard des opposants actifs à la guerre, « (…) au moins en partie dans le souci de garder l’appui des forces armées qu’il voulait utiliser contre l’OAS, pendant du radicalisme communiste. » (p. 291). Nulle surprise, dès lors, de voir De Gaulle, en juin 1962, effectuer une relecture de l’histoire en se présentant, lors des évènements de mai 58, comme celui ayant lutté contre la subversion née en Algérie, procédant de la sorte au fameux refoulement évoqué en ouverture de l’ouvrage. (…) »

 

[Compte-rendu] Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS, Nicolas Lepoutre, OpenEditions Journals, 2018

« (…) Adoptant un plan chronologique, il montre comment Charles De Gaulle et ses partisans parviennent à déstabiliser le régime de la IVe République à la faveur des « évènements » d’Algérie et à tirer profit du mécontentement d’une partie de l’armée qui se sent insuffisamment soutenue par le pouvoir politique. Le 13 mai 1958, les généraux d’Algérie forment un Comité de salut public appelant à la démission du gouvernement et à l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle : ce coup d’État permet à l’ancien héros de la Seconde Guerre mondiale de fonder la Ve République. Il s’émancipe toutefois rapidement des hauts gradés qui lui ont permis de s’imposer à la tête du pays (…)

Grey Anderson montre bien comment les gaullistes tentent d’imposer un nouveau récit des évènements de mai 1958 : ils ne cherchent pas à faire apparaître le général De Gaulle comme l’un des responsables de la chute de la IVe République, principal bénéficiaire du coup d’État, mais au contraire comme un arbitre, comme un rassembleur qui viendrait clore une période d’instabilité et sauver la France en péril. L’historien américain n’est certes pas le premier à révéler les modalités de l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle, mais l’entreprise n’en demeure pas moins nécessaire tant le discours public s’avère ambigu à son sujet2. Par ailleurs, le livre permet aussi de mieux comprendre la rapide dégradation, de prime abord surprenante, de ses relations avec les officiers qui l’ont porté au pouvoir : il montre que le général Salan est en réalité réticent à la perspective de former un Comité de salut public et que ce sont les gaullistes qui lui imposent l’idée d’un recours à De Gaulle. Plus largement, l’ouvrage met en lumière des intérêts parfois divergents au sein de nombreux groupes – qu’il s’agisse des militaires putschistes de 1958 ou des différentes factions de l’OAS. Ce sens de la nuance et l'attention systématiquement portée au contexte permettent alors à l’auteur d’analyser finement certains évènements. Il en est ainsi de la réaction, relativement timide, du gouvernement face à l’insubordination des militaires en mai 1958 : loin de céder immédiatement, le gouvernement Pflimlin tente en réalité pendant plusieurs semaines de contrer l’action des militaires – même s’il refuse de s’appuyer sur le Parti communiste français en pleine guerre froide et de rompre ouvertement avec l’armée par peur de déclencher une guerre civile qu’il n’affronterait pas en position de force. (…)

En témoignent par exemple certains manuels d’histoire à destination des classes de première, tels que celui des éditions Belin, mentionnant pudiquement les « évènements d’Alger » à l’issue desquels le général De Gaulle est « appelé au pouvoir », mais n’explicitant jamais les manœuvres de déstabilisation des précédents gouvernements par les gaullistes, ni la formation du Comité de salut public ou le projet militaire de prise de contrôle de Paris par la force (opération Résurrection). Seuls quelques documents, peu commentés, y laissent entrevoir l’existence d’une opposition à Charles De Gaulle (voir Colon David (dir.), Histoire 1re L, ES, S. Nouvelle édition, Paris, Belin, 2015). »

 

[recension] Les débuts de la Ve République : une guerre civile ?, Alain Chatriot - historien, Histoire@Politique*, 15 jan 2019

*« Histoire@Politique est une revue électronique d’histoire, créée en 2007, dont l’objet central est le politique, son histoire et ses différentes configurations à travers le temps. La revue envisage le politique sous toutes ses formes, de l’histoire des institutions et des partis politiques jusqu’à l’histoire des mouvements sociaux et de la « politique par en bas », en passant par tous les aspects plus ou moins formels et informels que peuvent revêtir les actions et comportements politiques. Des idées aux pratiques, ce sont toutes les manières de faire de la politique qui sont ici envisagées. (…) Histoire@Politique est la revue scientifique du Centre d’histoire de Sciences Po, fonctionnant selon les critères internationaux de ce type de publications, et publiant des textes en français et en anglais. (…) »

« (…) L’ouvrage porte sur les débuts de la Ve République et si le titre mentionne les bornes chronologiques 1958-1962, l’approche inclut la fin de la IVe République et ses conflits coloniaux. La recherche repose sur la consultation d’archives, trop sommairement et improprement indiquées à la fin du livre, certaines déjà bien connues, d’autres plus inédites en particulier pour ce qui concerne l’armée et les ministères de la Justice et de l’Intérieur.

La première surprise naît du titre choisit pour ce livre. Peut-on vraiment parler de « guerre civile en France » entre 1958 et 1962 ? On s’attend à une discussion serrée de ce choix en introduction, mais le texte court et confus n’aborde pas cette question et n’explicite même pas le parallèle attendu avec le texte de Karl Marx de 1871 analysant la Commune et intitulé La guerre civile en France. Certes, et le livre l’indique à plusieurs reprises, des acteurs politiques de premier plan durant l’année 1958 font part de leur crainte d’une « guerre civile », mais c’est un argument ou pour souhaiter ou pour s’opposer au retour du général De Gaulle – comme en témoignent les discours de Pierre Pflimlin le 14 mai, de Pierre Mendès France le 20 mai, de René Coty le 29 mai, et de Charles De Gaulle lui-même le 1er juin. À chaque fois ces interventions ne disent pas une situation de « guerre civile », mais une potentialité, respectivement, pour reprendre leurs expressions exactes : « au bord de la guerre civile », « risquent de jeter ce pays dans la guerre civile », « au bord de la guerre civile », « menacée de dislocation, et, peut-être, de guerre civile ». Personne, sauf dans un aveuglement idéologique complet, ne peut considérer l’ensemble de la période 1958-1962 comme une guerre civile de cinq années en France (…)

Heureusement, le livre ne se réduit pas à son titre maladroitement provocateur et à son introduction aux formulations étranges (…)

Le deuxième chapitre avec la crise du 13 mai devait être au cœur de la démonstration de ce que le sous-titre du livre appelle un « coup d’État gaulliste », mais il faut reconnaître que le lecteur informé n’apprend pas grand-chose de neuf ici, tant les recherches d’historiens et de politistes ont depuis longtemps décapé la « légende dorée » gaulliste sur la crise. Mais le discours de certains acteurs faisant du 13 mai un « 6 février qui a réussi », par référence aux émeutes antiparlementaires de 1934, mérite pour le moins analyse et distanciation. Le récit du changement de régime dans le chapitre 3 n’apporte rien de neuf sur le plan des institutions (et est même en retard par rapport à l’historiographie et aux publications de sources par les juristes sur le sujet[1]). L’intérêt de l’auteur pour les questions stratégiques et militaires et la situation en Algérie permet de faire connaître quelques textes plus rares comme une interview du philosophe Maurice Merleau-Ponty dans L’Express du 3 juillet 1958 intitulée « La démocratie peut-elle renaître en France ? » (…)

La conclusion effectue une montée en généralité et des liens avec le présent qui peuvent laisser perplexe. Laissons la parole à Grey Anderson : « Le régime de la France actuelle reste profondément marqué par les troubles de ses débuts. Une mécanique constitutionnelle antidémocratique, une présidence autoritaire et une politique étrangère militariste – flagrante dans le pré carré africain postcolonial – sont parmi les legs les plus évidents de la “transition” de 1958. » (p. 313).

