Vaclav Smil, le penseur de l’énergie : « les gens n’en ont rien à faire du monde réel », Transitions & Energies, 16 avril 2020
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« Un entretien avec Vaclav Smil, le penseur de l’énergie. Propos recueillis par Éric Leser.
Vaclav Smil est sans doute l’universitaire le plus influent sur les grandes questions relatives à l’énergie. Depuis son bureau dans sa maison toute proche de l’université du Manitoba à Winnipeg au Canada, ce professeur de 76 ans a écrit des dizaines de livres qui ont changé la compréhension des problématiques planétaires de l’énergie. Vaclav Smil a abordé des sujets extrêmement variés allant des problèmes d’environnement de la Chine, à la modification des habitudes alimentaires au Japon en passant par l’histoire de l’énergie et des civilisations, celle des transitions énergétiques et la question majeure de la croissance sans limites dans un monde fini.
Certains de ses livres ont marqué des générations de scientifiques, politiques, dirigeants et investisseurs. L’un des fans les plus convaincus de Vaclav Smil est Bill Gates, le cofondateur de Microsoft. Il explique « attendre la sortie du nouveau livre de Smil comme certaines personnes attendent le prochain film de La Guerre des étoiles ». Mais aucun des ouvrages de Vaclav Smil n’est traduit en français… Une illustration du retard de la France dans la compréhension de ses questions.
Vaclav Smil appartient à une espèce en voie de disparition, les généralistes. Dans le monde académique moderne, tout pousse à la spécialisation de plus en plus étroite. Vaclav Smil reconnaît que ses goûts éclectiques ont sans doute compliqué sa carrière. Mais son talent à synthétiser et à souligner les inflexions et les évolutions majeures dans des domaines différents fait sa force. Il lui a permis, par exemple, de montrer comment les évolutions énergétiques se diffusent par capillarité dans les économies et les sociétés.
Les « vérités » de Vaclav Smil ne font plaisir à personne. Il met en garde les militants du climat sur la réalité de la dépendance du monde moderne aux énergies fossiles et sur les hypothèses « farfelues » qui leur permettent de construire des scénarios de transition rapide. Il s’en prend également aux optimistes béats qui pensent que la technologie permettra à la civilisation de survivre et qu’il n’y a pas de limites physiques à la croissance économique. Vaclav Smil n’est pas critique du discours écologique dominant pour le plaisir. Il est un partisan convaincu du changement climatique et de la nécessité de se passer des énergies fossiles et de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Mais cela ne se fera pas pour lui avec des slogans et en ignorant les faits.
Il considère que le travail universitaire méticuleux et obsessionnel qu’il mène depuis plus d’un demi-siècle offre une évaluation claire des défis et qu’il ne s’agit pas d’une justification à l’inaction. Il souligne qu’il n’appartient à aucun camp, si ce n’est celui du savoir. « Je ne me suis jamais trompé sur les grandes questions de l’énergie et de l’environnement, parce que je n’ai rien à vendre », affirme-t-il. Si de nombreux organismes et institutions sollicitent ses conseils et ses avis, Vaclav Smil n’est pas, pour autant, un personnage médiatique et public. Il n’aime pas les interviews qu’il trouve trop simplificatrices et considère que ses livres parlent pour lui.
T&E : La transition énergétique, c’est-à-dire remplacer les énergies fossiles par d’autres n’émettant plus de gaz à effet de serre, est un projet sans équivalent par son ampleur dans l’histoire économique et politique. À tel point qu’il est impossible d’avoir une idée précise des infrastructures et des technologies à développer et des investissements à réaliser. Sans parler des comportements à faire évoluer. Pourtant, notamment en Europe, de nombreux gouvernements, institutions, organisations et partis politiques minimisent les difficultés. Pour eux, c’est avant tout une question de volonté. Comment l’expliquez-vous ?
– Les gens n’en ont rien à faire du monde réel. Ils imaginent un magnifique avenir vert… On peut parler de refus de la réalité, de refus des faits. Le domaine de la transition énergétique est un monde de fictions et de rêves, à la fois de la part de ceux qui pensent qu’il suffit de le vouloir pour se passer des énergies fossiles et de ceux qui croient que l’on peut continuer comme si de rien n’était et que la technologie va nous sauver.
Il faut bien prendre la mesure des choses. La transition d’un monde totalement dominé et façonné par les énergies fossiles vers une utilisation exclusive d’énergies renouvelables présente un défi considérable. Cela est généralement mal compris. Avec les énergies fossiles, l’humanité a été capable de transformer une quantité sans précédent d’énergie et d’alimenter ainsi en deux siècles des révolutions agricole, industrielle, sociale, scientifique et technologique également sans précédent. On peut citer dans ses transformations l’envolée de la productivité agricole et de la population mondiale, l’urbanisation, l’accès généralisé aux moyens de transport, à la communication. Mais l’utilisation de cette puissance inédite a des conséquences préoccupantes et a contribué à des évolutions qui, si elles ne sont pas arrêtées, mettent en péril les fondations de la civilisation moderne.
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