Coup éditorial (et politique ?) voulu par l’éditeur français, on l’aura compris, le volume en l’état frustrera historiennes et historiens qui auraient préféré que les recherches de l’auteur et ses thèses soient publiées dans un cadre où la discussion scientifique soit possible et non réduite à des formules lapidaires souvent discutables (…) »

 

[recension] Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS (La Fabrique, 2018), Paul Cormier - politilogue, Politix*, 2019

*Politix, revue des sciences sociales du politique

« (…) L’ouvrage part du constat de « l’amnésie de la genèse » – ou plutôt son occultation progressive – de la Ve République, ce 13 mai 1958 qui constitue pourtant une « crise qui déclencha une série de complots militaires et d’entreprises terroristes et qui transforma durablement l’État » (p. 15). Pour Anderson, l’intense conflictualité, qualifiée de guerre civile, qui a présidé à cette naissance et l’incertitude qui accompagne son enracinement sont aujourd’hui masquées par un phénomène de « refoulement », terme auparavant mobilisé par Benjamin Stora à propos de la guerre d’Algérie. Mais, au-delà des évènements, l’auteur se demande pourquoi et comment une « interprétation neutralisante » (selon une expression de l’auteur dans une interview aux Inrockuptibles, 11/09/2018) de cette crise s’est imposée. Autrement, dit, comment un coup d’État devient-il un « sursaut démocratique » et comment une « défaite », celle de 1962, est-elle « maquillée en victoire » (p. 16) dans le discours officiel ? (…)

Ce livre s’inscrit donc dans la perspective d’une histoire critique éloignée des ouvrages de glorification de la figure gaullienne et du régime qu’il a mis en place (…) L’intérêt de l’ouvrage de Grey Anderson se trouve également dans les sources mobilisées. S’il fait bien entendu fond sur les travaux existants, notamment ceux de Brigitte Gaïti, il mobilise un vaste ensemble d’archives : celles du PCF, de l’armée de terre, de la police générale, des archives personnelles (celles du général De Gaulle, de Michel Debré ou encore de Michel Poniatowski), mais également celle des juridictions extraordinaires mises en place dans le contexte de la guerre d’Algérie (Cour de sûreté de l’État, Haut tribunal militaire), les mémoires publiés par les nombreux acteurs de cette période ainsi que les sources de presse – on y retrouve un Maurice Duverger éditorialiste et « spectateur engagé ». Adoptant un plan chronologique en six chapitres, le livre propose le récit des cinq années qui séparent l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle des procès de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). (…) quelques points d’articulation qui nous semblent faire tout l’intérêt de l’ouvrage : la restitution de configurations conflictuelles évolutives entre et au sein des groupes d’acteurs en situation de forte incertitude, l’analyse de l’échange de coups et des « alignements collectifs » (I. Ermakoff) progressifs autour de la figure gaulliste en mai 1958 et lors du putsch des généraux d’avril 1961, le cadrage partagé autour de la notion de « guerre civile » qui traverse cette période tourmentée et, enfin, la répression et la construction d’un dispositif juridique d’exception.

(…) l’analyse porte sur les transformations successives du champ du pouvoir en France et celles des alliances entre les acteurs qui s’y investissent (gaullistes, militaires, ultras, communistes…). Cette approche lui permet de rendre compte de la place centrale que l’institution militaire vient à occuper au sein de cet espace à travers la « militarisation de l’administration » (p. 134) en Algérie à partir de 1957, mais également en tant qu’acteur pivot de coalitions déstabilisant les autorités métropolitaines (journée des barricades, putsch des généraux). Cette perspective offre également le mérite de souligner les successions d’alliances entre acteurs au cours de la période ainsi que l’évolution des rapports de force. G. Anderson montre clairement comment l’alliance initiale et circonstancielle entre les gaullistes, l’armée et les ultras contre la IVe République s’effrite lorsque De Gaulle, une fois installé au pouvoir, tente une re-sectorisation de l’institution militaire et du champ politique (exclusion des ultras, référendum d’octobre 1958) avant de déboucher progressivement sur un conflit ouvert à propos de la politique algérienne du gouvernement à partir de 1959 qui recompose les alliances. Cette perspective permet à Anderson de s’éloigner du débat sur les « convictions » de De Gaulle et son « for intérieur » pour s’intéresser à la manière dont ce dernier essaie de maîtriser les contradictions au sein du champ du pouvoir. Ce n’est qu’au terme d’un processus long et particulièrement violent, surtout en Algérie, qu’il parvient à négocier et maîtriser ces contradictions et à s’imposer au sein de l’État. Un des apports indéniables de l’ouvrage est d’approcher ces groupes avec finesse en dégageant les tensions internes qui les traversent en les rapprochant de l’évolution de la situation et de la chronologie serrée de certains évènements, qu’il s’agisse des positions divergentes au sein de l’institution militaire elle-même (militaires de carrière/appelés, Challe/Jouhaud durant le putsch d’avril 1961), du camp gaulliste (sur l’indépendance algérienne notamment entre Debré et De Gaulle), des « ultras » (luttes internes à un espace faiblement structuré et fortement concurrentiel) ou au sein de la gauche (entre soutiens au FLN et partisans de l’Algérie française).

(…) en restituant à chaque étape la part d’incertitude et les « hésitations » (p. 190) auxquelles font face les acteurs. Dans cette perspective, le « retour » puis le maintien de De Gaulle au pouvoir n’a été constitué comme la seule option possible (et désirable) que rétrospectivement. En réalité, jusqu’en 1962, les dirigeants du nouveau régime n’étaient pas aussi assurés de leur maintien à la tête de l’État que ce qu’ils ont pu laisser penser par la suite. Le retour du général au pouvoir, la naissance de la Ve République et le règlement du conflit algérien ne sont pas le produit « logique » de la crise politique et coloniale, mais un enchevêtrement de processus dont l’issue n’était ni prévisible ni assurée dans une configuration hautement instable. Partant de ce principe, Anderson s’attache à reconstituer le travail (collectif) de construction d’« alignements collectifs » derrière la personne du général et sa mise en récit des évènements présentée comme « la » solution à la crise. Les gaullistes ont su, dans un premier temps, capter le mécontentement à la fois sectoriel (paye, permissions) et politique de l’armée à leur profit en mettant en œuvre une virulente délégitimation des acteurs politiques de la IVe République considérés par Michel Debré comme des « traîtres » (cité, p. 68) et une mobilisation de la menace communiste qui implique de manière à peine masquée l’imposition d’un régime fort pour lui faire pièce. En dépit des résistances du gouvernement, cette alliance – qui se révélera temporaire – entre les gaullistes, Olivier Guichard en tête, et les pans les plus mobilisés de l’armée leur permet d’imposer leur définition de la situation le 13 mai 1958 et dans les jours qui suivent (opération « Résurrection ») et ainsi forcer les autres acteurs à se ranger derrière cette option (le 28 mai Coty fait appel à De Gaulle), refermant par là même d’autres possibles historiques. (…)

L’ouvrage développe par ailleurs une analyse intéressante au plus près des perceptions de la situation par les acteurs. (…) Grey Anderson montre que la « guerre civile » est alors un registre discursif et politique ambigu qui permet aux acteurs de rendre intelligible la période particulière qu’ils vivent tout en reflétant une certaine vision de l’histoire, comme le laisse entrevoir l’appel sans doute quelque peu dramatisé au « au plus illustre des Français » rédigé par René Coty le 30 mai 1958 : « Nous voici au bord de la guerre civile. […] Après s’être, depuis quarante ans [sic] tant battus contre l’ennemi, les Français vont-ils, demain, se battre contre les Français ? ». Si le terme « guerre civile » est progressivement largement partagé par les acteurs de la période des réseaux Jeanson aux gaullistes en passant par les partisans de l’Algérie française, il constitue surtout un outil de lutte à des fins politiques qui permet de légitimer/délégitimer la sortie des procédures routinières. Hostile au recours au général De Gaulle en mai 1958, Pierre Mendès France rejette ainsi le « chantage à la guerre civile » (cité, p. 114). En février 1962, sous la plume de Roger Frey dans Le Monde, les gaullistes renvoient dos à dos l’OAS et le PCF dont « le seul recours […] pour essayer d’empêcher la paix en Algérie, de s’emparer du pouvoir, de détruire les libertés, d’abolir la République, est la guerre civile » (cité, p. 291). De Gaulle lui-même y a recours à plusieurs reprises, notamment pendant la confrontation avec l’OAS. Dans son allocution télévisée du 8 juin 1962, le général légitime son action qui a sauvé « la nation placée tout à coup devant le gouffre de la guerre civile » (cité, p. 305). L’articulation de cette perspective centrée sur la rhétorique de la crise et du « sauvetage » ainsi que son instrumentalisation complète judicieusement l’analyse plus « objectiviste » des positions et des alliances acteurs entre au cours de la période.

Mais ce « sauvetage » de la République s’est très largement accompagné d’une sortie des procédures routinières qui trouve à s’incarner au-delà des mots et des interprétations dans une législation et une justice d’exception. Loin de faire l’unanimité, le pouvoir gaulliste à peine installé se sent rapidement menacé sur sa gauche par le PCF et sur sa droite par les partisans de l’Algérie française sans pouvoir compter sur la fidélité totale des organes de sécurité, à commencer par les militaires. Il tente dans un premier temps de donner des gages à ces derniers pour conserver leur loyauté tout en tâchant de contrer la menace représentée par les tenants de la ligne dure au sein de l’État et de ses appareils de sécurité. Il élimine quelques éléments parmi les plus radicaux au sein de l’armée (sanctions, mutations à commencer par Raoul Salan) sans être en mesure de mener une épuration d’ampleur. La répression se porte ensuite et surtout sur les soutiens au FLN (procès Jeanson) et les réseaux indépendantistes en France entraînant l’utilisation intense de la violence d’État comme en témoignent le massacre du 17 octobre 1961 puis celui de Charonne le 8 février 1962. Par la suite, n’ayant pu empêcher la radicalisation de l’OAS, le régime n’hésitera pas à recourir à des méthodes expéditives aux frontières de l’État (les fameux « barbouzes »). Anderson remarque toutefois à cette occasion que l’usage massif de la force n’est pas sans faire monter la tension entre factions rivales au sein même des appareils de sécurité comme en témoignent les échanges vifs entre Michel Debré et Maurice Papon dans les jours qui suivent la manifestation de Charonne (p. 291). Mais ces premières années de la Ve République voient aussi se construire un arsenal juridique d’exception dont l’analyse a été fortement renouvelée ces dernières années, de l’état d’urgence qui reste en vigueur jusqu’à l’été 1963 (Sylvie Thénault) à la Cour de sûreté de l’État (Vanessa Codaccioni) instaurée en janvier 1963 pour juger les membres de l’OAS. Ces dispositifs sont par la suite restés centraux dans la lutte contre la « subversion », terme forgé par les services militaires de l’action psychologique (…)

le livre de Grey Anderson a le mérite d’être très accessible à la lecture et offre une analyse stimulante de la naissance et de l’affirmation de la Ve République. (…) son entreprise n’en demeure pas moins nécessaire tant le discours public s’avère ambigu à son sujet. Toutefois, l’ouvrage n’est pas exempt de limites. En premier lieu, les concepts centraux mobilisés pour analyser la période 1958-1962 à savoir les notions de « coup d’État » et de « guerre civile », ne sont guère définis au-delà des références mitterrandienne et marxienne et en dehors de l’usage qu’en font les acteurs eux-mêmes. Dans quelle mesure sont-ils analytiquement pertinents pour rendre compte des processus à l’œuvre ? Une discussion plus serrée des travaux existants sur ces deux concepts aurait permis d’en justifier plus solidement l’usage. (…) Enfin, une conséquence de cette focale sur les acteurs et groupes élitaires français est de laisser quelque peu dans l’ombre le FLN, mais surtout les populations française et algérienne et leurs propres perceptions de la situation, laissant accroire qu’ils ne pèsent guère sur un champ du pouvoir largement autonome. La guerre civile en France, 1958-1962 n’en reste pas moins un ouvrage novateur tant du point des sources mobilisées que du travail analytique minutieux de cette période troublée. À l’heure où les contestations institutionnelles reprennent de la vigueur, Anderson remarque que « le régime de la France actuelle reste profondément marqué par les troubles de ses débuts. Une mécanique constitutionnelle antidémocratique, une présidence autoritaire et une politique étrangère militariste » (p. 313). Assisterait-on à un retour du refoulé ? »

 

Entretiens avec Grey Anderson

Grey Anderson : De Gaulle et le mystère 1958, Les Influences, 15 oct 2018

« Entretien avec l’historien américain Grey Anderson, auteur de l’essai le plus iconoclaste du 60e anniversaire de la Constitution et de ses origines oubliées.

Par effet de contraste, La Guerre Civile en France, 1958-1962, est un ouvrage qui klaxonne dans l’ambiance cotonneuse et la médiatisation très scolaire du 60e anniversaire de la constitution de 1958. Coaché par l’éditeur Éric Hazan, l’historien américain Grey Anderson agace l’étrange amnésie collective des origines. Celles des conditions du retour de De Gaulle au pouvoir dans le contexte brutal et paranoïaque de la Guerre d’Algérie et d’une IVe république incapable d’absorber les difficultés et de décider. Peu de nouvelles découvertes, mais le plaisir d’un récit bien construit et documenté et d’une interrogation persistante et passionnante sur une démocratie moderne : comment une société, dans son écrasante majorité, a accepté un régime qui s’est imposé dans des conditions aussi troubles.

Q : C’est un livre issu de votre thèse (…) Comment un jeune chercheur américain en vient t-il à s’intéresser à une rupture politique française des années 1950 ? Êtes-vous arrivé à ce sujet par le prisme de la guerre psychologique ?

G À : En effet, au début de mes recherches doctorales j’ai suivi le regain d’intérêt aux États-Unis pour la « doctrine française » de la contre-insurrection, et la redécouverte d’un répertoire stratégique qui datait de la guerre d’Algérie. Et à peu près au même moment, avec l’engagement des forces françaises dans la guerre en Afghanistan, on constatait la relative « décomplexion » de l’institution militaire française vis-à-vis de cette tradition. Certes, cette tradition n’avait jamais été entièrement abandonnée, mais sa mémoire restait quelque peu contaminée par la crise des relations civiles-militaires des années 50. C’est ainsi que je me suis mis à enquêter sur l’apogée de cette crise, le 13 mai 58 et le retour au pouvoir de De Gaulle. J’ai été intrigué de voir quelle place marginale tenait cet évènement dans l’historiographie de l’Europe d’après-guerre, et me suis interrogé sur les raisons de cet effacement relatif, comment s’était-il imposé…

Q : Quelle est la découverte qui a vous le plus surpris lors de vos recherches ? Et quelles ont été les difficultés rencontrées ( accès archives, impensé, concept…) ?

G À : D’une certaine manière, ce qui m’a plus surpris en lisant la littérature existante, était que les faits étaient déjà bien établis. Sur le fond, il n’y a plus beaucoup d’ambiguïté sur les questions qui à l’époque étaient controversées. Je pense par exemple à la connivence des gaullistes (et du Général lui-même) avec les complots qui animent Alger le 13 mai 1958, à la menace d’un coup d’État militaire en métropole, idée qui hante les parlementaires à Paris durant les semaines qui suivent. En revanche, à côté de ces certitudes factuelles, il y a d’importantes différences d’interprétation. J’ai été interpellée de voir à quel point les acteurs de l’époque et leur rapport à l’évènement pesaient sur les débats historiographiques. J’ai été très influencé dans mon travail par un courant de la sociologie politique française, incarné notamment par Delphine Dulong, Bastien François, Brigitte Gaïti, dont l’attention critique à la “mythologie” du nouveau régime — autour du personnage de De Gaulle par exemple, ou l’émergence des « technocrates » et de la haute fonction publique — a permis de révéler certains des compromis passés entre les principaux protagonistes. Cela dit pour l’historien cette approche pose aussi de vrais défis. Mis à part les accès refusés à certains documents d’archives, une de mes grandes difficultés a été d’estimer la véritable importance de De Gaulle lui-même, sa personnalité et son autonomie d’action, dans ces toutes premières années de la Ve. En France depuis l’école des Annales on parle avec réprobation (à mon sens à juste titre) de l’histoire des Grands Hommes ; pour être honnête je ne suis pas sûr d’échapper totalement à cet écueil…

Q : Est-ce que ce « l’origine refoulée de 1958 » que vous soutenez, au fond ne constitue-t-elle pas le pacte tacite d’une société tout entière fatiguée par la guerre et avide de consommation et prête à accepter n’importe quelle fable, plutôt qu’une super-manipulation militaro-politique ?

G À : Qu’il y ait eu une part de manipulation dans la crise qui a donné naissance à la République actuelle, je crois que personne n’en peut douter, bien que sa logique reste sujette à débat. Vous avez raison de poser la question de l’opinion publique, et c’est vrai que l’histoire que je raconte est à bien des égards une histoire « d’en haut. » Mais c’est un choix méthodologique qui m’a semblé justifié justement par l’adhésion remarquablement large de la population française à un pouvoir qui, comme j’essaie de le montrer, ne brillait pas à priori par sa légitimité démocratique. Bien sûr, cela a été ratifié par la suite. Mais à mon sens ni le déroulement de la crise de la IVe République, ni son issue n’était inévitable ; que l’on ait parfois présenter les choses comme le ralliement d’un peuple fatigué par la guerre et dépolitisé par l’avènement de la société de consommation doit autant aux agencements du nouveau régime et de la classe politique qu’à quelque nécessité historique. »

 

Pourquoi le coup d'État gaulliste a-t-il été effacé de notre mémoire collective ?, Les Inrocks, 11 sept 2018

« Pourquoi le souvenir du coup d’État du général De Gaulle en 1958 a-t-il été effacé de la mémoire nationale ? C’est la question que pose un jeune universitaire américain, Grey Anderson, qui a eu accès à des archives inédites. Sa thèse, dans laquelle il questionne les origines de notre République, paraît ce mercredi 12 septembre aux éditions La Fabrique.

Qu’est-il advenu de la mémoire du coup d’état de mai 1958 lorsque, s’appuyant sur la révolte de l’armée et de la population en Algérie, le général De Gaulle a pris le pouvoir ? Dans sa thèse, réalisée au sein de la prestigieuse université de Yale, le jeune universitaire américain Grey Anderson interroge les débuts parfois troubles de notre République (…) La richesse de cet écrit provient à la fois d’un examen minutieux de sources encore inexploitées de la « justice d’exception » du régime gaulliste et d’un regard extérieur et assez neuf d’un universitaire américain sur un sujet franco-français. (…) Il a bien sûr beaucoup utilisé les « interviews » du service historique de la défense, ou des fonds oraux de Sciences Po qui lui furent très précieux. (…)

Grey Anderson – J’ai commencé mes études doctorales peu après le « surge » de 2007 en Irak [l’envoi de 20 000 soldats supplémentaires sur le terrain irakien, décidé par l’administration Bush. Ndlr.] et la publication, à peu près au même moment, du « Field Manual » [Ce manuel militaire présentait les principes de guerre contre-insurrectionnelle jugés nécessaires aux officiers en poste en Irak. NDLR.], un moment de redécouverte, aux États-Unis, de la doctrine française de contre-insurrection. Cette référence m’a interpellé et j’ai été amené à me questionner à ce sujet : j’ai lu des textes américains des années 1960 où il est question de l’expérience de l’armée française en Algérie, sur la tactique bien sûr, mais aussi sur la question des rapports entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil. Je me suis ainsi penché sur une autre facette de cette époque qu’on est habitué à qualifier de « Trente glorieuses » : la France, au cœur de la construction européenne et de cette Europe pacifiée de la croissance avait connu une transformation de grande ampleur, consécutive à un coup d’État militaire. Par la suite, j’étais surpris de découvrir la place marginale accordée à cet épisode dans les histoires de la période. Quelques ouvrages sont bien parus autour de 2008-2009, pour le 50e anniversaire de 1958, mais je trouvais la disproportion avec les travaux universitaires et les fêtes commémoratives autour de 1968 assez surprenante. Mai 68 est certes un évènement majeur de la France contemporaine… mais qui se solde par la victoire écrasante de la droite conservatrice et la reprise en main de la situation. Imaginez, aux législatives de Juin 1968 la majorité présidentielle de Pompidou obtient 363 sièges sur 485 ! En 1958 des insurgés ont fait tomber un gouvernement et ont imposé à la France un système constitutionnel qui dure encore aujourd’hui.

Q : Pourquoi avoir fait le choix de ces dates (1958-1962) qui correspondent à la période de la guerre d’Algérie au cours de laquelle le pouvoir était, à Paris, détenu par le général De Gaulle et les gaullistes ?

G À : C’est une sorte d’interrègne, entre l’avènement du pouvoir gaulliste et sa consolidation. Jusqu’en 1962, les dirigeants du nouveau régime n’étaient pas aussi assurés de leur maintien au pouvoir que ce qu’ils ont pu laisser penser par la suite. 1962, c’est l’année de l’indépendance de l’Algérie, de l’élimination de facto de l’OAS, mais aussi du référendum instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct. En 1962 la France sort d’une période où elle a vécu avec le spectre de la guerre civile. La presse parlait de putschs avortés, de massacres de rue, à un moment où la mémoire de Vichy, de l’Occupation et de la Résistance, est encore dans toutes les mémoires. Une fois l’ordre rétabli, ce qui survient assez vite en fin de compte, on assiste à une forme de « refoulement« . On s’est mis à parler de l’Algérie comme si les drames de la période avaient été le fait de circonstances inéluctables, inhérentes à tout processus de décolonisation. (…)

Q : Un des apports de vos recherches repose sur l’accès que vous avez eu à des archives nouvelles, le fond 5W du tribunal militaire et de la Cour de Sûreté de l’État, comment s’est déroulée cette découverte de ces sources ?

G À : J’ai obtenu un certain nombre de dérogations afin de consulter les dossiers de la « justice d’exception », notamment concernant les « activistes » de l’Algérie française. Ce travail de documentation est long et parfois fastidieux, mais il faut dire que le service des Archives nationales en France fonctionne bien. Les fonds privés, notamment les papiers de Michel Poniatowski [directeur de cabinet du secrétaire d’État aux finances Valéry Giscard d’Estaing du gouvernement Debré (1959-1962) suspecté d’avoir été le l’intermédiaire entre l’OAS à Alger et le futur président de la République] et ceux du corps militaire, conservés au Château de Vincennes, ont été plus difficiles d’accès, en particulier ce qui touchait à la politique nucléaire.

Q : Le titre de votre ouvrage, La guerre civile en France. 1958-1962, est un titre polémique qui fait notamment référence au texte de Karl Marx de 1871 sur la Commune de Paris, pourquoi ce choix qui peut paraître inapproprié, ou du moins excessif ?

G A : (…) Ensuite, ce concept de « guerre civile » était beaucoup utilisé dans les débats parlementaires. Pendant toute l’agonie de la IVe République, l’invocation de cette menace est omniprésente. L’Algérie incarnait cette crainte, la peur que la violence qui se déversait là-bas sur les populations gagne le cœur de la nation en métropole… Ce qui est arrivé d’une certaine manière ! Les attentats du FLN puis la montée de l’OAS et l’intensification des répressions policières ont contribué à instaurer en métropole un climat de guerre. Afin d’être tout-à-fait clair, ce concept est avant tout un outil de lutte à des fins politiques, un outil polémique, bien plus qu’un concept idéal ou analytique.

Q : L’État gaulliste a-t-il marqué une différence de traitement quant à la question algérienne ? Des travaux comme ceux de Guy Pervillé tendent à montrer que, mis à part la répression contre les partisans de l’Algérie française, le dispositif militaire, judiciaire et policier est resté sensiblement le même [Pour une histoire de la guerre d’Algérie, éd. Picard, 2002.]

G A : C’est une question capitale. Il y a un vieux débat sur les intentions de De Gaulle en 1958. D’après une certaine tradition, qui flirte avec l’hagiographie du « décolonisateur prophétique », il serait arrivé au pouvoir avec l’idée que l’Algérie allait être indépendante. À l’opposé, certains considèrent qu’il aurait été déterminé à conserver la souveraineté française sur le territoire jusqu’au dernier moment, et ne s’est incliné que devant les pressions internationales. Pour ma part je m’inscris plutôt dans le sillage de Julian Jackson, auteur d’une très récente biographie en anglais [A Certain Idea of France : The life of Charles De Gaulle, éd. Penguin, 2018], selon lequel De Gaulle était pragmatique au sujet de la présence française en Afrique du Nord, et qu’il a gardé — au moins jusqu’en 1960 — l’espoir d’une Algérie « liée à la France » par une forme de compromis néocolonial. Il ne s’agit donc pas tant des convictions du président en son for intérieur que de la manière dont il essaie de maîtriser les contradictions au sein des appareils d’État, entre les jusqu’au-boutistes convaincus et les plus modérés. C’est là l’innovation gaulliste. Il a réussi à négocier et maîtriser ses contradictions, il s’impose au sein de l’État – au bout d’un processus long et particulièrement violent, surtout en Algérie. Il finit par faire passer aux yeux des Français la perte de l’Algérie en « une victoire sur nous-mêmes«, selon le mot de Malraux.

Q : Avant de parvenir au sommet de l’État, quelle capacité de nuisance avait véritablement les Gaullistes contre la IVe République ? Car, avant 1958, toutes les tentatives de prise du pouvoir avaient échoué.

G À : Après l’échec du Rassemblement du peuple français, au début des années 50, De Gaulle voit bien qu’il a besoin d’une crise pour reprendre pouvoir. Il est clair pour son entourage que l’échec électoral appelle d’autres formes d’action. Un petit groupe de fidèles, parmi lesquels Michel Debré et Jacques Foccart, maintient des rapports avec les milieux militaires, ainsi qu’avec des associations d’anciens combattants et un noyau de gaullistes proches de l’extrême droite, habitués à la violence de rue et prêts à l’action extra-parlementaire. Ces réseaux joueront un rôle important, sinon décisif, dans le dénouement des évènements de mai 1958.

À l’époque, on parlait beaucoup de « complots », et de l’éventuelle complicité de De Gaulle dans le soulèvement qui aboutit à son retour aux affaires. L’ouverture des archives de la présidence n’a pas, à cet égard, apporté de nouvelles preuves probantes, en d’autres termes, il n’y a pas de « smoking gun » : les faits sont là, connus de tous – seul change l’interprétation qu’on leur donne. Ce qui est frappant c’est la permanence d’une grille de lecture déjà formulée par différents acteurs à l’époque. C’est le cas du journaliste français Christophe Nick qui présente l’action du général De Gaulle comme un coup démocratique.

Toujours est-il que soixante ans après circule le fantasme d’un machiavélisme gaullien, les uns insistant sur le côté autoritaire du Général, son scepticisme à l’égard de la légalité républicaine, d’autres qui voient en lui au contraire une sorte de sauveur, un « George Washington » français. Les deux tendances se rejoignent par l’importance qu’elles accordent à la personne de De Gaulle et à ses ambitions.

Ce n’est pas ma manière de considérer les choses. En suivant la politologue Brigitte Gaïti [De Gaulle : Prophète de la Cinquième République, 1946 – 1962, Paris : Presses de Sciences Po, 1998], je me suis beaucoup plus intéressé à la manière par laquelle divers protagonistes — De Gaulle et ses collaborateurs, bien sûr, mais aussi des militaires, des hommes politiques, des intellectuels — ont négocié une interprétation neutralisante de cette crise. On a créé la légitimité de la République gaulliste à partir d’une base a priori pas très favorable à l’interprétation légaliste qui aujourd’hui domine. (…)

En 1958 on voit l’ultime résurgence d’un vocabulaire politique très ancré dans la gauche française, celui de l’anti-bonapartisme, de l’opposition au pouvoir exécutif qu’on retrouve aussi dans l’antifascisme de l’entre-deux-guerres. Ce vocabulaire appartient à une tradition au passé honorable, qui va des luttes révolutionnaires du XIXe siècle au Front populaire et à la Résistance, mais en 1958 ce registre ne correspond pas à la réalité des crises politiques contemporaines. (…) Les crises politiques sont des moments de recours à des analogies historiques et au vocabulaire légué par des luttes passées, le plus souvent désormais inappropriées.

De Gaulle n’était pas fasciste, ça ne fait aucun doute. Cette analyse, d’une partie de la gauche française, était erronée, quoiqu’elle fût fondée sur des raisons compréhensibles. (…)

Q : Vous partez du constat d’une rupture à partir de 1968 vis-à-vis de la mémoire de la naissance de la République, celle de 1968 venant effacer la première, de quoi parle-t-on alors ?

G À : Le discours du pouvoir gaulliste durant la première décennie de son existence repose sur l’opposition entre un conservatisme modernisateur d’une part (le gaullisme et son gouvernement d’experts) et l’archaïsme des paysans, de la petite bourgeoisie pro-Algérie française, des colons et d’une partie de l’armée. Mais cette opposition ne va pas de soi, il ne s’agit pas à mon sens d’une querelle des anciens et des modernes, mais d’une lutte entre des définitions rivales de la modernité et de l’avenir de la France. Les partisans de l’Algérie française se concevaient eux aussi comme des modernisateurs. Ils prétendaient défendre une vision ouverte et fédérale d’un empire français renouvelé contre une France rétrécie, étriquée et hexagonale — c’est la vision des Barrès et des Maurras, dont certains disaient de De Gaulle qu’il en était l’héritier. (…) En 1958, les fantômes de Vichy et de l’occupation ressurgissent un temps avant d’être contenus, et d’une certaine manière refoulés par l’État gaullien, qui travaille en même temps à faire oublier sa propre naissance. Ce qui est frappant justement, c’est qu’en 1968 on voit ressurgir… mille références ! Les gens avaient forcément conscience de vivre un moment particulier, et c’est étonnant de voir que dans les travaux sur 1968 on parle si peu du fait que cette année-là était aussi le dixième anniversaire de la prise de pouvoir gaulliste.

Selon moi, ce phénomène tient la réconciliation entre le gaullisme d’État et les autres droites avec lesquelles il avait été en rupture lors de l’affaire algérienne. La nécessité de s’opposer aux mouvements de gauche de 1968 a poussé ces fractions à faire un compromis ; compromis par lequel le régime gaulliste a pu encore une fois dissimuler ses origines. »

 

Grey Anderson : « La Ve République s’est construite en refoulant ses origines », LVSL, 8 mai 2021

« Dans un long entretien, l’historien Grey Anderson, docteur de l’université de Yale, revient avec nous sur son ouvrage La Guerre civile en France : 1958-1962, du coup d’État gaulliste à la fin de l’OAS, paru en 2018 aux éditions La Fabrique, dont la version anglaise aux éditions Verso est en cours d’élaboration. Comprendre la fondation de la cinquième République implique de revenir en profondeur sur le rôle de l’institution militaire française durant les évènements qui scandèrent la période ouverte à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est à cette tâche que s’est attelé Grey Anderson, renouvelant ainsi l’approche habituelle de nombreux historiens pour envisager cette séquence majeure de l’histoire politique française contemporaine. Entretien réalisé par Victor Woillet et François Gaüzère. Retranscription réalisée par Dany Meyniel.

LVSL : Vous avez soutenu votre thèse de doctorat à l’origine de votre livre La guerre civile en France de 1958 à 1962 en 2016. Pouvez-vous revenir brièvement sur le contexte historiographique dans lequel vous avez débuté vos travaux de recherche ?

G À : Au moment où j’ai commencé mon doctorat, il y avait eu une grande effervescence en histoire sur la guerre d’Algérie (…) une fascination particulière pour le sujet aux États-Unis, de la part d’universitaires, mais aussi de militaires ou de certains dirigeants politiques, qui l’interprétaient à l’aune des contre-insurrections menées par l’armée américaine en Afghanistan et en Irak. (…) Lors d’un colloque qui s’est tenu à Sciences Po en 2008, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Ve République, un intervenant avait fait observer qu’il n’existait pas à proprement parler d’historiographie du 13 mai 1958. Pourtant un changement de régime, ce n’est pas rien ! (…) j’ai été frappé de la place relativement modeste occupée par cet épisode dans l’histoire de l’Europe après 1945. On en donne le plus souvent l’image d’un continent apaisé, pacifié, qui s’ennuie… Les principaux thèmes traités sont ceux de la croissance économique et de l’idée d’une restauration conservatrice après le choc des deux guerres mondiales. Or, pour quelqu’un qui s’intéresse au cas français, on voit combien ce récit s’éloigne de la réalité, malgré l’omniprésence de la notion de « Trente Glorieuses » proposée par Jean Fourastié à la fin des années 1970. Déjà, parler de la « France de l’après-guerre » n’a pas grand sens avant 1962 au plus tôt, étant donné que le pays est en guerre presque sans discontinuer de 1939 aux accords d’Évian. (…) Depuis les années 1980 s’est imposée une forme de révisionnisme dans les discours sur la IVe République. On l’a longtemps perçue en termes gaulliens, comme un régime irrémédiablement dysfonctionnel, inféodé aux puissances étrangères, inadapté aux besoins d’une société moderne et technique. Puis s’est développée une lecture toute différente, insistant sur les continuités entre la IVe et ce qui la suit. (…) la naissance de la Ve République, aussi mouvementée soit-elle, est considérée comme le simple aboutissement d’un processus en gestation. Sans être tout à fait faux, ce point de vue ne rend pas à mon sens suffisamment compte du caractère exceptionnel de la conjoncture qui a conduit à l’émergence de la Ve République. (…)

Pour parler plus spécifiquement du 13 mai, il y a bien une littérature là-dessus, des historiens qui ont travaillé le sujet. Mais je me souviens d’avoir été saisi par le caractère manichéen de cette historiographie. On a d’un côté un récit « orthodoxe », consensuel, selon lequel, malgré certains aspects louches, et l’existence de divers complots au printemps 1958, De Gaulle a été le sauveur de « l’ordre républicain ». Dans cette veine, je pense à un ouvrage au demeurant très riche d’Odile Rudelle publié en 1988 avec l’appui de la Fondation Charles De Gaulle (Mai 1958. De Gaulle et la République, Paris, Plon, 1988), visant à associer De Gaulle à une lignée de penseurs démocratiques et libéraux du XIXe siècle. De l’autre côté, il y a la production journalistique, héritière des livres écrits à chaud par des reporters tels que les frères Bromberger, qui font grand cas des machinations et autres manœuvres dont la presse de l’époque fit ses choux gras. Certains travaux dans le genre, notamment l’ouvrage de Christophe Nick (Résurrection. Naissance de la Ve République, un coup d’État démocratique, Paris, Fayard, 1998), relèvent des éclaircissements précieux. Il n’empêche que la vue globale y est un peu déformée par cette insistance sur les aspects les plus sulfureux, attribuant ainsi aux acteurs un pouvoir et une clairvoyance démesurés.

En fait il y a un intérêt à lire ensemble ces deux pôles historiographiques. Les deux courants apportent une contribution utile à la compréhension de cette crise, mais ils ont tous les deux tendance — je généralise — à accepter comme monnaie courante les interprétations, les concepts et problématiques produits par les contemporains eux-mêmes. S’agissait-il d’un coup d’État, d’un coup d’État de velours, d’une transition ou d’une alternance politique ? La IVe République est morte ; faut-il parler d’un meurtre, d’un suicide ou d’une « euthanasie » comme l’a suggéré René Rémond ? En ce qui me concerne, je me suis plutôt intéressé au processus par lequel ces adaptations et ces concepts ont été forgés. À cet égard, ma plus grande inspiration vient de la sociologie politique française, et notamment des travaux de Brigitte Gaïti et Delphine Dulong (Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Brigitte Gaïti, De Gaulle, prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998). Ces travaux portent un regard critique sur le récit dominant de l’avènement de la Ve République, en se penchant sur le rôle qu’ont joué les notions de modernité et de modernisation dans la dissimulation d’autres enjeux, et la construction d’un consensus politique autour de l’idée d’appartenance à une ère nouvelle. Ce qui a eu pour effet, et qui en quelque sorte a toujours pour effet, d’effacer ou de neutraliser la rupture et le choc de 1958.

Dans ma thèse j’ai voulu prolonger la ligne de recherche de Gaïti et Dulong en me focalisant sur l’armée, institution au centre de la crise de 1958 et dont la « modernisation », conçue comme le moyen de sa dépolitisation, était une préoccupation centrale pour le régime gaulliste dans ses premières années.

LVSL : Pour rentrer dans l’analyse de la naissance de la Ve République, vous mentionnez un correspondant de Die Zeit, qui écrit que le 13 mai 1958 est un 6 février 1934 qui a réussi. Pouvez-vous expliciter cette lecture du 13 mai ?

G.A. – Il s’agit d’une citation d’André Siegfried, reprise ensuite par des historiens tels que Serge Berstein. Mais en effet la référence à février 1934 était omniprésente à l’époque. De manière générale, dans les moments de grands bouleversements politiques, l’analogie historique revêt une importance particulière : elle sert à la fois à comprendre une situation inédite, en la faisant rentrer dans un cadre familier, et à faire comprendre en imposant sa propre interprétation aux autres. Ainsi les Kampfbegriffe, les mots polémiques, qui alimentent les débats en 1958 sont très souvent des analogies. Qu’on pense seulement au vocabulaire qui nous est parvenu, « salut public », « putsch », « guerre civile »… (…)

Si les comparaisons avec 1934 s’imposent plus ou moins spontanément à toutes les forces politiques, c’est le Parti communiste qui en fait l’usage le plus intensif et le plus conséquent. Le coup de force manqué du 6 février et la manifestation de gauche qui l’a suivi, le 12, occupent alors une place centrale dans la mémoire du parti. C’est le grand moment de « fraternisation » entre communistes et socialistes, ouvrant la voie au Front populaire. C’est sur cette base que le PCF se positionne dans les deux dernières semaines de mai 1958, tant au sein des instances dirigeantes que dans sa propagande. Le mot d’ordre était celui de la « défense républicaine » face à la menace fasciste dans un effort concerté avec la SFIO, au nom de la vieille tradition anti-bonapartiste et de l’antifascisme de l’entre-deux-guerres. L’échec de cette stratégie, avec la fin de non-recevoir opposée par le parti de Guy Mollet, est sans doute une cause majeure de la chute de la IVe République (…)

Alors, si le 13 mai a pu être considéré comme un « 6 février qui a réussi », c’est d’abord parce qu’en 1958, la conjonction de l’anticommunisme virulent et le contexte international de la guerre froide a écarté toute possibilité de front commun de la gauche. La formule du très libéral doyen de Sciences Po André Siegfried, père de la sociologie électorale et phrénologue distingué par Vichy, ne dit pas autre chose. (…) la suite de l’histoire allait évidemment contrarier les espoirs (ou les craintes) de ceux qui voyaient dans les évènements de mai une revanche des déçus de 1934 : une fois installé à Matignon puis à l’Élysée, De Gaulle s’est employé avec fermeté à faire rentrer dans le rang ses soutiens les plus agités, une partie desquels se lancera par la suite dans la sanglante aventure de l’OAS. (…)

LVSL : Vous considérez la naissance de la Ve République comme émanant d’un coup d’État gaulliste, pouvez-vous revenir sur ce concept et le détailler pour nos lecteurs ?

G.A. : Dans mon livre, j’emploie ce concept de coup d’État, mais j’essaie aussi de m’interroger sur la façon dont cette définition a été construite et contestée par les acteurs de l’époque. Qu’est-ce qui s’est passé en mai 1958 ? D’abord, une manifestation à Alger se transforme en émeute quasi-insurrectionnelle, les militaires prennent le contrôle, et — sous la pression des militants gaullistes sur le terrain — ils mettent Paris devant le fait accompli. C’est le scénario type du pronunciamento, qui se répète une dizaine de jours plus tard en Corse. Entre-temps, le gouvernement constate des défections alarmantes au sein des appareils répressifs de l’État. Jusqu’au moment où le parlement vote l’investiture de De Gaulle, le 1er juin, le spectre d’une intervention des forces armées venues de Corse ou d’Afrique du Nord ne cesse de planer sur la vie publique du pays. On est bien en présence d’une forme d’action politique violente avec la possibilité réelle d’un recours aux armes. On a beaucoup discuté de l’implication personnelle du Général dans cette affaire ; on s’est demandé s’il était au courant de toutes les manœuvres faites par ses partisans en son nom, s’il connaissait les grandes lignes de l’« Opération Résurrection », et cætera. Cette question me paraît finalement assez secondaire. Car ce qu’il faut souligner, c’est que De Gaulle — avec la complicité d’une majorité des parlementaires — a réussi à donner à sa prise du pouvoir une façade de légalité. Et ça a fonctionné. On peut s’interroger sur la complicité des dirigeants des partis bourgeois de l’époque dans la subversion du pouvoir législatif, ce que le sociologue franco-américain Ivan Ermakoff appelle « ruling oneself out » (Ruling Oneself Out : A Theory of Collective Abdications, Chapel Hill, Duke University Press, 2008), et qui n’est pas sans rappeler, comme l’affirment certaines voix dans l’hémicycle, le vote du 10 juillet 1940. En tout cas, cette onction démocratique n’enlève rien au caractère exceptionnel de la séquence ; au contraire, c’est même à mon sens le gage de son succès. Et si l’histoire a surtout retenu l’habileté de De Gaulle chef d’État au sortir de la crise, et qu’il n’y a pas eu à proprement parler de légende noire de la fondation de la Ve République, il n’empêche que c’est un peu de cela dont il s’agit : d’un coup d’État. Un lecteur m’a appris que les meneurs du golpe espagnol de février 1981, le 23F, dont un des chefs — le général Armada — aurait réalisé un stage à Paris à l’École militaire peu de temps après mai 1958, prenaient l’exemple français pour modèle. Leur tentative avait d’ailleurs été baptisée « Opération De Gaulle »… (…)

L’Allemagne a longtemps fait figure d’archétype de la nation militariste. De nos jours, ce sont probablement les États-Unis qui incarnent cette tendance aux yeux du monde. Mais cela n’est pas rendre tout à fait justice à la France ! Pour ne remonter qu’au dix-neuvième siècle, l’armée a joué un rôle clef dans la répression de tous les grands soulèvements populaires qu’a connu le pays, de la révolte des Canuts à la fusillade de Fourmies (en 1891, la troupe tire sur des grévistes, elle fait 9 morts et plusieurs dizaines de blessés, NDLR). (…) À part la gendarmerie, l’institution militaire s’est éloignée des tâches de maintien de l’ordre au cours du vingtième-siècle, au moins en France métropolitaine — à quelques exceptions près, par exemple l’appel du ministre de l’Intérieur Jules Moch au 11e choc pour briser la grève des mineurs lorrains en 1948. Pour autant, le rapport entre la République et son armée est demeuré tendu ; les faits accomplis coloniaux qui ont jalonné l’histoire de la IVe République en témoignent. Sa chute en est en quelque sorte le résultat. Le sujet est en tout cas plus complexe qu’on veut bien souvent le croire. Dans la série de crises qui agitent les dernières années de la IVe, c’est plus souvent la collusion que la désobéissance ouverte qui caractérise les rapports civils-militaires. (…) ni la fin de la guerre d’Algérie ni le départ du général De Gaulle n’ont mis fin à l’interventionnisme des forces armées françaises, qui a connu une croissance continue depuis le début des années 1970, notamment sous les gouvernements socialistes. Au regard de l’état du débat politique, on peut dire que la prérogative « régalienne » en matière militaire, inaugurée par De Gaulle, est restée intacte sinon s’est renforcée jusqu’à nos jours.

Pour ce qui est des aspects institutionnels, on se retrouve devant un constat quelque peu paradoxal. Car si De Gaulle est arrivé à rétablir la prééminence de l’autorité civile sur l’armée, il n’a pu le faire qu’au prix d’une militarisation importante de l’État et des modes de gouvernance. Le domaine le plus significatif est sans doute celui du pouvoir exécutif. Dans son ouvrage sur le sujet, Nicolas Roussellier (La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, Paris, Gallimard, 2015) démontre comment la Ve République a instauré une transformation qualitative de la fonction présidentielle, fonction qui serait désormais calquée sur le commandement militaire. Le style de De Gaulle, son habitude dans les heures décisives d’endosser l’uniforme, sa manière d’incarner et pour ainsi dire « personnaliser » la présidence y sont clairement pour quelque chose. Nicolas Roussellier insiste à juste titre sur le poids de la soi-disant crédibilité de la dissuasion nucléaire dans le raisonnement qui a conduit à la très controversée révision constitutionnelle de 1962, laquelle a introduit l’élection du président au suffrage universel direct. Il faut aussi regarder le fonctionnement de l’Élysée, l’ascendant de son état-major particulier et le fait qu’il préside les Conseils de défense. (…)

il serait erroné de faire de 1958 une rupture nette avec le passé. Il y a eu d’autres cas d’exercice d’un pouvoir exécutif fort dans l’histoire de la République française, notamment en temps de guerre ; la mainmise de Clemenceau sur l’état-major en est un exemple, la gestion de la guerre d’Indochine par Auriol en est peut-être un autre. Comme vous dites, on peut tout à fait expliquer cette histoire en la rattachant à une succession de tentatives de la part des dirigeants politiques pour réaffirmer leur prédominance sur le haut commandement — tentatives de réintégration du militaire et du politique, si vous voulez — qui ne se trouveraient réalisées qu’avec l’arrivée de la Ve République. Cependant, et là-dessus je trouve l’argumentation de Roussellier fort convaincante, on peut admettre ces éléments de continuité sans pour autant perdre de vue le décalage radical entre la pratique de gouvernement gaullienne et la tradition républicaine, dans la mesure où cette dernière s’est définie avant tout par la souveraineté parlementaire. Le « modèle républicain » français est issu précisément du rejet du pouvoir personnel, qu’il soit monarchiste ou bonapartiste. (…) il existe des divergences dans l’appréciation qu’on peut avoir de l’effondrement du régime né en 1946. Certains perçoivent cet effondrement comme relevant d’une nécessité historique, au sens où le parlementarisme à l’ancienne aurait été incompatible avec les exigences de la guerre totale et de la gouvernance d’une économie technologique moderne et mondialisée ; d’autres font plutôt ressortir le caractère contingent et aléatoire de la solution offerte par De Gaulle et ses collaborateurs. Ainsi on peut très bien penser et que la IVe République était sur certains fronts à bout de souffle, et que le nouveau régime aurait pu prendre une toute autre tournure. (…)

LVSL : Quel est selon vous le rôle de l’antiaméricanisme dans la naissance de la Ve République, et dans les réseaux politiques qui ont forgé les institutions gaullistes ?

G.A. – Il faut d’abord distinguer deux variétés d’antiaméricanisme : d’une part une espèce de chauvinisme franchouillard qui remonte au moins aux années 1930 et a le plus souvent pris des connotations droitières ; d’autre part un refus de l’impérialisme américain, c’est-à-dire de l’ingérence des États-Unis en France, mais aussi dans le reste du monde. Cela dit, certains ont interprété les évènements du 13 mai 1958 comme une révolte antiaméricaine : cette interprétation a été avancée dans un premier temps par le journaliste russo-britannique Alexander Werth, puis reprise par l’historien américain Matthew Connelly (L’arme secrète du FLN. Comment De Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2014 [2002]). La thèse a du sens lorsqu’on prend en compte la politique extérieure des États-Unis sous la présidence Eisenhower (1953-1961, NDLR). On voit alors de la part de Washington une tendance à favoriser certains mouvements de libération nationale non-communistes dans les pays du Sud, dans l’idée, en gros, de construire des « remparts contre le bolchévisme ». C’est sur ce fondement, et non comme on a pu le prétendre sur une quelconque tradition anticolonialiste américaine, que les États-Unis ont effectivement exercé une influence prononcée dans la lutte indépendantiste des anciens protectorats français du Maroc et de la Tunisie, par leur diplomatie, mais aussi par la voie de leurs services de renseignement et de syndicats vassaux. Cela intervient dans un contexte de forte dépendance économique de la France à l’égard des États-Unis. Auparavant le Trésor américain avait largement financé la guerre d’Indochine, et malgré le taux de croissance impressionnant de l’économie française, le déficit de la balance des paiements extérieurs nécessitait que les Français sollicitent des prêts auprès des Américains tout au long des années 1950.

On peut donc commencer le récit de la crise terminale de la IVe République au début de l’année 1958, quand Jean Monnet se rend à Washington pour demander encore un nouveau prêt au gouvernement américain et au FMI. En contrepartie, les Américains lui demandent d’engager la France dans des coupes budgétaires importantes, notamment de son budget militaire, ainsi que le redéploiement d’environ cent mille soldats stationnés en Algérie. Matthew Connelly considère que cet épisode constitue un des premiers programmes d’« ajustement structurel » imposés par le FMI à un pays débiteur. C’est dans ce climat tendu que survient l’affaire de Sakiet Sidi Youssef (le bombardement conduit le 8 février 1958 par l’armée française sur un village tunisien, visant des combattants du FLN, qui causa 70 victimes civiles et environ 150 blessés, NDLR). L’affaire donne lieu à une plainte portée par la Tunisie devant l’ONU, suite à laquelle le conseil de sécurité confie une mission de « bons offices » à deux diplomates, l’un britannique et l’autre américain. Cette nouvelle ingérence anglo-américaine dans la politique française, intolérable d’après la majorité des élus, conduit à la chute du gouvernement de Félix Gaillard et déclenche la crise terminale du régime. (…)

un autre sujet, l’indépendance nationale telle que De Gaulle la concevait, et sa dénonciation de la puissance démesurée des États-Unis. En dépit de la conjoncture et des rapports pour le moins houleux qu’ils ont entretenu avec De Gaulle pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Américains ne se sont pas élevés contre son retour aux affaires en 1958. Au contraire, ils ont activement soutenu la « solution De Gaulle », seule capable à leurs yeux d’éviter un Front populaire et un gouvernement avec les communistes. Malgré des frustrations considérables, et des divergences au sein des différentes administrations américaines, cette position est toujours demeurée la leur. En fin de compte, mieux vaut un allié grognard, mais sûr au cœur du système de sécurité de l’Europe occidentale qu’un régime plus complaisant, mais exposé aux crises ministérielles en série. Pour autant, je n’accepte pas l’opinion de certains historiens anglo-saxons, articulée au départ par Henry Kissinger et véhiculée en France par Raymond Aron et d’autres mandataires des services américains, que la politique étrangère de De Gaulle n’aurait été que du cabotinage. S’il convient de nuancer l’autonomie réelle dont le Général a pu disposer sur la scène mondiale, il n’en reste pas moins qu’il est allé plus loin dans la critique de l’hégémonie américaine que n’importe quel autre chef d’État européen. Là-dessus, on ne peut qu’être ébahi par le contraste avec ses successeurs. Au risque d’une généralisation abusive, on est tenté de dire que la Ve République actuelle cumule les pires aspects de l’héritage gaullien, conservant son autoritarisme et renonçant à ce qui était supposé faire sa « grandeur » : une présidence aux pouvoirs hypertrophiés sur le plan intérieur mais d’une impuissance manifeste sur la scène internationale. (…)

LVSL : (…) Le 13 mai 1958 est une mémoire dont on ne parle jamais ou très rarement. Comment expliquez-vous cette occultation d’une date pourtant si proche de l’avènement de la Ve République ? (…)

G.A. – Il est vrai que l’occultation, l’oubli, le silence, le refoulement sont des concepts clés dans l’historiographie de la France au XXe siècle, en particulier dans l’historiographie de la droite française. On pense à l’affaire Dreyfus, le questionnement autour du fascisme dans les années 1920 et 1930, le « syndrome de Vichy », la sale guerre d’Indochine, l’Algérie et ainsi de suite. Cependant je me méfie un peu de cette manière de voir les choses… (…) Toutefois, on voit bien que la mémoire elle-même, à plus forte raison la commémoration, arrive parfois à refouler des épisodes peu glorieux voire inquiétants ; c’est ainsi que d’autres ont interprété les échos de juillet 1940 en mai 1958. En 1962, durant le procès Salan et surtout lors du référendum constitutionnel, moment décisif de l’histoire politique de la France, il y a déjà eu des efforts pour minorer la portée du 13 mai, pour faire en sorte qu’il disparaisse. Suivant Brigitte Gaïti, je cite des discours du général De Gaulle d’automne 1962 dans lesquels il définit le régime contre ses propres origines, affirmant que lui, De Gaulle, serait revenu sur le devant de la scène pour faire précisément échouer un coup d’État. Il me semble que c’est dans cette même visée qu’il faut comprendre ce qui se passe en 1968. Dans l’historiographie maintenant monumentale sur Mai 68, objet commémoratif par excellence — sans pour autant aller aussi loin que Pierre Nora pour qui son seul sens aurait été commémoratif — on parle très peu du fait que ce mois marquait aussi l’anniversaire de la conception de la Ve, autrement dit du régime actuel. Il suffit de regarder les images du boulevard Saint-Michel, les banderoles et pancartes où l’on pouvait lire « Dix ans déjà, mon Général ! » etc. Et le gouvernement était extrêmement conscient de ce lien mémoriel et historique. Ce que je veux dire c’est que cette crise a été aussi l’occasion d’un retour du refoulé de 1958, retour qui culmine dans un nouveau refoulement, la soi-disant fuite à Baden-Baden et la grande manifestation gaulliste du 30 mai sur les Champs-Élysées, marquant le rassemblement de la droite après les fractures et les luttes fratricides des années algériennes. Avec la fin de cette séquence et des amnisties qui allaient bientôt suivre, on voit encore une fois la mécanique d’une neutralisation dont les effets d’une certaine manière persistent jusqu’à aujourd’hui. »

 

Mai 1958: Grey Anderson nous raconte les origines de la Vème République française [interview, 9'], TV5Monde, 18 sept. 2018

« Mai 1958 marque le début d’une séquence insurrectionnelle où le sort de la France s’est joué à Alger. C’est aussi la fin de la IVème République et le retour au pouvoir du Général De Gaulle, avec l’arrivée aux commandes d’une nouvelle équipe qui va construire et faire accepter une Constitution encore en vigueur après un demi-siècle. L’historien et essayiste Grey Anderson analyse cette page d’histoire française dans son livre “La guerre civile en France 1958-1962” aux éditions La Fabrique. Titulaire d’un doctorat en histoire de l’université de Yale, ses recherches portent sur l’histoire politique et militaire de l’Europe contemporaine, il écrit régulièrement sur la vie politique française pour la presse américaine. Il vient nous parler de cette page de l'histoire de France sur le plateau du “64 minutes le monde en français” sur TV5MONDE. »

 

Les origines occultées de la cinquième république, Grey Anderson [entretien, 71'], Le Média, 5 mars 2019

« Entretien avec Grey Anderson, chercheur à l’Université de Caen, auteur de « La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d'État gaulliste à la fin de la Guerre d'Algérie » (La Fabrique, 2018).

« Le régime gaulliste sentira jusqu’à sa fin et dans toutes ses manifestations l’arbitraire et la violence dont il est issu », écrivait J.-P. Sartre dans « l’Express » en septembre 1958, peu avant la ratification par référendum de la constitution de la Ve République. G. Anderson retrace les évènements des années 1958-1962, volontairement oubliés au profit d’interprétations euphémisantes et légalistes, qui ont conduit à l’instauration des institutions politiques actuelles.

Du coup d’État fomenté par une coalition des gaullistes, des ultras de l’Algérie française et de l’extrême-droite vichyste (mai-juin 1958) jusqu’au référendum instituant l’élection du président au suffrage universel (octobre 1962), gagné par De Gaulle au moment où était encore forte l’émotion suscitée par un attentat manqué de l’OAS contre lui, on (re)découvre les conditions troubles et fort peu démocratiques dans lesquelles a pris forme la constitution qui régit encore la vie politique française.

L’autoritarisme présidentiel, la puissance des technocrates non-élus, le déséquilibre des pouvoirs au bénéfice de l’exécutif, avec la marginalisation du parlement et le manque d’indépendance de la justice, enfin les abus de l’appareil répressif sont inscrits depuis les origines dans les structures d’un régime né d'un putsch feutré, mais bien réel et d'une guerre civile larvée qui dura 4 ans.

« L’État est antérieur et supérieur aux représentants du peuple », déclarait Michel Debré, en août 1958, en présentant la nouvelle constitution que De Gaulle l’avait chargé d’écrire. Bien des problèmes contemporains s’éclairent à la lumière de ces rappels. »

 

Patrick Lagoueyte, 2021

Professeur agrégé et docteur en histoire est notamment l’auteur de La vie politique en France au XIXe siècle et Le coup d’État du 2 décembre 1851 (CNRS Éditions, Prix de la Fondation Napoléon 2017).

Les coups d’État - Une histoire Française, Patrick Lagoueyte, CNRS Editions, 2021

« La France a une relation particulière avec les coups d’État. C’est chez elle, au début du xviie siècle, que le terme a été créé ; elle est aussi l’un des pays d’Europe qui en a connu le plus. Mais avec le temps, la signification du coup d’État a bien changé. De manifestation éclatante et louable de l’autorité royale, il est devenu synonyme, depuis 1789, de captation illégale du pouvoir par un homme ou un groupe, agissant par surprise et avec violence. Si tout le monde peut aujourd’hui s’entendre sur cette définition, il est beaucoup plus difficile d’établir avec certitude quels évènements de notre histoire contemporaine y répondent.

Le coup d’État est très vite devenu moins un concept qu’un élément de la polémique politique, à laquelle les historiens ont parfois eu du mal à échapper. Comment par exemple étudier les débuts de la Cinquième République en faisant abstraction du « coup d’État permanent » dénoncé par François Mitterrand ? L’auteur examine les variations et utilisations de ce concept tout sauf neutre. Il s’attache à décrire les coups d’État de référence, mais également ceux qui ont échoué, ceux qui n’en étaient pas vraiment, et nombre d’évènements qui ont pu être qualifiés comme tels, au moins à un moment donné, par certains contemporains ou historiens.

Du 18 Fructidor au putsch d’avril 1961, en passant par le célèbre coup d’État du 2 décembre 1851, l’auteur nous invite à découvrir l’histoire de ces objets politiques mouvants et à revisiter notre passé avec un regard original. »

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A suivre : La crise de mai 58 [revue de web] 5/6 - la fin de la IVe République et le retour au pouvoir du général De Gaulle - les journalistes

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